Vieux métier, exercé depuis plusieurs générations, la contrebande est ancrée dans la mentalité de certaines populations frontalières. Hier, c’étaient les parents, aujourd’hui, c’est leur progéniture qui est sacrifiée. Au sens large du terme. Pas d’école, ni de perspectives, ces gamins en bas âge doivent payer le prix pour ouvrir droit à un bout de pain en hypothéquant leur vie. Dramatique.
La saison des feuilles mortes n’est systématiquement pas synonyme de reprise des classes. Du moins, pour ces dizaines d’enfants, tous cycles confondus. Maghnia, cas de figure flagrant, diffuse un parfum amer.
Des images insoutenables. Il est 18h quand nous foulons cette ville, connue de par le monde entier pour être la plaque tournante des grosses saisies de carburant, de drogue et de boissons frelatées.
Ici, le jerrican, vide ou plein, et peu importe le contenu, est synonyme de “gagne-pain”. Sur l’autoroute Est-Ouest, les barrages de contrôle et les unités spéciales sont déployés. C’est la rafle. Slimane Kaïdi, le patron de la GN de Maghnia, annonce la couleur. “Nos éléments viennent d’intercepter un convoi de bêtes de somme qui achemine du carburant vers le Maroc.” À 45 mn de Tlemcen, une station-service est prise d’assaut par une soixantaine de véhicules et de camions. Cette unique pompe, qui venait d’être approvisionnée, sera inondée de véhicules d’un moment à l’autre. Le briefing achevé, l’opération commence. Il est à peine 19h, quatre véhicules de gendarmes encerclent la piste de Ben Sedik.
Une piste qui longe les deux côtés des postes frontaliers, devenue un couloir de transport frauduleux de carburant. Les bêtes de somme lâchées par un jeune garçon, âgé de 13 ans à peine, alors que près de 100 jerricans, soit 2 850 litres de mazout, sont abandonnés. Le jeune contrebandier nous scrute de loin.
Sa démarche de fuyard ne signifie nullement qu’il lâchera prise. Les baudets sont agités. “Les contrebandiers s’habillent en vert et matent ces bêtes sans répit. Mais une fois que cette bête aperçoit les gendarmes, elle s’agite et fait tout pour fuir”, nous explique un officier de la section de recherche du groupement de Tlemcen. Il aura fallu faire appel à un camion de gros tonnage pour évacuer et le carburant et les bêtes saisies. Une opération similaire sera signalée de l’autre côté de Zouia : 114 jerricans, soit 3 000 litres de mazout saisis. Mais, le drame n’est pas là.
Les hallabas payent-ils ces écoliers pour le renseignement ?
Des enfants en bas âge, collés au téléphone, sont embarqués par leurs parents sur des motocyclettes sans le moindre éclairage. Ces bambins sont chargés de baliser le terrain et de signaler toute présence de gendarmes ou de GGF aux alentours. Pour un dimanche, jour ouvrable, ces enfants, censés préparer la rentrée scolaire, sont jetés à leur dévolu. En un mot, ils apprennent le métier. Il y a même des parents qui traînent avec leurs enfants en se faisant passer pour des étrangers et qui demandent aux gendarmes de leur montrer la bonne direction.
Le stratagème est une devise pour passer. L’odeur du mazout domine la nature et démontre à quel point la saignée est alarmante. À chaque virage que nous négocions, des jeunes écoliers semblent être occupés aux côtés de leurs parents. Tout le monde est au téléphone. “Nous avons traité beaucoup d’affaires de saisie, mais aucune ligne téléphonique n’appartient à la personne arrêtée. Ils agissent avec des codes et des gestes. Sans plus”, révélera M. Kaïdi.
Nous reprenons la route, direction Ben M’hidi. Les enfants jouent encore dans la rue et l’obscurité s’accentue. Des commerces sont encore ouverts. Non pas pour vendre les produits alimentaires, mais pour liquider le quota de jerricans et de fûts étalés à même le trottoir. C’est dire que le jerrican est un produit de première nécessité. Sur la piste, des dizaines de hallabas et de bambins multiplient les appels téléphoniques. Aux frontières, l’information est chèrement payée, mais pas aussi onéreuse que le renseignement. Tentés par l’argent, d’une part, et menacés par leurs parents, ces pauvres écoliers se soumettent et obéissent. Mais, ont-ils un autre choix ?
Mazout contre alcool frelaté
Il est 20h. Devant la ferme V, des voitures sont garées dans les deux sens. À peine le dispositif de la GN aperçu, une voiture démarre en trombe. Cette attitude coupable suscitée par le conducteur, en état d’ébriété, met la puce à l’oreille aux enquêteurs de la section de recherche. Renseignements pris, cette belle ferme abrite un dépôt clandestin de boissons alcoolisées, collé à une habitation assez peuplée de femmes et d’enfants. Une section de SSI intervient.
Le commandant Kaïdi prend en main l’affaire. La ferme est encerclée. À peine 21h, les gendarmes obtiennent un mandat de perquisition et donnent l’assaut. Une dame, la quarantaine, exhibe une bouteille de gaz et menace de faire exploser les lieux. Devant ses enfants traumatisés par cette pénible image, une autre femme ouvre les robinets de gaz. Les éléments de la SSI investissent les lieux. Le propriétaire des lieux prend la fuite. Dehors, le bruit de motos s’amplifie. Les véhicules en stationnement sont fouillés et identifiés. En face, un semblant de trou fait office de porte d’entrée aux clients. La grande cour dégage des odeurs nauséabondes.
Par-ci du bétail, par-là des jerricans et des poubelles pleines de vides de bouteilles, le dépôt renferme plus de 3 290 bouteilles d’alcool. Aussi insolite que cela puisse paraître, des bouteilles de Whisky et de Pastis, toutes frelatées, sont dissimulées dans des jerricans. “Il s’agit d’un mode opératoire. Ils exportent du mazout et importent
avec les mêmes jerricans du Whisky, sans pour autant ouvrir les bouteilles”, nous explique M. Kaïdi. À la grande cour, l’hystérie a atteint son paroxysme. Ça crie de partout. Les chérubins, visiblement choqués, observent ces terribles scènes. La marchandise embarquée, la propriétaire des lieux finira par se livrer aux gendarmes.
“Je suis là et j’assume. Toute cette marchandise m’appartient”, lâchera-t-elle. Quelques minutes auparavant, c’était sa frangine qui s’était proposée d’aller devant les tribunaux. L’opération achevée, deux autres jeunes font irruption au domicile. Excités, ils tentent, eux aussi, de semer la diversion. “Prenez tout et laissez-nous en paix”, ne cessent-ils de crier.
Le même scénario est signalé à Remchi où des centaines de bouteilles d’alcool frelaté ont été saisies dans trois habitations de fortune. Là aussi, les enfants assistent, impuissants et innocemment, à des spectacles insupportables. Une vraie descente aux enfers.
La tendance étant à l’aggravation, les enfants sont de plus en plus exploités dans le crime organisé par des réseaux mafieux, à commencer par leurs parents.
Repères
– Les GGF ont saisi près de 20 000 litres en moins de trois jours
– Deux véhicules volés et immatriculés à l’étranger, 18 baudets et 3 motocyclettes ont été récupérés.
– Trois immigrés clandestins, dont 2 Marocains et 1 Soudanais ont été interceptés par les GGF.
– Des dizaines d’articles électroménagers, de pièces de rechange, de produits cosmétiques, de produits de quincaillerie et 3 quintaux de laine pure ont également été saisis.
– Les transports de cheptels sont soumis à des contrôles réguliers à l’approche de l’Aïd.
– Une alerte a été donnée suite à une récente saisie de cheptels marocains atteints de graves maladies.
– Trois narcotrafiquants ont été arrêtés à
El-Tarf et à El-Bayadh où près de 26 kg de cannabis ont été récupérés sur des véhicules abandonnés.
– Un mineur, impliqué dans le trafic de carburant, de drogue, d’alcool frelaté et de psychotropes, a été arrêté aux frontières.
– Deux Maliens ont été arrêtés en possession de 400 faux billets en coupures de 1 000 DA.
– Deux passeurs interpellés à Honaine, à Tlemcen, où ils préparaient un zodiac pour embarquer 10 harragas vers l’Espagne.