Ils pensent mieux vivre en Europe: Le rêve brisé des harragas

Ils pensent mieux vivre en Europe: Le rêve brisé des harragas

     La pauvreté, la hogra, le manque de loisirs, le mal-être poussent les harragas vers l’Europe. Au bout de leur expédition, ils rencontrent la mort, les centres de détention, la drogue, la prostitution et… la misère qu’ils ont fuie.

“Même avec des armes, il est impossible de fléchir la volonté d’un harrag.” En peu de mots, Kamel Belabed, coordinateur d’un collectif d’environ 400 familles de harragas à Annaba, résume la détermination inflexible des candidats à la migration clandestine à faire aboutir leur projet de rejoindre la rive nord de la Méditerranée quels que soient les obstacles. Depuis que son fils a disparu en mer le 17 avril 2007, il est obsédé par le phénomène. Il vit littéralement entouré de ses dossiers sur les migrants disparus, à telle enseigne que son épouse, qu’il faisait vivre dans un traumatisme permanent, l’a exhorté à aménager son bureau ailleurs.

Le septuagénaire ne s’est guère découragé. Il a transféré son micro et ses documents au sous-sol de la maison familiale et a continué à entretenir des contacts étroits avec des centaines de harragas et leurs familles. “J’en connais qui ont fait des traversées traumatisantes, ont été malmenés dans les centres de transit, ont passé des séjours en prison. Mais dès qu’ils ont l’occasion, ils repartent. Rien ni personne ne peut les arrêter”, assure-t-il. Faïza Kessanti, mère de Abdelhadi Khabet, surnommé Dadi, noyé à quelques encablures de l’île de Sardaigne en Italie, corrobore. “Dadi s’est rendu deux fois à Annaba pour prendre le large. Il est revenu.

La veille de son dernier départ, il m’a dit : ‘Si je passe, je t’appelle vendredi. Si je n’y parviens pas, pardonne-moi maman.’ Il était décidé. Je ne pouvais pas le retenir”, témoigne-t-elle. À la mi-novembre dernier, le naufrage, aux abords des côtes italiennes, de l’embarcation qui transportait 13 jeunes du quartier, a ébranlé la population de Raïs Hamidou, dans la proche banlieue est d’Alger. Trois passagers ont été secourus par les gardes-côtes italiens. Les corps de Dadi et Ghilas ont été rejetés par les flots. Aucune nouvelle, à ce jour, n’est parvenue des autres garçons, qui se sont hasardés à atteindre le rivage à la nage, de nuit dans une eau glaciale.

Leurs familles croient encore au miracle. Deux mois plus tôt, le feu a consumé une embarcation en partance de Cherchell. Dix personnes, dont une femme, ont été secourues in extremis par les garde-côtes. Trois autres sont toujours recherchées. En décembre, la submersion d’une felouque au large de Tigzirt a mis en danger onze harragas. Deux, épuisés, abandonnent la bataille avant d’atteindre la terre ferme. Cinq passagers sont sauvés et six disparaissent en mer. Il y a quelques jours, vingt personnes, dont deux enfants, ont péri par les flammes qui ont ravagé leurs embarcations à quelques encablures des côtes oranaises. Ces destins tragiques bouleversent l’opinion publique.

“Si j’ai 1% de chance de changer ma vie, je la saisis”

Régulièrement, le ministère de la Défense nationale (MDN) communique sur les interceptions de groupes de migrants aux larges de Annaba, Mostaganem, Béni Saf, El-Kala, de corps reflués par les vagues, de disparitions en mer… Le spectre de la mort n’inhibe pourtant nullement les candidats à la migration irrégulière dans des chaloupes de fortune. “Si j’ai une chance sur cent de changer ma vie, je la saisis”, parole d’un harraga, à peine sorti de l’adolescence. Sa chance, il l’a tentée au début de l’année en cours. Il a réussi à fouler des pieds une terre, qui lui est interdite sans visa. Son père, un chef d’entreprise, remue ciel et terre pour le ramener au pays par le circuit réglementaire. Il le scolarise dans une école privée et l’inscrit aux épreuves du bac, session 2019.

Exauçant son vœu, il lui offre une moto. Au bout de quelques semaines, le gosse brade la bécane et rallie, à nouveau clandestinement, l’Europe par mer. Pourquoi donc ce désir compulsionnel de quitter l’Algérie ? “Je ne supporte plus l’incivisme. Je vends tout ce que je possède et je partirai”, lance un chauffeur de taxi, à Annaba. “J’ai connu personnellement quelque 1000 cas de harragas. Chacun est parti pour des raisons différentes. Un dénominateur commun entre eux : ils sont mal dans leur peau”, rapporte Kamel Belabed. Le chômage, la promiscuité dans des appartements exigus, le célibat forcé… motivent objectivement l’émigration clandestine. Pas uniquement. Le manque de loisirs, le passe-droit, le sentiment d’injustice, les déceptions amoureuses, les conflits familiaux… sont aussi des moteurs puissants à la vadrouille. “Mon fils avait 24 ans. Il était à l’aise financièrement.

Un jour, il a décidé de partir sur un coup de gueule. Lui et les histoires des autres harragas que j’ai connus par la suite m’ont donné une leçon de vie. Je vivais dans le confort, inconscient de ce qui se passait autour de moi”, raconte un architecte. “C’est le malaise social qui est en cause. Une femme célibataire ne peut pas louer un studio sans être ennuyée par le voisinage. Les couples sont constamment harcelés par les agents de la police sur la voie publique… Je connais des intellectuels, des gens qui ont des revenus confortables, qui sont partis car ils n’admettaient plus la bureaucratie et la saleté”, commente Me Koceïla Zerguine, avocat inscrit au barreau de Annaba.

“Nos dirigeants ne vivent pas dans l’époque de la jeunesse. Ils distillent un discours sur la guerre de Libération nationale et le terrorisme, que les Algériens nés dans les années 90 et après ne comprennent pas”, poursuit notre interlocuteur. Croire que seuls les jeunes prennent le large est faux. Le plus vieux harrag était âgé de 72 ans quand il a quitté le pays en 2009, nous apprend-on.

Des familles entières, dont des femmes enceintes et des enfants, bravent les risques pour fuir l’indigence sous ses multiples formes. Signalés disparus par des proches, ils sont souvent retrouvés en hypothermie et angoissés. Parfois, avec des cadavres à bord de l’embarcation.

3/5 harragas ont vainement tenté d’obtenir un visa

L’Union européenne et les États-Unis ont considérablement durci leur politique d’immigration dès l’émergence du printemps arabe en 2011. Au fur et à mesure, ils adaptent les procédures, renfonçant, dans le sillage, les moyens de l’opération de surveillance Triton, menée par Frontex (Agence européenne des garde-côtes et garde-frontières), de saisie et destruction des embarcations transportant des migrants et d’interventions militaires contre les réseaux de passeurs. L’objectif est de stopper le flux migratoire aux limites territoriales des pays d’origine.

“L’Algérie a adhéré à la politique d’externalisation des frontières avec les pays du Nord au lieu de plaider pour la facilitation de délivrance des visas”, note Me Koceïla Zerguine, avocat agréé auprès de la cour de Annaba. Il fait référence à une étude réalisée par une ONG française, dont les résultats sont édifiants, de son point de vue. L’enquête a montré que 3 harragas sur 5 ont introduit, auprès des services consulaires européens, des demandes de visa en bonne et due forme. Un tiers a renouvelé la procédure au moins trois fois, sans obtenir le fameux sésame. “Dadi a fait de nombreux séjours à l’étranger. Ça lui permettait de se ressourcer puis de revenir au pays.

Ces dernières années, il a fait plusieurs demandes de visa. Elles lui ont été toutes refusées”, témoigne sa mère. Étouffé intra-muros, il a emprunté des voies escarpées pour pouvoir fêter ses 34 ans en Italie. Il s’est noyé le jour de son anniversaire. Son corps a été rapatrié le 10 décembre dernier. “Est-ce un crime de vouloir vivre ailleurs que dans son pays ? C’est la question que nous devons tous nous poser ?”, s’interroge Kamel Belabed. La libre circulation des personnes, dans un monde réduit à la taille d’un village grâce aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, répond exclusivement à la raison d’État.

“Les restrictions à la mobilité des personnes contribuent à amplifier le phénomène de harga. Ils induisent l’effet inverse aux objectifs assignés”, analyse Me Zerguine. Il explique qu’il est laborieux de confiner une personne à l’intérieur des frontières de son pays quand son unique raison de vivre est d’en sortir. “J’ai vu partir des embarcations et j’ai fermé les yeux. Je me dis que ces gens-là n’ont rien fait de condamnable. Ils ne fuient pas la justice, mais la malvie et le mal-être. J’ai dénoncé d’autres pour sauver la vie de l’équipage parce que la mer était agitée”, avoue Kamel Belabed. Par une impitoyable sentence du destin, le rêve des harragas est brisé rapidement. Ils sont majoritairement happés par la mort dans les profondeurs de la Méditerranée.

En 2017, plus de 17 500 migrants algériens étaient retenus dans les centres de détention en Italie, en Espagne, en Grèce et en Bulgarie, selon le HCR. “Nos ressortissants refusent de donner leur identité pour ne pas être rapatriés. Ils préfèrent rester en prison. Dernièrement en Bulgarie, nous avons recensé 400 harragas”, soutient Me Zerguine. Ceux qui réussissent à passer entre les mailles des gardes-côtes sont engloutis, souvent, dans les milieux de la drogue et de la prostitution. Le cas d’un jeune de Annaba, utilisé comme esclave sexuel en Roumanie, est sidérante. L’information a été donnée par une télévision roumaine.

Le père a reconnu aussitôt son fils, porté disparu depuis qu’il avait pris la mer quelques années plus tôt. Les démarches entreprises pour le retrouver n’ont pas abouti. “Si l’on n’est pas outillé pour réussir dans son pays, comment y parvenir ailleurs ?”, épilogue un sexagénaire, dubitatif.

S. H.