Il y a une quinzaine de jours, deux barques de fortune, transportant 36 clandestins d’Annaba, tentant de joindre de nuit les côtes italiennes, étaient prises dans un orage et ont dérivé pendant trois longues journées vers la ville balnéaire de Tabarka (Tunisie) avant d’être repérées et arraisonnées par les gardes-côtes tunisiens.
Les occupants des deux esquifs ont ainsi survécu à l’expédition périlleuse, mais ils resteront à jamais marqués par ces trois nuits terribles. Ce drame de l’immigration clandestine méritait à nos yeux que l’on recueille un témoignage, et c’est ce qui nous a poussés à aller à la rencontre des rescapés. C’est l’histoire poignante de ces jeunes âgés de 20 à 30 ans qui, comme tant d’autres, au péril de leur vie, n’hésitent pas à embarquer sur des barques de fortune pour fuir la misère ou tout simplement la tristesse de leur quotidien.
Sans faire dans le mélodrame, avec la précision et la sensibilité requises, nous avons plongé dans l’univers de ceux qui luttent pour leur survie et rêvent d’un autre monde, un eldorado porteur de tant d’espoirs. Ces harraga s’appellent Samir, Réda et Abdelkrim. Ce ne sont pas des personnages de fiction.
Ce sont les vrais prénoms de ces rescapés que nous avons rencontrés sur les 36 qui ont comparu mercredi devant le procureur de la République de Souk Ahras après que les autorités tunisiennes les eurent remis à la police algérienne. Il y en a un, Abdelkrim, dont j’ai mis deux jours à localiser et à avoir un rendez-vous programmé par l’entremise de son propre frère, cadre dans une institution bancaire.
Le contact s’est fait facilement, mais une grande angoisse due certainement aux émotions passées par Abdelkrim se lisait dans son regard. Il avait peine à parler, car le simple fait d’évoquer son histoire de vive voix avec un étranger, un inconnu, réveille trop de traumatismes en lui. Ce garçon à l’allure désinvolte est très timide pourtant. On devine dès le premier abord qu’il a de l’éducation, de plus, il a fait des études. Un bac avec mention et des études universitaires interrompues en 2008 par dépit, explique-t-il.
Doucement, il nous relate comment il a préparé son «voyage» avec deux de ses copains de l’Elisa, son quartier. «Nous avons commencé à économiser la somme (800 euros chacun) demandée par le passeur en mars dernier et nous étions prêts au début du mois de Ramadan. Il se fait que durant cette période, le raïs ne voulait pas embarquer car les côtes étaient sévèrement surveillées, nous disait-il.
Nous nous étions résignés à attendre patiemment parce que nous savions qu’il était le meilleur et qu’il a une dizaine de harga à son actif, une pointure dans le domaine», rapporte Abdelkrim. Et de dire comment il a préparé son cabas, les vêtements chauds recommandés, son gilet de sauvetage, sa torche de plongée et même les victuailles la veille du jour, plutôt de la nuit fixée finalement pour le grand départ.
Rendez-vous à la plage d’El Battah
«On nous avait recommandé de nous rendre à 21h à la plage d’El Battah par groupe de trois au maximum pour ne pas attirer l’attention, et une fois sur place, le raïs qui nous attendait nous a demandé de nous cacher loin de la plage jusqu’à ce qu’il nous fasse signe. Ce que nous fîmes sans poser de questions.»
Poursuivant son récit, Krimo, comme l’appelle son frère, indique que le regroupement s’est étalé sur plusieurs heures, jusqu’à minuit exactement et qu’à partir de ce moment, ses compagnons d’infortune et lui-même commencèrent à s’installer dans l’embarcation traditionnelle. «Ce fut un moment irréel car j’étais en présence de gens que je ne connaissais pas, excepté les deux ouled el houma et certains avaient une mine peu engageante, mais je ne pouvais rien faire à part assumer la situation vaille que vaille», se rappelle le jeune homme.
Puis, ce fut l’appareillage sans incident notable, assure-t-il, jusqu’à cet incident soudain qui lui donna la plus grande frayeur de sa jeune existence. «J’ai bien cru que c’était la fin, surtout que mis à part notre raïs, tous les autres passagers s’étaient mis à prier fiévreusement, certains vomissaient leurs entrailles, moi aussi car la barque prise par la houle comme une noix montait et descendait et nous nous accrochions comme nous pouvions, manquant de nous noyer à plusieurs reprises», avoue-t-il.
Son récit prit plus d’une heure, et il ne s’arrêtait que pour siroter une gorgée de café. Nous apprîmes ainsi que le calvaire que les 19 occupants de la barque avaient enduré se prolongea jusqu’à l’aube et que, lorsque la nature s’apaisa enfin, personne n’était capable de situer leur position.
Ensuite, ce ne furent que des phases de somnolence et de réveils brutaux pour tous alors que le moteur de 40 CV de la barque ne fonctionnait plus, les livrant à une dérive en haute mer. Dans l’après-midi du troisième jour, c’est l’approche des côtes tunisiennes et l’intervention musclée des forces navales. Des moments qu’il dira se remémorer avec un «grand creux d’estomac» et notamment avec le sentiment d’avoir frôlé la mort.
Pas de regrets pour le «baznassi»
Samir, que nous avons rencontré à Sidi Salem, dans un café, était moins enclin à s’épancher sur sa harga. Plus âgé qu’Abdelkrim, il a pour lui une autre expérience de la vie pour avoir galéré entre Annaba, sa ville natale, et la capitale. Cet ancien baznassi à la mine bourrue dit ne pas regretter le moins du monde sa tentative avortée de se rendre en Sardaigne. Il tente même de justifier la folle entreprise de ses compagnons.
«Ils ont besoin de partir, c’est une question de survie. Ceux que j’ai rencontrés et beaucoup d’autres qui sont partis, qui ont réussi à franchir la mer et vivent maintenant en Italie ou en France, crevaient de faim ici. Ils partent sans savoir que les conditions de vie qui les attendent dans un premier temps aux Etats-Unis sont aussi très dures. Mais, ils sont prêts à le faire, parce qu’au moins là-bas il y a l’espoir de s’en sortir.
C’est ça qui est le moteur principal de ces voyages. C’est bien la volonté d’avoir une meilleure vie, mais c’est surtout la volonté de chercher de l’espoir.» Il préférera ne pas évoquer comment il a organisé sa propre traversée, craignant certainement de compromettre une autre harga à la faveur de la belle saison. Le troisième jeune homme que nous avons pu approcher par le truchement d’un de ses plus proches amis réside dans un quartier de la périphérie d’Annaba.
Il nous fait d’ailleurs promettre que nous ne donnerons pas de détails sur sa situation familiale. Du haut de ses 22 ans, il nous confiera qu’il est attiré par l’image de succès d’autres qui sont partis depuis longtemps. Il est aussi poussé par ses parents qui sont pauvres et vivent dans la misère. Pour sa famille, il représente une sorte d’investissement.
Par Mouna Skander