Ils boudent les anciens passages espagnols, italiens ou grecs : Les nouvelles routes des harraga

Ils boudent les anciens passages espagnols, italiens ou grecs : Les nouvelles routes des harraga

Comprendre la vague de migrants qui déferle sur les côtes européennes, tel est le défi que se lancent aujourd’hui les chercheurs européens.

L’été est la saison idéale que mettent à profit les migrants clandestins pour embarquer vers l’Europe. La presse italienne au même titre que les gardes-côtes et l’agence de l’immigration italiens font part d’un nombre impressionnant de ces désespérés qui s’échouent annuellement sur les rives sud de la vieille europe. notamment celles de Sicile.

Notons ici que la cartographie de l’immigration clandestine algérienne a profondément changé en l’espace de quelques années. Si les fameux harraga bien de chez nous avaient coutume, au plus fort de la vague de la harga, de prendre comme plage de départ Chapuis à Annaba, Mers El Kebir, à l’ouest du pays ou d’autres stations de pêche proches de l’Algérois, les voilà qu’ils optent pour la Turquie qui partage 270 km avec la Bulgarie. Les nouveaux immigrants clandestins algériens boudent les anciens passages, espagnols, italiens ou grecs.

Ces derniers sont devenus infranchissables par ces voyageurs de la dernière chance suite aux pressions européennes exercées sur Athènes, Rome ou Madrid mais aussi suite au renforcement du système de protection Frontex.

En tentant de s’introduire en Europe, en traversant la frontière turco-bulgare, ces immigrants une fois pris par la police ou l’armée se présentent comme étant des réfugiés syriens, un subterfuge qui fonctionne à merveille, à en croire les récits de nombre de resquilleurs. Ces derniers une fois arrivés à Sofia rencontrent moult obstacles qui rendent difficile leur intégration, à commencer par celui de la langue. Ils se lancent alors dans une autre aventure désespérée, celle de la survie dans un environnement qui leur est entièrement étranger.

Selon les observateurs, le phénomène de l’immigration clandestine, en Algérie, s’apparente davantage à un effet de mode qu’à un véritable besoin chez les Algériens. Ainsi, le professeur d’université Mohamed Taïbi, estime qu’il y a un surdimensionnement du fléau par les médias qui en rendent régulièrement compte. Tout en recommandant des mécanismes juridiques afin de contrecarrer ce phénomène, il fait endosser aux pays européens une grande part de responsabilité dans sa prolifération. Il leur reproche d’avoir outrageusement durci les procédures légales d’octroi des visas.

A l’orée de 2014, on fait part de 38.000 migrants non réguliers à avoir atteint les rivages de la petite île de Lampedusa, dans le sud de la Sicile. Ce quota impressionne d’autant qu’il surpasse de loin celui relevé durant la même période en 2013 et qui était de l’ordre de 4290 migrants. Encore que ces chiffres ne reflètent pas totalement la réalité de cette transhumance qui serait, de loin, beaucoup plus importante.

L’été qui est favorable aux traversées de la dernière chance inquiète au plus haut point les autorités italiennes et l’Union européenne. Aussi, une commission parlementaire italienne vient d’être instruite du fait que 800 000 personnes s’apprêtent à quitter le littoral nord-africain en direction du Vieux Continent. Face à cette situation inédite, de nombreux chercheurs tentent de comprendre les raisons qui sont derrière ce bond spectaculaire dans les statistiques relatives aux boat people. Rappelons que ces voyages à bord d’embarcations de fortune se soldent souvent par des naufrages, ce qui renseigne sur l’ampleur des drames humanitaires.

La donne libyenne

La nature a décidément horreur du vide. Ce principe se confirme à la suite de la chute du régime libyen de Mouammar El Gueddafi.

Le colonel déchu et assassiné a laissé derrière lui un pays exsangue où prolifèrent toutes sortes de trafics, dans un climat d’insécurité perpétuel. La donne libyenne apporte donc de nouveaux éclairages sur l’immigration clandestine, particulièrement la composante de ses acteurs. Mieux, la Libye s’est muée en une base de «lancement» des barques.

A en croire le département de l’intérieur italien, les Erythréens composent désormais 31% des groupes qui parviennent à atteindre ses côtes par mer. Il s’agit là d’une hausse sensible des effectifs d’origine érythréenne, comparativement aux années précédentes, affirme-t-on.

Les migrants syriens arrivent en seconde position de par le nombre, avec 14%. Figurent ensuite les autres nationalités comme les Somaliens, les Ethiopiens, les Soudanais et les ressortissants des Etats de l’Afrique de l’Ouest, dont le Sénégal, le Mali et le Nigeria.

Un rapport émanant du Secrétariat de l’immigration régionale mixte ou Regional Mixed Migration secretariat (Rmms), dont le siège est à Nairobi, et le Conseil danois pour les réfugiés se sont, par ailleurs, penchés sur des données qui montrent clairement que les migrants et les demandeurs d’asile originaires de la Corne de l’Afrique sont de plus en plus nombreux à braver les périls qui parsèment la route vers la Libye et l’Europe, car les itinéraires autrefois empruntés par les migrants et qui leur permettaient de rejoindre l’Arabie Saoudite via le Yémen et Israël via l’Egypte leur sont en majorité fermés. «Nous n’avons pas le nombre exact de migrants qui se trouvent en Libye.

Mais nous sommes formels sur une chose: les chiffres sont en augmentation!», mentionne Melissa Phillips, une chercheuse du Rmms qui vient de quitter son poste de responsable des programmes pour le Conseil danois pour les réfugiés en Libye.

Mme Phillips souligne la carence, sinon l’absence de contrôle aux frontières terrestres du sud de la Libye, principale porte d’entrée des migrants et des passeurs, après des parcours dangereux via les déserts du Soudan, du Tchad et du Niger. «Il y a un grand trou noir de l’information sur les frontières sud de la Libye», avance-t-elle. «Les seuls chiffres fiables dont nous disposons concernent les personnes qui partent (…) Il y a un nombre indéterminé de personnes qui n’arrivent pas à rejoindre leur [destination] souhaitée, qu’il s’agisse de régions de la Libye où elles espèrent trouver du travail ou de l’Europe» ajoute-t-elle. L’odyssée des migrants est relatée par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR).

Cet organisme fait part de plus de 170 migrants morts depuis le début de l’année, alors qu’ils avaient pour destination l’Europe. Ces migrants, avant même d’avoir pu atteindre la mer, ont péri de soif ou de faim en traversant le Sahara. Leur nombre demeure indéterminé. Le rapport du Rmms indique à juste titre d’ailleurs que la traversée du Sahara est «encore plus dangereuse» que la traversée de la Méditerranée. En avril dernier, 600 migrants, pour la plupart Erythréens et Ethiopiens, abandonnés par leurs passeurs, étaient débusqués par les forces armées soudanaises près de la frontière libyenne. Dix d’entre eux étaient morts d’inanition ou de soif avant l’arrivée des secours. Le désert de sable est plus cruel que l’onde bleue, beaucoup y laissent la vie, faute de nourriture et d’eau.

Calvaire et insécurité en Libye

Le calvaire de ces migrant ne finit pas une fois qu’ils ont atteint le territoire libyen, loin de là. Dans ce pays, même les documents qui leurs sont fournis par le HCR ne sont pas forcément reconnus par les autorités. L’absence de tout cadre institutionnel pour les réfugiés relègue donc ses transitaires au rang de clandestins.

Les demandeurs d’asile interrogés dans le cadre de la rédaction d’un rapport du Service jésuite des réfugiés de Malte (Jesuit Refugee Service Malta) en janvier 2014 ont révélé une peur constante qui minait leur quotidien en Libye.

Ils appréhendaient les arrestations et le placement en détention pour une durée indéterminée par les forces armées libyennes ou par l’une des milices qui contrôlent de grandes parties du pays. Ils craignaient également de tomber entre les mains de kidnappeurs. Ils qualifient les conditions de vie, même dans les centres de détention gérés par l’Etat, de très mauvaises.

Une autre étude réalisée, fin 2013, auprès de 1000 migrants par le Conseil danois pour les réfugiés a conclu que les migrants originaires d’Afrique de l’Ouest, en particulier, souhaitaient demeurer en Libye pour trouver du travail et aider leur famille restée au bercail, toutefois, ils finissent par renoncer à cette option en raison de l’insécurité et les conditions de vie et de travail insupportables.

Cette amère réalité les pousse à choisir résolument l’Europe. Les témoignages sont poignants: «Si j’étais amené à choisir je partirais en Europe plutôt que de rester en Libye. Cela coûte entre 800 dollars et 1000 dollars. En Libye, quand ils pointent une arme sur vous, ce n’est pas pour plaisanter. En Europe, nos frères nous ont dit qu’ils avaient du mal à trouver un travail, mais au moins ils sont en sécurité.»

L’Europe détient la clé de la dignité humaine

Le drame récent de Lampedusa a marqué les esprits. Une embarcation, transportant des migrants, a chaviré en mer occasionnant la mort de 350 personnes en quête d’asile, à quelques kilomètres seulement de la tristement célèbre île de Lampedusa. Ce fut en octobre 2013.

Cette tragédie humanitaire aura secoué puis interpellé les consciences des décideurs de l’Europe. Les organisations d’aide aux migrants et de défense des droits humains sont unanimes à dire que le drame de Lampedusa n’est pas une fatalité et proposent d’offrir des chances juridiques aux candidats à l’immigration clandestine. L’Union européenne doit sortir de sa logique sécuritaire et renouer avec les valeurs qu’elle prétend défendre suggèrent ces organisations.

Les groupes de défense des réfugiés et des migrants soutiennent pour leur part que la décision de l’Europe de se concentrer sur l’interception et le sauvetage des migrants est malvenue. Ils soulignent que les migrants, dont un grand nombre fuit les persécutions et les conflits dans leur pays d’origine, n’entreprendraient pas des périples aussi dangereux s’ils pouvaient venir en Europe légalement. Ils ont appelé les pays européens à accroître le nombre de places de réinstallation pour les réfugiés, à assouplir les lois relatives au regroupement familial et à accepter les demandes d’asile ou de visa humanitaire déposées dans les ambassades des pays d’origine des migrants ou dans des pays tiers.

(IRIN) «Former des gardes-côtes [libyens] pour qu’ils éloignent les gens n’est absolument pas une bonne solution», a dit Stefan Kessler, haut responsable de la politique et du plaidoyer du Service jésuite des réfugiés pour l’Europe. «Les demandeurs d’asile ne sont pas absolument pas en sécurité là-bas et les gardes-côtes les empêchent de trouver la protection ailleurs.»

Mme Phillips a reconnu que le fait d’empêcher les migrants de rejoindre l’Europe n’était pas la bonne approche. «Le problème est abordé sous l’angle de la destination… mais si nous ne nous intéressons pas aux [pays] de transit et d’origine, il nous manque une partie de l’histoire», a-t-elle dit à Irin, et de conclure: «Nous ne comprenons pas l’ampleur et la dimension de la situation en Libye, nous ne comprenons pas ce qui conduit les gens à quitter leur pays d’origine et ce que l’on peut faire pour leur venir en aide ici ou pendant leur périple.»