A Tunis, Krim Belkacem au milieu en compagnie d’Ahmed Francis (à sa gauche) et Rédha Malek (à sa droite)
Joxe observait le chef de la délégation F.L.N. «C’était donc lui, le fameux maquisard Krim Belkacem, ce petit homme légèrement bedonnant.»
L’hélicoptère atterrit. Le pilote fit coulisser la porte transparente. Un petit homme rondouillard, au front dégarni, sauta lestement à terre et, le dos courbé, se mit hors de portée de l’hélice qui terminait sa course dans un bruit assourdissant. Il serrait contre son costume sombre une serviette de cuir noir.
Dans le ciel d’Évian les hélicoptères effectuaient une véritable noria. La délégation F.L.N. comptait une trentaine de personnes. (…). L’une après l’autre les Alouette déposèrent leurs passagers sur le terre-plein au bord du lac, à quelques mètres de l’hôtel du Parc où Krim Belkacem les attendait. Du coin de l’oeil il avait repéré à une centaine de mètres le groupe compact des journalistes qui, parqués derrière des barrières de métal, le dévisageaient. Flatté, il se redressa, ne perdant pas un centimètre de sa courte taille. Là-bas, les photographes et cameramen, grâce aux téléobjectifs, fixaient son image. Dans quelques heures, la presse mondiale la reproduirait à des millions d’exemplaires. Pour Krim, l’instant était émouvant. C’était la première fois que le Kabyle, le maquisard de la première heure, le Fils de la Toussaint qui, sept ans auparavant, avait déclenché un conflit sans merci, foulait le sol de la métropole. Depuis 1947 cet homme luttait contre le système colonial français et c’était lui qui allait peut-être faire la paix! De la France, il ne connaissait que des photos. Évian vivait en état de siège. Depuis trois jours, toutes les routes qui convergeaient vers la petite station thermale étaient sévèrement contrôlées. Quant aux voies d’accès à l’hôtel du Parc, elles étaient purement et simplement interdites. Les services de sécurité craignaient que l’O.A.S., qui se promettait d’empêcher par tous les moyens l’ouverture des négociations, n’intervienne contre la délégation algérienne.
Le 31 mars, le maire d’Évian, Camille Blanc, avait payé de sa vie d’avoir accepté d’accueillir les plénipotentiaires. Une bombe posée à son domicile par un groupe ultra l’avait déchiqueté. (…)
Ils se regardaient en chiens de faïence
Cet assassinat scandaleux et le honteux commentaire qui l’accompagnait avaient soulevé l’indignation de la France entière mais avaient également alerté les services de police sur la détermination de certains nationalistes européens d’Algérie. Pour assurer la sécurité des deux délégations, ils avaient transformé l’hôtel du Parc en véritable camp retranché. L’espace aérien au-dessus du lac Léman était interdit. Il y avait même des hommes-grenouilles qui patrouillaient dans les eaux glacées du lac aux bords de la D.Z. des hélicoptères! De son côté, la police suisse n’avait négligé aucune précaution. La villa de Bois-d’Avault, mise à la disposition du F.L.N. par son richissime propriétaire, l’émir du Qatar, était cernée de forces de police considérables.
Le F.L.N. lui-même n’avait pas négligé la menace O.A.S. et Krim pouvait voir, mêlés à la délégation maintenant au complet, les cinq gardes du corps dirigés par Sadek – qui deviendra plus tard ministre du Tourisme! – surveiller d’un oeil attentif les abords de l’hôtel. En outre, Krim sentait dans sa ceinture le poids du parabellum 9 mm qui y était glissé. Chacun des membres de la délégation avait reçu le même avant le départ pour Évian!
Krim, (…) ne pouvait s’empêcher une certaine appréhension devant la menace qui planait. «Mais c’était pour moi un jour historique, dira-t-il plus tard, j’étais l’homme qui descendait du ciel sur la terre pour faire la paix. On parlait bombes, assassinats, mais je crois que, même si on s’était battu à côté, je serais venu négocier. Il fallait se rencontrer et mettre fin à la guerre.» C’est le préfet de Thonon-les-Bains qui accueillit les membres de la délégation algérienne et leur indiqua les locaux de l’annexe de l’hôtel réservés à leurs réunions privées.
A 10 h 30, les experts et secrétaires, qui accompagnaient Krim et les sept autres participants à la conférence, y installèrent leurs dossiers et surtout le poste émetteur-récepteur qui leur permettait de communiquer en code avec Tunis. L’opérateur venait d’établir la première liaison lorsqu’un huissier à chaîne vint prier «ces Messieurs» de bien vouloir le suivre. A 11 heures, les huit délégués algériens firent leur entrée solennelle dans la salle de conférences aménagée dans le grand salon de l’hôtel du Parc. Chaque membre de la délégation française était déjà en place, debout derrière son buvard, ses crayons, son verre et sa carafe. Krim s’avança, puis à travers la table, salua son homologue, Louis Joxe, d’un signe de tête et s’assit en face de lui.
Les premiers instants furent difficiles. Ils se regardaient en chiens de faïence. Joxe observait le chef de la délégation F.L.N. C’était donc lui, le fameux maquisard Krim Belkacem, ce petit homme légèrement bedonnant dont le col de chemise bâillait sur un cou amaigri par la récente opération!
Lorsque chacun eut sorti ses dossiers, ses papiers, arrangé machinalement ses crayons, Louis Joxe présenta les mem-bres de la délégation française: Roland Cadet, son adjoint, conseiller d’État, Bernard Tricot, conseiller technique à la présidence de la République. Krim l’observa un instant. Pour les hommes des deux délégations les abstractions devenaient réalité.
Ces noms dont chacun parlait prenaient un visage, un corps. «Tricot, l’éminence grise du Général…» «Avec celui-là, il va falloir compter…», pensa Krim. Joxe poursuivit les présentations: Bruno de Leusse, directeur des affaires politiques, et Philippe Thibaud, chef du service information au ministère des Affaires algériennes, assistés de MM. Bourillet, du ministère de l’Information, Barbier, conseiller à l’ambassade de Londres, et Merillon, secrétaire à l’ambassade de Rome.
A son tour, Krim présenta les membres de la délégation algérienne. A sa gauche Ahmed Francis, ministre des Finances du G.p.r.a., puis Kaïd Ahmed, dit commandant Slimane, Ben Yahia, le plus jeune, directeur du cabinet de Ferhat Abbas, enfin le commandant Mendjeli. A sa droite, Saâd Dahlab, secrétaire général des Affaires étrangères, Taïeb Boulahrouf, délégué du F.L.N. à Rome, Ahmed Boumendjel, conseiller politique du G.p.r.a. Ces deux derniers n’étaient pas des inconnus pour Bruno de Leusse qui, aux côtés de Georges Pompidou, les avait secrètement rencontrés trois mois plus tôt à Lucerne et à Neuchâtel.
Les présentations terminées, Joxe donna la parole à Krim Belkacem.
«Non… non, M.le président, dit celui-ci, la parole est à vous…»
C’était le premier assaut de courtoisie. Louis Joxe remercia, puis entreprit un exposé général de la situation.
«Il faut tourner la page, dit-il notamment, le souci du gouvernement de la République française et du général de Gaulle est de faire la paix et de faire l’Algérie nouvelle après un passé regrettable…»
Krim intransigeant sur le Sahara
«Le Sahara est partie intégrante de l’Algérie», s’insurgea Krim qui répondit en développant les termes de la déclaration faite en Suisse à la presse internationale. Après sept ans de lutte sanglante pour la liberté et l’indépendance, la délégation du G.p.r.a. venait rencontrer la délégation française pour trouver une solution au problème.
«Nous vous exprimons nos sentiments sincères, poursuivit Krim, d’arriver à trouver un terrain d’entente qui puisse permettre à la France et à l’Algérie d’entamer une ère nouvelle de coopération.» Après ces bonnes paroles de modération qui ne faisaient pourtant pas oublier à Krim le conflit intérieur G.p.r.a. -état-major, les deux délégations se séparèrent, plutôt satisfaites du ton souple et conciliant mutuellement adopté au cours des déclarations liminaires. Les délégués convinrent de siéger un jour sur deux et d’observer une discrétion absolue sur les sujets abordés et la substance des échanges. Les Algériens passèrent ensuite à table. Un repas leur était servi dans l’annexe de l’hôtel.
Boumendjel, sevré de fromage dans les pays arabes, retrouva avec plaisir ses «habitudes» françaises. Pourtant, le vin lui manquait. Il n’osa pas en réclamer.
Les Français avaient poussé la «délicatesse» jusqu’à n’en point proposer à ces «stricts» musulmans. A la fin du repas, Krim fit pourtant une entorse à l’orthodoxie et alluma une cigarette pour calmer sa nervosité, puis une autre… Il devait beaucoup fumer lors de cette première conférence d’Évian. Trêve unilatérale des opérations offensives, libération de six mille militants du F.L.N. internés et transfert des prisonniers de l’île d’Aix dans la résidence ultraconfortable du château de Turquant, près de Saumur, telles étaient les preuves de bonne volonté que le gouvernement français versait dans la corbeille des négociations. Elles ne devaient pourtant pas suffire à effacer les différends majeurs qui opposèrent entre elles, à la cinquième rencontre, les deux délégations. Ils concernaient principalement l’avenir du Sahara et la situation des Européens.
Avant l’ouverture de la conférence, le général de Gaulle avait exposé à Joxe et à Tricot la position qu’il entendait leur voir adopter sur le premier problème. Il avait expliqué que le Sahara avait été rattaché à l’Algérie par l’administration française, que les Algériens y allaient peu et que tout ce qui y avait été fait l’avait été par les Français. «Le pétrole, c’est la France et uniquement la France, avait dit le général, le Sahara algérien est une fiction juridique et nationaliste sans fondement historique.» Dans son esprit, les pays d’Afrique du Nord et d’Afrique noire riverains du Sahara devaient bénéficier au même titre que l’Algérie des revenus et avantages procurés par le pétrole et le gaz. S’il y avait négociation sur le Sahara, elle se déroulerait avec eux. «La solution intelligente, avait-il ajouté, est une source commune pour tous les pays riverains.» Jouer le Sahara à part c’était également une façon de maintenir des liens étroits entre la France et ces pays limitrophes dans le cadre d’une communauté française. Les délégués du F.L.N. ne l’entendaient pas de cette oreille. «Le Sahara est partie intégrante de l’Algérie», s’insurgea Krim Belkacem. In La Guerre d’Algérie Tome IV, (Les feux du désespoir) Yves Courrière, PP 331 à 335