Il y a 19 ans, l’horrible massacre de Rais

Il y a 19 ans, l’horrible massacre de Rais

Dans cette maison du village de Raïs, le brigadier de la protection civile était brusquement revenu sur ses pas : « Il vaut mieux rester où vous êtes. » Messaoud voulait continuer. Près de l’entrée, il avait déjà enjambé deux cadavres de femmes en robes de fête. A la position décalée des têtes, il avait deviné l’entaille profonde qui les avait détachées du corps.

« Vous ne pouvez pas aller plus loin. C’est impossible », insistait le brigadier, casque à la main. Messaoud se sentait mal : au pied de l’escalier, il avait vu une tête écrabouillée. Il cherchait les corps de Meriem, sa belle-soeur, de Samir, 8 ans, son plus jeune neveu, et d’Amina, sa nièce de 10 ans. Ils étaient morts. N’a survécu que Nawal, bientôt 12 ans, l’aînée des enfants de son frère : elle s’était jetée du premier étage de la maison où se fêtait un mariage. Elle est très mal tombée. Personne ne sait si elle a voulu se tuer ou si elle a tenté de fuir. Elle gisait dans une flaque de sang. Les tueurs ne s’étaient pas occupés d’elle. L’oedème cérébral résultant de sa chute s’est peu à peu résorbé, mais les médecins restent réservés sur les séquelles de son traumatisme crânien.

Debout près d’une fenêtre de l’hôpital Z’Mirli d’El Harrach où il vient la voir tous les jours, Messaoud pleure. Pour la première fois. « Bientôt, je devrais lui dire que tout le monde est mort. » Il est sa seule famille.

A Raïs, il pensait être en sécurité. Au printemps dernier, accompagné de sa famille, Messaoud avait fui sa maison du Piémont, à la sortie de Larbâa, à vingt minutes d’Alger : les « gars » de l’Armée islamique du salut, l’AIS, le bras armé du Front islamique du salut, étaient venus dire à « leurs » familles « de ne plus rester ». Parce que « les égorgeurs allaient venir ». Alors, se souvient Messaoud, nous sommes venus à Raïs.

Depuis son licenciement, il travaillait au coup par coup. Le soir du massacre, il aurait pu ne pas être là. Sa femme et ses deux enfants profitaient des derniers jours de vacances au bled, du côté de Sétif. Mais il était resté avec son frère Mohammed. « Un peu après 22 heures, les premiers cris de femmes ont retenti dans la maison la plus proche. Nous nous sommes précipités à la fenêtre. Trop tard. Dans la ruelle, cinq ou six personnes dont trois avaient des « klach » (1) poussaient devant eux un petit groupe de jeunes. Ceux qui « d’habitude, jouaient aux cartes la nuit, sous les lampadaires de la route nationale ». Certains ont réussi à s’enfuir lorsque la tuerie a commencé. Farid, 24 ans, qui, lui aussi, vient à l’hôpital voir son père blessé, raconte qu’une camionnette Mazda s’est alors immobilisée près des jeunes. De sous la bâche a surgi une dizaine d’hommes, barbus pour la plupart, souvent vêtus de pantalons bouffants et tuniques, quelques-uns de pantalons de treillis militaires. Ceux qui n’avaient pas de klach étaient armés de haches et de couteaux. « Ils ont cherché tout de suite à nous emmener vers l’intérieur du quartier. Ils blasphémaient de temps en temps. » Avant de s’engouffrer dans une cour, Farid a aperçu une autre camionnette qui arrivait. « Personne ne peut dire exactement combien « ils » étaient. Peut-être cinquante. »

En un quart d’heure, « ils » avaient enfermé, au milieu de cris et des coups de feu, près de 200 habitants dans quatre ou cinq maisons qu’ils gardaient. Dont une soixantaine dans la seule maison du mariage.

« Mohamed, que Dieu ait son âme, priait à haute voix pour sa femme et ses enfants qui étaient au mariage », se souvient Messaoud. « Une hache à la main, Mohamed s’est précipité dans les escaliers, il voulait rejoindre la maison des Benchenit où femmes et enfants s’étaient attardés pour la cérémonie du henné (2). Nous ne pouvions nous empêcher de crier, d’espérer qu’« ils » n’étaient pas encore arrivés là-bas. »

Mais Mohamed et Messaoud ont été bloqués dans le garage de leur maison par deux hommes. L’un était armé. « Mohamed a réussi à s’emparer de son arme mais n’a pu l’utiliser. Je me suis battu par terre, avec l’autre, pendant deux ou trois minutes. Il y a eu un coup de feu tout près. Je n’ai plus entendu Mohamed. J’étais à bout de force, j’ai quand même réussi à remonter l’escalier. »

Une fois sur la terrasse, Messaoud a fermé la porte en fer. Il l’a bloquée avec des meubles et de vieilles malles. Finalement, personne n’est venu. De là, Messaoud _ seul et « à moitié fou », comme il le dit _ a suivi, une heure et demie durant, « au son et à l’odeur, la tornade de la mort ».

« Après coup, j’ai compris que Mohamed avait gravement blessé son assaillant. « Ils » se sont donc acharnés sur son corps. » Deux heures plus tard, Messaoud pleurait sur le cadavre de son frère, méconnaissable, lorsque des survivants lui ont dit de courir chez les Benchenit. « Ils étaient tous morts. »

Depuis, quelques survivants ont expliqué que quatre individus patibulaires s’étaient invités vers 21 heures à la table des hommes dans la petite arrière-cour. « Vous nous avez laissé quelque chose ? », ont-ils lancé au père du marié. « Ils » se sont mis à manger. « Lorsque les camionnettes Mazda ont été annoncées à l’entrée de Raïs, ces hommes ont quitté l’arrière-cour pour l’intérieur de la maison où ils ont dépouillé toutes les femmes de leurs bijoux avant de les allonger par terre. » A partir de là, l’horreur a envahi Raïs.

Recueilli par

Amine KADI (à Alger)

(1) Abréviation utilisée par les Algériens pour désigner les kalachnikovs.

(2) A l’occasion des fêtes, dont celle du mariage, les femmes se font des dessins sur les mains et les pieds avec du henné roux.

LE MASSACRE DE RAïS DANS LA MITIDJA

La localité visée : Raïs, une bourgade bâtie de bric et de broc dans la plaine de la Mitidja, à 25 km d’Alger, en plein « triangle de la mort ».

La date : le massacre a commencé à 22 h 30 le jeudi 28 août pour finir à 2 h 30 du matin, le vendredi 29 août. Les autorités annoncent toujours 38 morts seulement. Aujourd’hui, le chiffre d’au moins 300 morts est donné comme sûr par les survivants.

L’armée : elle n’est pas intervenue. Il y a cependant une caserne, à moins de cinq minutes de Raïs.