Il y a 120 ans naissait Ferhat Abbas

Il y a 120 ans naissait Ferhat Abbas

Par Nassim Abbas(*)

Personnalité en vue du mouvement national et modèle républicain, cette grande figure de l’histoire de l’Algérie contemporaine nous lègue des idées et des valeurs d’un humaniste d’une grande sincérité et d’un esprit de grande envergure. Celles-ci constituent par ailleurs l’hommage à la terre qui l’a vu naître et à ses illustres aïeux qui lui ont légué des racines et des ailes. Pour rappel, Ferhat Abbas est originaire du aârch de Bouhamdoune, commune de Tassoust ; sa famille, les Bendaoui, appartient à la tribu des Béni Amrane dont les terres sont situées dans la plaine de Tassoust, à l’est de la ville de Jijel. Il fréquenta le lycée Luciani de Skikda, ex- Philippeville, puis la Fac d’Alger où il obtint son doctorat en pharmacie. Il s’installa en tant que pharmacien à Sétif et représenta la ville comme conseiller général, puis conseiller municipal, ensuite membre des Délégations financières (qui font office d’Assemblée algérienne) pendant la colonisation et comme député de Sétif et président de l’Assemblée législative constituante jusqu’à sa démission en août 1963.

Il a grandi dans le respect absolu de la foi de ses ancêtres, des coutumes de son pays natal, profondément enraciné dans les valeurs de sa famille, il a su à merveille incarner l’Algérien authentique et moderne.

1899. Le XIXe siècle a vu naître Ferhat Abbas. Le 24 août à Chahna – Taher (Djidjelli). Ce siècle prit fin à la fin de la grande guerre de 14/18, début de l’entrée en politique du jeune étudiant Ferhat Abbas. Ce dernier a traversé pratiquement tout le XXe siècle et ses soubresauts. Il a observé, analysé, interprété, contesté en passant de citoyen à spectateur et d’acteur à résistant, puis à combattant. En acquérant le savoir et les outils d’évaluation permanente imposés par la modernité, il a pu mesurer les perspectives sur la nature du colonialisme puis du pouvoir personnel et du totalitarisme sous quelques formes que ce soit. Il sut également conserver jusqu’au bout l’enthousiasme premier du militant qu’il ne cessa jamais d’être, dénonçant avec la même vigueur l’arbitraire, l’autoritarisme et le sort injuste qui était fait à son peuple et à son pays. De là est né son rejet total de l’oppression et de la violence mais surtout son adhésion aux valeurs des droits de l’homme, de la liberté et de la démocratie. Cette position fut la sienne durant les sombres années de la colonisation et également tout au long de celles qu’il vécut après l’indépendance.

Le savoir et la modernité ne peuvent exister que par la connaissance classique et universelle, produit séculaire de l’ensemble de l’humanité. Ces concepts dépassent la race, les croyances et la communauté à laquelle on appartient… En cela il est notre contemporain, bien plus qu’un homme de son temps.

Dans quelles circonstances, sous quelles pressions de l’environnement social, politique et économique s’engagea-t-il ? Quel est le moment historique ? On voit, on ressent qu’à ce moment, dans ce moment, la réflexion, la pensée en action ne laisse pas de place à l’absurde. La sagesse populaire nous enseigne à travers une multitude de dictons, de maximes et de proverbes la posture qui sied à l’esprit et la conscience en éveil.

«C’est au pied du mur qu’on reconnaît le maçon»

Déjà en 1931, Maurice Violette, futur gouverneur général de l’Algérie, responsable des Cahiers des droits de l’homme, était impressionné par «la cinglante réponse de Ferhat Abbas aux déclarations de Louis Bertrand qui recommande aux musulmans la naturalisation, seule voie pour exprimer leurs droits électoraux». Ferhat Abbas lui répliqua en ces termes : «Voilà ce bon néo-Français dont les aïeux ne se sont arrêtés en Algérie que parce qu’ils y étaient moins persécutés que partout ailleurs, le voici qu’il s’empare de l’étendard de Jeanne d’Arc pour nous défendre l’accès du Parlement français. Et il nous indique pour y rentrer la petite porte : la naturalisation. Souvenons-nous que cette naturalisation a existé pour lui de 1863 à 1871. Qu’a-t-elle donné ? Rien. C’est pour cette raison qu’il nous la conseille à son tour.»

Qui mieux que Jean Lacouture pour avoir résumé la carrière politique de Ferhat Abbas. Ce journaliste-historien engagé qui avait déjà dressé le portrait de l’homme du Manifeste dans son livre Cinq hommes et la France (paru aux éditions du Seuil) aux côtés de Mohammed V, Bourguiba, Ho Chi Minh et Sékou Touré reparla à la fin de sa vie, toujours avec tendresse, de l’homme.

Ferhat Abbas, disait-il, «n’est pas un homme de guerre, il symbolisait toutes les tentatives d’évolution pacifique».

Il ajouta : «Qui a connu cet homme généreux sait que le patriotisme algérien porte en lui une part de la culture française.» Il constata que «Ferhat Abbas est une des expressions de l’homme algérien qui est pour quelque chose, héritier des lumières, des soldats de l’an II, de Victor Hugo comme de la renaissance du monde arabe. Etudiant, il signait Kamel Abencerage, ce pseudonyme savoureux résumait à lui seul son programme : le kémalisme et Chateaubriand»!

Il confiera que Ferhat Abbas est le représentant du «pur Méditerranéen» conçu sur ces rivages séculaires issu d’habitants divers. Une sorte de noces entre la mer, la terre, le soleil, les villes blanches et les hommes libres.

Aussi on ne saurait nier qu’une personnalité comme lui, si exceptionnelle soit-elle, n’est que le fruit d’une éducation, d’une culture, d’une époque. Cependant, il est clair aussi que certaines individualités sont à l’origine de changements spectaculaires. Il en fait partie et sa clarté dans l’examen des perspectives de son pays et du monde sont hors du commun. Ferhat Abbas a identifié autrui, il n’est pas autrui mais il ne le rejette pas. Son constat est de dire que ses adversaires et même ses alliés de conjoncture sont aussi des victimes. Il n’est pas forcément compris par ses contemporains, dans ses choix lucides. Son rejet de la dictature part du postulat que l’homme obéissant ne produit rien. Son rejet du colonialisme et son entrée dans la guerre de libération tout en sachant qu’elle est violente parce qu’une armée a fait violence à un peuple.

Le siècle de Ferhat Abbas était à la fois traumatisant et glorieux, c’est pourquoi aussi bien les auteurs, politiques et historiens français, à l’instar, d’Albert Camus, Fromage, Jean Daniel, Lacouture, Jules Roy, Naroun, Stora, Charles André Julien ou Ageron puis algériens tels que Jean Amrouche, Leila Benmansour, Malika Rahal, Badr’Eddine Mili, Hocine Mezali, ou Amar Belkhodja, pour ne citer que ceux-là, et surtout la mémoire collective, rehaussent son passage et son legs.

Il était parfois spectateur, parfois engagé. Parfois les deux, assistant à la chute de l’Empire ottoman et du premier déplacement de populations en Europe. Des milliers de soldats algériens et des colonies qui se retrouvent sur les champs de bataille avec une nouvelle façon de penser et de faire la guerre, de la destruction avec tanks, aviation, gaz moutarde et «la grosse bertha», cette impressionnante pièce d’artillerie de siège utilisée par l’armée allemande.

Le fait le plus marquant, demeure l’apparition de la nouvelle technologie de guerre et ses innovations. Il s’ensuivit la grippe espagnole et ses millions de morts, la crise de 29 avec son lot de famine et d’appauvrissement, de chômage ; la montée des fascismes et le spectre de la guerre. Les conditions d’une nouvelle guerre sont là, la Seconde Guerre mondiale, la bombe atomique ainsi que les massacres en 1945 à Sétif, Kherrata et Guelma, la guerre froide. Et pourtant, pour Ferhat Abbas, il y a un grand espoir, la naissance de nouveaux Etats et la décolonisation en marche, la charte de l’Atlantique, espoir pour les peuples opprimés et leur émergence à travers les luttes, le pôle de la puissance du monde se déplaçant irrésistiblement vers les Etats-Unis, la grande démocratie et la mise en place du plan Marshall pour la reconstruction.

Sa pensée s’affina, le questionnement en lui ce n’est pas une nouvelle problématique. L’équilibre entre la liberté, la démocratie et les réalités du monde, c’est l’équation qui est toujours et encore toujours et à jamais au cœur de ses réflexions et de son action.

Son rôle au sein de la grande Fédération des élus du Nord-Constantinois, sous la présidence du Dr Bendjelloul, et sa place au sein du Congrès musulman puis la création de partis politiques tels que l’UPA, les AML ou l’UDMA aux côtés d’hommes exceptionnels tels que maîtres Sator, Kessous, Boumendjel Ali et Ahmed, Benabdelmoumene Ali, Ahmed Yahia, Mostefaï ou des docteurs Saâdane, Francis, Benabid, Benbouali, Benkhelil, Bousdira, Sabeur, Aït Si Ahmed, de pharmaciens comme Ounoughene de Tizi Ouzou, Djemam Mohamed El Hadi de Djidjelli et Abbas Allaoua de Constantine, de normaliens à l’image de Mohamed Tahar Lounis de Djidjelli, cheikh Zammouchi de Aïn Beïda, Messaï de Sétif, Mahdad, Allal et Rahal de Tlemcen, ou encore de militants humbles aux hautes valeurs morales à l’instar de Mahmoud Hakimi, Si Amar Guemache, Boureghda, Hadj Mokhtar Boussaâd des Ouacifs, Sahli Hachemi et Hadj Ali de Sidi Aïch, Abdelkader Dhob, Bensalem de Laghouat, Adda de Bel-Abbès, Boutarene, Abdelkader Hattab, Boukadoum, Bey Lagoun, Hadj Tahar Yousfi ou Ali Al Hammami, de jeunes loups encadrant les JUDMA tels Kaïd Ahmed, Layachi Yaker, Ahmed Hasnaoui ou Ali Maâchi ainsi que de nombreux militants qui mériteraient tous d’être cités… ayant l’intime conviction que les populations qui souffrent, soumises, n’ont pas entamé leurs mises en marche vers la modernité avec une remise en cause de leur perception du monde. L’offre politique est de dire «faire partir l’envahisseur et tout ira bien».

Lui et ses amis ont vu la complexité de la chose, loin des fables qui disent d’abord que «s’ils ne sont pas venus on aurait été bien».

Il a vite compris qu’il ne pouvait pas remplir parfaitement le rôle d’être dans l’émotionnel malgré l’empathie éprouvée, et que les réponses aux angoisses, frustrations, douleurs et misères des populations s’accompagnent de solutions politiques en intériorisant les enjeux de la modernité. Le peuple algérien est partie prenante de la modernité en même temps que le paysan français, hormis son statut.

En effet, la modernité n’est ni un concept sociologique, ni un concept politique, ni à proprement parler un concept historique.

Cela renvoie plutôt à un mode de civilisation caractéristique qui s’oppose au mode de la tradition, c’est-à-dire à toutes les autres cultures antérieures ou traditionnelles. N’a-t-il pas dit : «… L’islam, c’est la démocratie subordonnée à la culture. Le savant, voilà le noble, le génie scientifique, voilà l’homme supérieur…»

Président de l’Amicale des étudiants musulmans d’Afrique du Nord (AEMAN) dès les années 1920, il élabore des réponses à ce monde pour ne pas le subir. L’assimilation politique, c’est-à-dire l’égalité des droits et des devoirs, rentrera dans ce cadre.

Cela nous ramène à la célèbre et inoxydable devise de la révolution de 1789 : Liberté, Egalité, Fraternité. Moins de dirigisme et d’absolutisme et moins d’inégalité. Il est porté, imprégné par les conclusions du siècle finissant avec son industrialisation achevée, les conquêtes accomplies, les États-nations naissants et les grandes découvertes et autres innovations ainsi que les enjeux du XXe siècle avec sa démographie, ses angoisses, la chute des empires, l’arrivée d’idéologies nouvelles.

La première remarque qui viendrait à l’esprit d’un homme qui suivrait le cheminement de la pensée de Ferhat Abbas serait que sa grille de lecture est celle qui domine actuellement dans les sciences sociales alors que même la doctrine marxiste ou marxisante n’intègre pas l’évolution des sociétés post-industrielles et encore moins la mondialisation technologique, et qui plus est numérique avec la Toile, ce réseautage hyperaccessible et interactif.

Tout le combat de Ferhat Abbas c’est de vivre pour l’Algérie pas d’y mourir, c’est un peu le cri espagnol «viva la vida» face au lugubre «viva la muerte». Il n’est pas question pour lui de malmener l’intelligence.

Son antidote nous réconcilie avec le monde et avec nous-mêmes. Pour lui, les intentions ne suffisent pas, il faut créer les outils pour être immunisé face à l’évaluation permanente qui élimine et fait face aux séquelles de la guerre, de la violence et de l’injustice.

N’a-t-il pas combattu en 1963 puis en 1976, après l’indépendance, le système inique, prédateur et sclérosé qu’il qualifia, à juste titre, «d’indépendance confisquée». Car aussi bien «la révolution» que l’indépendance était plus qu’un «code», mieux qu’un «nedham», comme certains le laissent supposer, pour Ferhat Abbas il s’agit d’une épopée !

Ce miroir que nous renvoie son parcours est fait, pour que l’on le voie tel qu’il est, pas comme il apparaît aux yeux de chacun, surtout à ceux qui confondent rêverie diurne et souvenir.

Ferhat Abbas a toujours mis l’accent sur le rôle de l’éducation dans l’émancipation du peuple algérien. Du Jeune Algérien à Demain se lèvera le jour (1922-1985), l’éducation et la pédagogie en politique sont, en effet, appréhendées chez Ferhat Abbas comme de puissants leviers d’émancipation de notre peuple. Qu’en est-il, en effet, de la jeunesse, de la science, de la connaissance, de l’éducation, de la démocratie, du savoir, de la modernité qui sont des thèmes centraux de son combat ?

Les pamphlets et textes fondamentaux laissés à la postérité par Ferhat Abbas –La France c’est Moi, Lettre à la jeunesse française et musulmane, communément connu comme Mon Testament politique, Le Manifeste du peuple algérien, Rapport au Maréchal Pétain, J’accuse l’Europe, la lettre de démission de l’Assemblée en 1963, l’appel au peuple algérien de 1976 contre une charte octroyée et le pouvoir personnel — ainsi que les ouvrages écrits — Le jeune Algérien, La nuit coloniale, Autopsie d’une guerre, L’indépendance confisquée et le sang trahi des chouhada ou, celui posthume, Le jour se lèvera — sont le témoignage du regard lucide qu’il a continué à poser, jusqu’à la fin de sa vie, sur les défis d’un siècle lui aussi finissant. Il nous rappelle également avec émotion les idées généreuses qui furent les siennes et les combats difficiles qu’il mena toujours avec constance et dévouement.Ferhat Abbas a toujours sacralisé la sainte Loi du travail, du mérite et de l’effort.

Au début de l’indépendance, le journal Révolution africaine le calomnia, lorsqu’il démissionna de l’Assemblée constituante et législative suite à son désaccord sur la confiscation du pouvoir et l’élaboration de la Constitution par des aventuriers dans un cinéma, et l’accusa d’être le représentant de la bourgeoisie. Certains noms de journalistes/historiens qui font autorité et référence en la matière s’y prêtèrent au jeu en mettant l’habit de commissaires politiques.

Certains ont depuis lors fait mea-culpa, d’autres restèrent recroquevillés dans leur petitesse, indigence et vanité. Sa réponse est prémonitoire : «Oui, leur dit-il, je suis bourgeois, possédant de biens matériels par la sueur, l’effort et le travail, mais viendra le jour où en Algérie apparaîtra une caste bourgeoise à l’esprit possédant.»

Nous y sommes, c’est la caporalisation de l’ensemble de la société construite sur la bureaucratie, le mercantilisme, la prébende et la rapine ! Au final, il a toujours affronté tous ses adversaires sur le terrain de l’intelligence et de la confrontation des idées.

N. A.

(*) Neveu de Ferhat Abbas.

abbas1899@gmail.com