Il était une fois le 1er Novembre… Sisbane, sur les traces d’un des armuriers de la Révolution

Il était une fois le 1er Novembre… Sisbane, sur les traces d’un des armuriers de la Révolution

Partir à la recherche de Sisbane, l’un des armuriers de la Révolution, dans les Aurès, est une aventure quelque peu dépaysante puisqu’il faut traverser des chemins montagneux bordés de vergers de pommiers et d’oliviers, entourant des maisons en pierre se confondant avec les tons ocrés des collines ou les teintes cuivrées distillées par un matin d’automne.

Dans un modeste atelier, à l’abri des regards curieux, travaille Sisbane, de son vrai nom Mohamed Delendli. Sa petite boutique est située à l’est de Batna, dans la commune de Oued Taga, plus exactement à Bouhmar, une localité qui tiendrait son nom, dit-on, d’Abou Himar, surnom d’Abou Zeïd, prédicateur allié aux Aghlabides, opposés à la dynastie naissante des Fatimides.

Le même établi depuis 65 ans

A 8 h, le vieux Sisbane est déjà au travail depuis deux heures, en train de réparer un fusil semblant provenir de l’antiquité. Il préfère ainsi manipuler cette pièce dès le réveil, dans le calme et la sérénité, sur le même établi qui est le sien, depuis maintenant 65 ans. Sisbane confie d’emblée à l’APS qu’il a hérité ce métier de son frère aîné le moudjahid Salah Delendli. Sisbane avait alors 16 ans.

Aujourd’hui à 81 ans, il n’a pas quitté ce métier et c’est, dit-il, avec « la même émotion que j’examine une arme, comme à l’époque où j’ai eu entre les mains mon premier Stati (marque italienne de fusils, Ndlr) ». Il reconnaît en Salah Delendli, décédé en 2003, non seulement le frère mais également le vrai maître armurier car, soutient-il, il n’avait pas son pareil dans toute la région pour réparer un fusil. « Dans les Aurès, vers les années 1930 et 1940, il faut s’imaginer ce que représentait un fusil pour une famille : un bien sacré aussi cher qu’un enfant », confie le vieux Sisbane.

Réparation des premières armes de la Révolution

Coiffé de son éternel turban et fronçant les yeux sous ses lunettes épaisses pour mieux préciser son geste, il est fier de raconter que Belkacem Grine, qui avait pris le maquis en 1947 avant de rejoindre la Révolution dès son déclenchement, était venu le voir pour réparer son arme.

« Notre atelier était alors situé à Mechta Krouma Dib, non loin de Bouhmar. Belkacem Grine est venu nous voir en 1951 et j’étais présent lorsqu’il avait dit à mon frère Salah qu’il aurait bientôt besoin de ses services », se rappelle-t-il. A l’époque, Sisbane ne savait pas que Grine faisait allusion à la Révolution qui n’allait pas tarder à être déclenchée. « Avant même le 1er novembre 1954, nous avons, mon frère et moi, effectué pas moins de 1.800 réparations d’armes », affirme-t-il, avant de poursuivre que son frère aîné et lui-même suspendirent toute activité artisanale après le 1er novembre 1954.

« Mon frère Salah qui a rejoint les rangs de l’ALN sera arrêté mais s’évadera rapidement du camp de Djorf près de M’sila. Au début de 1955, il demanda à me voir par l’intermédiaire d’un groupe de moudjahidine ». Sisbane poursuit son récit en évoquant cette période héroïque au cours de laquelle il était installé au « markez » de l’ALN, à Barhoum et dans la région de djebel Boutaleb où il réparait différentes armes, la plupart prises sur l’ennemi au cours des engagements de l’ALN sur le terrain.

Des bombes coloniales transformées en mines antichar

Les deux armuriers des Aurès créaient à cette époque des mines antichar en transformant des bombes larguées par des avions et récupérées lorsqu’elles n’explosaient pas, confie encore à l’APS le vieux Sisbane. Il ajoute qu’après six mois passés dans les régions de Barhoum et Boutaleb, les deux armuriers reviennent secrètement dans les environs du village natal de Bouhmar où ils ont travaillé à réparer des vieux fusils ou a dépanner des armes de combattants enrayées dans des ateliers itinérants, installés dans les grottes ou les casemates.

Une période dont il garde jalousement une relique précieuse, un étau dont il ne se séparerait pour tout l’or du monde, affirme-t-il. Depuis l’indépendance, Sisbane ne fait que réparer des fusils de chasse, trois par jour en moyenne. Ses clients viennent de tout le pays. « A ce rythme je ne suis pas près de m’inscrire au chômage », plaisante-t-il. Sisbane n’a interrompu son travail que pendant une année, au début des années 1990, pour des raisons liées à la situation que vivait alors le pays au plan sécuritaire.

Ce qu’il aime par-dessus tout dans ce métier, raconte-t-il, c’est de « relever le défi qui se pose à chaque cas, récupérer une arme apparemment hors d’usage, réparer un détonateur ou mieux encore, rénover une crosse en bois de noyer, à l’identique de l’original ». Aujourd’hui, l’atelier de Mohamed Delendli dit Sisbane est un véritable musée d’armes de chasse. Chaque pièce renferme toute une épopée racontant les plus belles pages de la saga des Aurès.