Dans cet entretien, à bâtons rompus, le professeur Bouzid ne prend pas de gants pour dénoncer certaines situations qui expliquent pour une partie le malaise du système de santé.
Sauf que ses propos risquent de déplaire, y compris à certains de ses confrères.
Le Pr Kamel Bouzid, chef du service oncologie médicale du CPMC, qui nous a reçus, hier, dans son bureau au moment même où il était en consultation, n’a pas eu la langue dans sa poche pour aborder les problèmes affectant le Système national de santé, dont l’enquête lancée récemment par le ministère de tutelle qui aura déjà levé le voile sur certains dysfonctionnements jusque-là tus. Pour redresser la barre, le département d’Abdelmalek Boudiaf n’a pas tardé à prendre certaines décisions à l’instar de celle relative à la suspension de l’activité complémentaire permise depuis 1999, pour des considérations salariales, aux médecins activant dans le secteur public, de façon à pouvoir profiter d’une seconde activité dans les cliniques privées. Une décision à laquelle adhère parfaitement le professeur Bouzid, contrairement à certains de ses confrères qui s’y opposent publiquement. Pour lui, la prise d’une telle décision devait même intervenir il y a quelques années, soit depuis la révision à la hausse de la grille salariale des praticiens de la santé publique. L’activité complémentaire, rappelle-t-il, a été décidée du temps du ministre Yahia Guidoum, en 1999, “essentiellement pour des considérations salariales”.
Activité complémentaire : “Un désastre pour la santé publique”
Pour le professeur, si cette décision trouvait à l’époque son explication dans ces considérations salariales, aujourd’hui, elle est insensée dès lors que les salaires des praticiens du secteur public sont devenus relativement conséquents. “Objectivement, l’activité complémentaire aurait dû disparaître depuis que nos salaires ont été augmentés”, a soutenu M. Bouzid, se déclarant ainsi “contre cette activité”. Selon lui, cette activité complémentaire a été tout simplement “un désastre pour la formation dans certaines spécialités et n’aura réglé aucun problème de santé dans le pays”. Il s’explique : “Elle a, peut-être, contribué à enrichir certains. Grand bien leur fasse. Mais, aujourd’hui, les gens doivent faire leur choix : ou bien, ils restent dans le secteur public, ou bien, ils partent définitivement vers le secteur libéral ; on ne peut pas être à la fois à l’hôpital et dehors, parce que, fatalement, il y a un conflit d’intérêts : on fauche des malades à l’hôpital pour les amener à la clinique, on prend du matériel, on prend du personnel, etc.” Pour le doyen des oncologues, ce n’est pas la dichotomie public-privé qui pose problème, mais le mélange des genres. D’où son opposition.
Des médecins payés aux… sacs-poubelles d’argent !
M. Bouzid déplore, par ailleurs, certaines méthodes et certains comportements par lesquels se distingue le secteur privé dans notre pays. Il s’indigne notamment de la manière très peu clean du mode de paiement des médecins avec “des sacs-poubelles pleins d’argent”. Un comportement qu’il qualifie de “scandaleux et d’indigne d’un médecin qui accepte cela”. “C’est anormal que dans notre pays les soins se limitent à l’argent et de bons procédés”, s’est-il offusqué. Le professeur indique, à juste titre, qu’aujourd’hui, 70% des actes de chirurgie du cancer se font dans le secteur privé. S’il ne s’oppose pas à cela, pour peu que les actes soient faits dans les règles, il revendique, par ailleurs, l’implication de la Sécurité sociale (Cnas) dans la prise en charge des malades de plus en plus contraints à recourir au secteur privé pour se soigner. Rappelant que la nomenclature des actes date de 1987, M. Bouzid juge qu’on se retrouve, aujourd’hui, dans “une situation aberrante où des gens cotisent malgré eux car ils sont prélevés à la source, et quand ils tombent malades on leur dit d’aller à l’hôpital pour se soigner gratuitement, ce qui est anormal”.
La Cnas appelée à revoir la nomenclature des actes médicaux
Le professeur révèle avoir déjà personnellement posé ce problème aux autorités mais encore en vain. “J’ai, personnellement, signalé cela à l’actuel ministre et à plusieurs de ses prédécesseurs et même le Premier ministre qui s’est montré favorable”, a-t-il souligné. Pourquoi la Cnas tarde-t-elle encore à jouer le jeu ? Le professeur accuse une situation “d’hypocrisie la plus totale !”. Pour étayer ses propos, il cite les exemples des cancers du sein et du poumon dont les coûts du traitement s’élèvent, dans le secteur privé, respectivement à 200 000 DA et à 1 million de dinars sur lesquels la Sécurité sociale ne rembourse que 2 000 DA, (soit 100 fois moins), et 800 DA… Le professeur récuse de ce fait le système de convention. Il exige désormais l’alignement de la nomenclature sur le réel car, argue-t-il, il y a beaucoup de nouveaux actes qui n’existaient pas à l’époque où celle-ci a été définie, soit en 1987. Ceci, tout comme il réclame la mise de la Cnas sous tutelle du ministère de la Santé, comme ce fut déjà le cas lors de la brèche démocratique du gouvernement Hamrouche en 1991, au lieu de celui du Travail et de la Sécurité sociale dont elle relève actuellement. “Ce n’est pas normal que la Sécurité sociale se comporte comme un État étranger”, a-t-il résumé. L’autre problème pointé du doigt par le professeur est lié à la prise en charge des malades à l’étranger qui, regrette-t-il, s’opère dans “l’opacité la plus totale”. “On aimerait aussi savoir quels sont les cancéreux évacués à l’étranger et quel est le résultat obtenu chez ces patients. J’avais demandé de faire le bilan depuis 1962, ils (les responsables de la commission des prises en charge à l’étranger), ne m’ont jamais répondu. Ils adorent discuter avec leurs collègues français comme ils disent ; ils partent en mission pour discuter de la facture et, à nous, ils refusent de donner les résultats”, a-t-il révélé, avec un brin d’amertume. Sur un autre plan, le professeur revendique l’abolition du service civil qu’il qualifie d’“anticonstitutionnel, tant il crée une ségrégation entre le médecin et le reste des universitaires”. Ce qui, dit-il, n’a jamais réglé le problème de répartition des médecins ni dans le Sud ni dans les Hauts-Plateaux.
Radiothérapie : “La balle est dans le camp des médecins”
Revenant à son domaine de prédilection, en l’occurrence la cancérologie, l’oncologue condamne, par ailleurs, ouvertement, certains de ses confrères affectés dans les services de radiothérapie qui, selon lui, seraient les responsables de l’éloignement des rendez-vous de traitement, déploré dans presque tous les centres spécialisés du pays. “Pour la radiothérapie, la balle est dans le camp des médecins ; qu’ils nous expliquent pourquoi les rendez-vous sont éloignés, c’est tout ce qu’on leur demande”. Pour lui, il ne s’agirait guère de manque d’appareils. Il juge que le déficit doit être cherché chez “ceux qui sont responsables de cette situation et non pas dans le manque de centres ou d’appareils”.
Pour étayer ses propos, il cite l’exemple de l’hôpital d’Oran où le pot aux roses a été découvert par le nouveau chef de service qui a aussitôt compris où était le problème avant de remettre tout en ordre. Il raconte que “les dossiers des malades, dont certains sans indication de radiothérapie adressés à ce service, étaient alors triés par ordre chronologique par la secrétaire, sans qu’ils soient encore vus par les médecins, qui a donné donc mécaniquement des rendez-vous dont certains étaient fixés pour 2019. Et il a fallu que le nouveau chef de service s’en aperçoive pour annuler tous les rendez-vous qui n’ont aucun sens et depuis, les rendez-vous ne dépassent pas les 15 jours”. Partant, le professeur Bouzid souhaite voir le reste des radiothérapeutes du pays faire l’effort de “bien examiner les dossiers de leurs patients”.
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