Ce qui aurait pu être le succès de l’année 2014 est devenu le point de départ d’une polémique qui ouvre le débat sur le rap de Lotfi Double Kanon, personnage controversé : idole des jeunes, grand prédicateur, misogyne à ses heures, et surfant sur la vague du politiquement correct. Pour lui, un seul pourri : le système, une seule victime : les jeunes hommes, un seul problème : les femmes, un seul salut : Dieu.
Jamais auparavant le rap n’avait suscité autant de réactions et de débats en Algérie. Il a toujours été cet art urbain qui vient d’ailleurs, un style underground, et dont les interprètes sont, dans le meilleur des cas, des révoltés, qui ont pour thème de prédilection la vie des jeunes. Pourtant, le rap crée la polémique aujourd’hui, et plus précisément, Lotfi Double Kanon, rappeur bônois parmi les pionniers en Algérie, très populaire auprès des jeunes, et dont les rimes s’apparentent à des sermons. Lotfi Double Kanon, sorte de “mufti de la rime”, s’intéresse aux petits détails de la vie quotidienne, et joue sur les cordes sensibles des jeunes : Dieu, le système et l’émancipation de la femme perçue comme une menace voire une déviation à ses yeux de “taleb salafisé” déguisé sous une casquette US Navy.
On aurait pu continuer d’ignorer le discours dangereux, à la limite haineux, de ce rappeur s’il n’y avait pas eu un nouveau titre, une nouvelle chanson qui a créé le buzz sur Internet. Une “fetwa” de trop qui a sorti de l’ombre la modalité du clash, qui consiste à attaquer un rappeur dans un morceau, et celui-ci riposte avec un autre morceau. Pour sa part, Lotfi Double Kanon a clashé un responsable politique, avec la mise en ligne (sur YouTube) de son nouveau titre Faqou el faqaqir ou “Clash 2014”.
Dans ce titre, il attaque ouvertement le Premier ministre, Abdelmalek Sellal. C’est une réaction violente et sans nuance à une déclaration de M. Sellal qui, dans une de ses envolées lyriques, a déclaré que “Dieu nous surveille avec des jumelles”. Cette note d’humour n’a manifestement pas plu au rappeur, exégète à ses heures – qui officiait comme tel sur Echourouk TV –, qui a composé une chanson par laquelle il apparaît comme le plus fervent défenseur… de Dieu ! Au-delà de l’attaque personnelle à l’égard de M. Sellal, Lotfi DK manipule la vérité comme il l’entend, diabolise tout et tout le monde, érige des préjugés et des barrières… Personne ne trouve grâce à ses yeux, sauf le prédicateur cheikh Chemseddine (qui officie sur Ennahar TV) auquel le “cheikh” du rap conseille, dans le refrain, une “rokia” au Premier ministre.
Les raisons du succès
Pourquoi les propos et le discours de Lotfi DK, Lotfi Belamri de son vrai nom, séduisent-ils les jeunes ? De quoi parlent ses chansons ? Bien évidemment, on se rappelle ses textes discutables sur les femmes, notamment Nti Kavia, remise au goût du jour avec un rythme raï (Ya Chabba de cheb Khaled), et interprétée le mois dernier sur le plateau de l’émission Jari ya Jari (sur la chaïne marocaine Medi 1 TV).
Cependant, le rappeur de 39 ans a trouvé la formule alchimique du succès, et ce, en usant jusqu’à la corde du thème de l’émancipation de la femme pour s’attaquer à un autre, plus porteur : le “système”. C’est quoi le système ? Un concept ? Quelque chose de désincarné ? Il n’a ni visage, ni nom et c’est plus facile d’affirmer que le système est responsable, plutôt que telle ou telle personne, surtout si on bénéficie du soutien financier de l’État pour organiser des concerts et
des tournées.
On comprend vite que Lotfi DK a trouvé la formule magique pour parler à ses fans, auxquels il s’adresse comme à des enfants en bas âge, voire des déficients mentaux, en témoigne la vidéo dans laquelle il leur demandait de ne pas répondre au clash du rappeur Azzou, parce qu’entre autres sa mère et son père sont des gens bien.
Bien sûr, lorsque le système n’est pas bien, il faut dire en quoi, et pour ce cas précis, et pulvérisant des portes ouvertes, Lotfi DK nous rappelle qu’il y a le chômage, la malvie, la crise de logement… Le responsable ? Le système… et parfois les jeunes femmes. Décidément, ça marche à tous les coups ! Et bien sûr, pour tous les opprimés de la Terre, il ne reste que Dieu à prier, à implorer pour que les choses s’améliorent.
Pas le Dieu de tous, plutôt le Dieu des hommes qui ne discutent pas la liberté, qui préfèrent l’obscurité même en plein jour, qui se focalisent sur le paraître, et qui n’aiment pas les femmes (évidemment !). Une humanité en colère contre un ennemi abstrait qu’on ne peut ni combattre, ni anéantir.
Mazouni découvre le clash
À la suite de sa mise en ligne, la chanson de Lotfi Double Kanon a suscité différentes réactions. Outre les internautes qui sont partagés entre les adorateurs qui voient en cette chanson une énième preuve de courage du chanteur, et les récalcitrants qui expriment des avis plus nuancés, Azzou Hood Killer, un rappeur bônois et ami du rappeur (peut-être que dorénavant, il faut dire ex-ami), a publié sur Internet (YouTube), un morceau à charge en guise de réponse. Azzou traite Lotfi DK d’ “imposteur”, et va jusqu’à s’interroger sur son statut, en chantant : “Je n’ai pas compris si tu es un artiste, un mufti, un imam ou un terroriste”. Azzou HK joue sur une autre corde sensible dans ce morceau : le nationalisme, et va très loin en doutant de l’appartenance de Lotfi DK à l’Algérie. Cette réaction est de toute évidence tout aussi malheureuse que celle de Lotfi Double Kanon, mais apparemment, tous les coups (bas) sont permis !
À cette violente missive, Lotfi DK, grand seigneur (!) riposte, en demandant à ses fans de ne pas répondre, et laisse entendre que cette chanson est une commande. Évidemment, Azzou HK répond avec un message dans lequel il jure sur le Coran que personne ne lui a commandé quoi que ce soit.
À cela rétorquera Lotfi Double Kanon avec une vidéo sur Matoub Lounes –dans laquelle, et au-delà du fait qu’il rende hommage à l’artiste et militant– il nous explique que des forces (cette fois-ci, la presse) essaieraient de salir son image, comme cela a été le cas pour Matoub Lounes avant qu’il ne se fasse assassiner. Les coups de sang continuent, mais en attendant, un personnage fascinant de notre culture s’invite à ces clashs par vidéos interposées : Mohamed Mazouni, qui a tout chanté (ou presque).
Celui qui a appelé au vote pour le FLN lors des élections législatives de 2012 –avec la chanson d’anthologie (parmi tant d’autres du chanteur), Voti khouya voti– a clashé à son tour Lotfi DK dans une chanson intitulée la Bombe H, qui sonne comme un intermède humoristique dans cette guerre égotiste, qui ne cache plus très bien les visées dans un contexte plutôt favorable au chaos.
Ce n’est plus un rap engagé ou conscient, ce sont des règlements de compte, qui ont malheureusement un impact et trouvent écho auprès des jeunes.
S. K