Le gouvernement devrait réviser plusieurs lois répressives qui bafouent les droits fondamentaux des Algériens
La levée de l’état d’urgence par les autorités algériennes le 24 février 2011 est un pas dans la bonne direction, mais elle n’a pas restauré les libertés civiles fondamentales des Algériens, a dit Human Rights Watch aujourd’hui. L’Algérie doit pour cela réviser les nombreuses lois répressives existantes et mettre un terme à différentes pratiques arbitraires qui ne trouvent pas de justifications dans les lois.
L’abrogation du décret instaurant l’état d’urgence est un geste bienvenu dans la mesure où cet état d’urgence, instauré le 9 février 1992, était devenu un prétexte commode pour les autorités algériennes pour réprimer les libertés civiles. Mais comme les exemples qui suivent l’attestent, les autorités continuent, malgré sa levée, à bafouer les droits fondamentaux des Algériens comme, entre autres, les droits de rassemblement et de réunion, pourtant consacrés par la Constitution algérienne qui affirme notamment que « les libertés d’expression, d’association et de réunion sont garanties au citoyen » (art 41).
« La levée de l’état d’urgence n’a eu pour l’instant que très peu d’impact sur l’exercice de leurs libertés civiles par les Algériens, car l’arsenal juridique préexistant est parfois tout aussi répressif, ou utilisé de manière répressive », a observé Sarah Leah Whitson, directrice de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « Les autorités algériennes doivent travailler à abroger ou réviser ces textes, le cas échéant, et à mettre un terme à certaines pratiques arbitraires et abusives de l’administration qui n’ont, la plupart du temps, aucune base légale. »
La liberté de rassemblement toujours bafouée à Alger, respectée de manière variable et discrétionnaire en province
Le 2 avril 2011, les autorités algériennes ont empêché la tenue d’une manifestation de la Coordination nationale pour le changement et la démocratie (CNCD – partis politiques) à Alger, et ce, en s’appuyant sur un ordre datant de juin 2001 dont le texte n’a jamais été rendu public. En vertu de cette décision, les rassemblements à Alger sont interdits jusqu’à nouvel ordre. Les autorités ont ainsi empêché, entres autres, la tenue de toutes les manifestations organisées depuis le mois de février 2011 par le CNCD – partis politiques à Alger.
Or le droit de rassemblement est protégé par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques auquel l’Algérie est partie. L’article 21 prohibe toute restriction imposée au droit de rassemblement à l’exception de celles « imposées conformément à la loi et qui sont nécessaires dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de l’ordre public ou pour protéger la santé ou la moralité publiques, ou les droits et les libertés d’autrui. » Le droit de rassemblement est également garanti par l’article 11 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, Charte que l’Algérie a ratifiée.
« L’interdiction des manifestations à Alger viole le droit de rassemblement des Algériens par sa définition trop vague et sa durée illimitée », a ajouté Sarah Leah Whitson.
En outre, le droit algérien, même lorsque l’état d’urgence était en vigueur, ne permet pas d’interdire de manière absolue et préalable les manifestations sur la voie publique, dans une partie ou sur la totalité du territoire national. En posant une telle interdiction, le pouvoir vide de sa substance un droit fondamental, consacré à l’article 41 de la Constitution.
Cette interdiction ne s’applique pas en dehors de la capitale, mais la loi algérienne exige toujours une autorisation préalable pour toute manifestation publique (loi 91-19 relative aux réunions et manifestations publiques), autorisation qui, dans les faits, est très rarement délivrée aux mouvements critiques du pouvoir en place.
Pourtant, l’on observe que des manifestations en province sont parfois tolérées malgré l’absence d’autorisation préalable. D’autres fois, les tentatives de manifester en province peuvent être brutalement réprimées et/ou mener à l’arrestation de ceux ou celles qui participent à leur organisation.
Arrêtée pour avoir distribué des tracts appelant à manifester pour les droits des chômeurs
C’est ce que démontrent l’arrestation et l’inculpation de Dalila Touat à Mostaganem, ville située à 365 km à l’ouest d’Alger, pour avoir participé à l’organisation d’une manifestation en distribuant des tracts.
Mme Touat, représentante du Comité national pour la défense des droits des chômeurs pour la wilaya de Mostaganem, a été arrêtée le 16 mars, et inculpée sur la base de l’article 100 du Code pénal algérien qui prohibe « toute provocation directe à un attroupement non armé […] par écrits distribués », et ce pour avoir diffusé des prospectus appelant à un rassemblement pacifique pour défendre les droits des chômeurs. Elle a raconté à Human Rights Watch ce qui lui est arrivé :
« Des policiers en civil m’ont arrêtée alors que j’allais à la poste de Mostaganem. Ils m’ont demandé si c’était bien moi qui avais distribué des tracts la veille. J’ai répondu que oui. J’ai ensuite été conduite au commissariat où […] l’on m’a annoncé que j’étais accusée de « provocation à un attroupement illégal non armé et distributions de tract illégal ».
Ils m’ont ensuite posé des questions sur tout : études universitaires, famille, orientation politique, les membres du comité des chômeurs, comment on finance nos activités, comment j’ai intégré le comité des chômeurs et quel est notre objectif, etc. Puis j’ai été conduite dans le bureau du chef de la sûreté de la wilaya qui a demandé ce que je voulais et pourquoi je distribuais ces tracts, puisque « le pays traverse des moments difficiles et que la conjoncture actuelle n’est pas bonne ».
Je me suis défendue en expliquant que j’étais au chômage depuis huit ans et que je ne faisais que militer pacifiquement pour défendre mes droits les plus fondamentaux. »
Mme Touat est ainsi restée toute la journée à subir plusieurs interrogatoires. Elle a ensuite passé la nuit en garde à vue. Le lendemain, elle a été présentée devant le Procureur du Tribunal de Mostaganem. Là, on lui a délivré une citation à comparaître pour le 28 avril 2011 mentionnant son inculpation pour l’infraction sus-citée. Elle encourt jusqu’à un an de prison.
Respecter la loi sur les réunions publiques et mettre un terme aux pratiques arbitraires de l’administration
Cet usage restrictif des lois ne concerne pas uniquement les manifestations publiques. Les autorités font preuve des mêmes réflexes répressifs lorsqu’il s’agit des réunions publiques, surtout lorsqu’elles sont le fait d’organisations de la société civile perçues comme non-inféodées aux autorités.
La Coordination nationale pour le changement et la démocratie – Barakat (CNCD – Barakat), un mouvement qui regroupe plusieurs organisations de la société civile et qui plaide pour des réformes politiques et pour plus de respect des libertés en Algérie, a ainsi souhaité organiser une réunion publique à Alger le 25 mars 2011 :
« Nous avons déposé le dossier à la wilaya plus de quinze jours avant la date de la réunion », a expliqué Rachid Malaoui, le président du Syndicat national autonome des personnels de l’administration publique (SNAPAP), qui fait partie de la CNCD – Barakat. « Mais nous n’avons obtenu le récépissé de la wilaya, récépissé qui autorise la tenue de la réunion, que deux jours avant, ce qui nous a posé beaucoup de problèmes, puisque l’on n’a pas pu nous garantir la réservation de la salle sans ce document. Cela a également empêché la bonne publicité autour de l’événement. Évidemment, c’est ce que les autorités voulaient », a-t-il poursuivi.
La loi 91-19 et la loi 89-28 qu’elle a modifiée et complétée, sont pourtant claires : « Il est délivré immédiatement un récépissé […] » après le dépôt de la déclaration de l’organisation de la réunion (art. 5), ce qui n’a rien à voir avec la pratique actuelle d’utiliser le récépissé comme une autorisation de facto, en ne le délivrant très souvent que plusieurs jours après le dépôt de la demande.
« La société civile est fragilisée par l’obligation de se soumettre aux pratiques arbitraires des autorités ou de mener ses activités dans un cadre non-légal », a affirmé Sarah Leah Whitson. « La plupart des organisations perçues comme critiques envers le régime ne tentent même plus de demander les autorisations pour se rassembler, sachant qu’elles ne les obtiendront pas, ou de déclarer les réunions publiques. Ces réunions se tiennent donc de façon semi-cachée et les manifestations ont lieu de manière non-autorisée. »
La levée de l’état d’urgence devrait donc permettre de clarifier la position des autorités algériennes par rapport à cette société civile dont elles entravent pour l’instant grandement l’épanouissement et les activités, et ce malgré l’article 43 de la Constitution qui affirme que « L’État encourage l’épanouissement du mouvement associatif ».
Circonstances dans lesquelles l’état d’urgence a été instauré
L’état d’urgence a été décrété le 9 février 1992 par un régime arrivé au pouvoir suite à un coup d’État le mois précédent. Ce régime a contraint le président Chadli Bendjedid à la démission et a mis un terme au processus électoral qui allait donner une majorité parlementaire au Front Islamique du Salut (FIS), un parti islamiste qui était arrivé en tête au premier tour des élections.
L’état d’urgence a été prorogé indéfiniment le 6 février 1993, sans respecter la procédure constitutionnelle requise et en violation de la Constitution qui prévoit que l’état d’urgence doit être limité dans le temps. Il a par la suite été maintenu avec comme justification officielle les impératifs de lutte contre le terrorisme.
L’état d’urgence conférait des pouvoirs extraordinaires aux autorités tels que la possibilité de garder en détention administrative des prévenus sans les inculper, la possibilité pour l’armée d’agir avec les prérogatives de la police judiciaire et la possibilité d’ordonner « la fermeture provisoire des salles de spectacle, de lieux de réunion de toute nature et à interdire toute manifestation susceptible de troubler l’ordre et la tranquillité publics » (art 7).
Après l’annulation des élections et la dissolution du FIS, l’Algérie a été en proie à un conflit intérieur qui a fait entre 100 000 et 200 000 morts, la plupart civils, au cours de la décennie 1990.
Le 24 février 2011, suite à des manifestations dans le pays, et dans le contexte de la contestation qui secouait les pays arabes, les autorités algériennes ont levé cet état d’urgence.
Les étapes qui restent à franchir
L’Algérie devrait réviser sa législation sur les manifestations et réunions publiques afin qu’elle soit conforme notamment aux normes internationales concernant le droit de rassemblement et de réunion, a dit Human Rights Watch.
La loi actuelle 91-19 requiert de la part des organisateurs de manifestations publiques qu’ils soumettent une demande d’autorisation huit jours avant l’évènement.
L’Algérie devrait mettre en place un régime de déclaration et non d’autorisation préalable pour ce qui concerne les manifestations publiques. La loi devrait être révisée afin de limiter le pouvoir discrétionnaire des autorités d’interdire des manifestations, et ce en exigeant de ces mêmes autorités qu’elles fournissent des justifications spécifiques, proportionnées, politiquement neutres, clairement énoncées et légitimes dans leurs visées. La loi devrait obliger les autorités à communiquer rapidement les raisons de leur refus aux organisateurs du rassemblement et leur garantir le droit de faire appel du refus dans un délai raisonnable et d’une manière appropriée devant une juridiction impartiale.
La même loi 91-19 s’applique aux réunions publiques. Dans ce cas, un régime de déclaration et non d’autorisation s’applique, même si, de facto, le récépissé qui doit être délivré suite à la déclaration de la réunion est utilisé par les autorités comme une autorisation. L’administration peut en outre toujours empêcher la réunion « s’il s’avère qu’elle constitue un risque réel de trouble pour l’ordre public ou s’il apparait manifestement que l’objet réel de la réunion constitue un danger pour la sauvegarde de l’ordre public » (art 6 bis).
Afin de protéger le droit de réunion, la loi devrait être révisée afin de restreindre le pouvoir arbitraire des autorités et obliger ces dernières à motiver l’interdiction de ces réunions sur la base de critères étroitement définis, spécifiques, proportionnés, clairement énoncés et légitimes dans leurs visées. Par ailleurs, le fait que ces réunions se tiennent dans des lieux fermés devrait entraîner un encore plus haut degré de justification dans le cas d’une interdiction par les autorités, surtout si ces dernières décident de le faire sur la base d’arguments ayant trait à « l’ordre public ».
« Lever l’état d’urgence était la première étape. A présent, la deuxième étape – et la plus ambitieuse – est de réviser les lois qui violent les droits fondamentaux des Algériens et ensuite de faire appliquer ces changements par les autorités », a conclu Sarah Leah Whitson.