Les affrontements à répétition entre forces de l’ordre et manifestants aux abords du siège du gouvernement près de la place Tahrir au Caire ont fait huit morts et près de 300 blessés, selon un bilan diffusé hier par le ministère égyptien de la Santé, tandis que les accrochages ont repris dans la matinée et se poursuivaient tout au long de la journée.
Les manifestants réclament depuis trois semaines le départ des militaires et la remise du pouvoir aux civils et s’opposent au gouvernement nommé par l’armée. Leur sit-in devant le siège du gouvernement a obligé le Premier ministre Kamal el- Ganzouri et son cabinet à trouver un nouveau siège dans une banlieue du Caire.
Il a condamné les manifestants qu’il accuse de sabotage et d’être manipulés par des parties qu’il n’a pas nommées. Il a aussi affirmé que son gouvernement n’avait pas eu recours à la violence et ne le fera pas à l’avenir.
Un discours rejeté par les manifestants qui accusent les forces de l’ordre d’avoir dépêché des agents habillés en civil pour les bombarder de gros pavés et leur tirer dessus du haut des bâtiments gouvernementaux. Les violences durent depuis pratiquement 48 heures, depuis que les autorités ont cherché à dégager le siège du gouvernement, pour que le Premier ministre puisse y siéger.
La situation a été jugée suffisamment inquiétante pour pousser, il y a de cela une semaine, l’homme fort du régime le maréchal Tantaoui à se rendre en personne sur les lieux pour une visite éclair Place Tahrir. C’est seulement sa deuxième apparition publique depuis son arrivée au pouvoir en février 2011. Le président du Conseil suprême des forces armées n’est cependant pas descendu de sa voiture se sachant très contesté par les manifestants qui n’hésitent plus à le comparer à Moubarak.
Cette visite était pourtant destinée à convaincre la population que le retour à la stabilité avait déjà commencée. Parallèlement, les militaires ont cherché à rassurer la confrérie des Frères musulmans. Le Conseil consultatif formé sous la houlette de l’armée et constitué de personnalités politiques et d’intellectuels laïcs ne cherchera pas, à une ou deux exceptions près, à remplacer le Parlement
C’est cette prérogative qui avait poussé les Frères musulmans à se retirer de ce Conseil. Ils estimaient que c’était une tentative de confisquer au Parlement sa mission de former un conseil chargé de rédiger la nouvelle Constitution.
Un Parlement que les Frères musulmans sont confiants de dominer à la veille de la seconde phase des législatives pour laquelle ils sont toujours les favoris. Mais cette accalmie avec l’armée pourrait n’être que de courte durée, car les militaires exigent toujours d’avoir un statut d’exception au sein de la Constitution. Selon un analyste politique égyptien le fossé se creuse de jour en jour entre militaires et manifestants : « Les militaires considèrent que la révolution leur appartient en exclusivité. En face, les jeunes estiment au contraire que c’est la Place Tahrir [lieu des manifestations au Caire] qui en est dépositaire.
En réalité, il faut se rendre compte que ni l’un ni l’autre n’a l’exclusivité de cette victoire.» Une révolution qui ouvre pourtant le dur chemin de la démocratie pour les Égyptiens, avec pour acquis premiers de la première étape des élections la forte participation, poussant certains commentateurs à relever que c’est la «plus forte depuis cinq mille quatre cents ans ».
Mais il faut nuancer ces analyses exagérées car s’il y a bien eu élections libres, elles ne se sont pas déroulées dans une société démocratique, d’autant que les électeurs ne connaissaient pas le programme de ceux pour qui ils votaient. C’est le vote confessionnel qui a triomphé en Égypte et si les Frères musulmans obtiennent beaucoup de sièges, il est paradoxal de voir que les coptes et les jeunes de la Place Tahrir en obtiennent très peu.
D’où la frustration de ces derniers et de ceux qui les soutiennent et notamment la frange des intellectuels et des Égyptiens qui craignent une régression des libertés minimales en l’Égypte. Sans parler du rôle futur de l’armée en Égypte qui se montre très inquiète pour son avenir. Plusieurs politologues égyptiens posent l’équation et échafaudent des hypothèses qui à la limite valent pour tous les pays arabes où le rôle politique de l’armée est prédominant.
Pour l’analyste politique Mad Adib, l’armée égyptienne « ressemblera-t-elle à l’armée turque ? Ou plutôt aux généraux d’Amérique latine ? Gouvernera-t-elle via un futur président fantoche ? » Il a rappelé que «depuis Ramsès II, c’est-àdire depuis cinq mille quatre cents ans, elle forme la seule institution stable du pays. Il serait illusoire de croire qu’elle retournera dans ses casernes.
Elle ne va pas changer du jour au lendemain des habitudes profondément ancrées. » Selon lui, personne n’empêchera le régime de rester un régime militaire, mais il faudra en contrepartie quelques réformes allant dans le sens d’un État civil. » C’est dire les difficultés qui attendent les véritables démocrates égyptiens et ceux qui se prévalent du modèle turc. Car on oublie qu’en Turquie il y a réelle séparation du politique et du religieux et que l’armée a mis près de trente ans pour transférer le pouvoir aux civils.
Mokhtar Bendib