Ceux qui lisent ou relisent, les «mémoires d’un combattant, l’esprit d’indépendance» de Hocine Aït Ahmed (republié et traduit en arabe aux éditions Barzach) découvrent une chose assez rare : les notes de renvoi en bas de page sont aussi importantes que le récit.
On ne les lit pas en «passant », on s’y informe. On y découvre des noms d’une multitude de militants que le jeune Hocine Aït Ahmed a côtoyés durant la période couverte par le livre, 1942-1952. C’était un témoignage respectueux pour ces faiseurs, peu connus en général, de l’histoire que les règles du récit obligeaient de la présenter de manière succincte.
On lit le livre avec ses notes de bas de page en découvrant ce grand réservoir de militants sur lesquels on ne connait pas grand-chose. Quand on rencontre Hocine Aït Ahmed, il pouvait s’étaler longuement sur ces noms – et d’autres qui jalonneront son parcours – pour en parler avec respect, affection et aussi avec humour.
Hocine Aït Ahmed était un militant. Il aimait les militants. Il aimait leur parler, les toucher, leur donner des tapes sur le dos, les plaisanter, les chambrer. Il aimait en parler. Pour lui, c’est cette multitude de militants qui a fait le mouvement national et la révolution.
Les dirigeants «historiques » – il n’aimait pas particulièrement ce terme – sans en amoindrir leur rôle étaient portés par l’abnégation de ces militants qui n’auront pas les honneurs des journaux ou des manuels d’histoire.
Et ces notes de bas de page succinctes devenaient dans sa bouche des récits extraordinaires sur les femmes et les hommes du mouvement national dont le carburant essentiel a été – et il le demeurera pour lui-même après l’indépendance et ses nouveaux combats – une quête de dignité, une affirmation d’humanité.
Parfois, le nom ne revenait pas – et il s’en excusait avec humour, «mon cerveau est un disque dur qui est plein, on ne peut pas le formater me disent les médecins, il faut juste rebooter » – mais il persistait. Il avait trouvé la technique : il racontait la situation toujours avec humour, le décor, le nom du lieu… et par magie, le nom du militant revenait. Son visage s’illuminait alors d’une vraie joie d’enfant. Et ce nom, il le répétait plusieurs fois, comme pour s’excuser de l’avoir oublié…
Une lutte permanente pour la dignité
Ce combattant au long cours connaissait les servitudes du militantisme dans une adversité absolue, cet arrachement permanent au confort de l’abandon et du renoncement, du refus de la réflexion et de l’engagement. Il connaissait l’énorme effort sur soi que le militant, sous le poids d’une menace existentielle permanente, devait faire constamment pour renouveler la flamme, pour se renouveler.
Une lutte sans concession. Cet homme « historique » restera fidèle au combat premier : la dignité pour lequel on s’est battu, pour laquelle on est mort, ne pouvait s’accommoder de la chape de plomb militaro-policière qui s’est mise en place à l’indépendance. Une confiscation à laquelle il ne s’est jamais résigné. La primauté du politique sur le militaire, c’était en définitive, la primauté du citoyen, l’affirmation de sa souveraineté. C’était la primauté du militant politique sur l’agent de la police politique.
Hocine Aït Ahmed a dirigé l’OS (organisation spéciale) C’était en quelque sorte un militaire. Il n’avait pas la naïveté de croire que l’Algérie indépendante pouvait se passer d’une armée ou de services de renseignements. Mais il avait la conviction absolue, totale, que ces instruments ne devaient pas se substituer à la nation et ni exercer, au nom de la légitimité révolutionnaire, une tutelle sur la société.
La police politique et les « dobermans »
Il a toujours combattu l’existence d’une police politique et il savait qu’il lui devait la campagne de dénigrement systématique qui le présentait comme un séparatiste, un agent de l’impérialisme… Il rendait les coups parfois à ses «dobermans » qui, dans les médias, se piquaient de lui faire des leçons de patriotisme.
Il a été écœuré par l’outrance de la campagne de haine et d’accusation de «traîtrise » qui l’a ciblée ainsi que Abdelhamid Mehri – avec qui il a retrouvé une vieille complicité de militant – après la signature de la plateforme de Rome.
Ce rejet de la police politique relève de sa conviction démocratique. Mais il y avait aussi une position éthique : quand la police politique phagocyte le champ social, on tue le militant, on fabrique des indicateurs, on tue le politique, on fabrique des marionnettes.
Et pour Hocine Aït Ahmed cette entreprise organisée d’élimination du militant et du militantisme était le plus grand tort fait à l’Algérie. Une régression, un appauvrissement qui peut mener à l’asservissement dans un monde dangereux où les puissants n’hésitent pas à fabriquer des guerres pour remodeler les pays.
Un dessein
Le chef politique et le chef militaire de l’OS en a tiré de manière définitive la conclusion de la supériorité morale, politique et même sécuritaire du militant sur l’agent et de la dangerosité absolue pour la nation du rôle assumé par la police politique.
Les dégâts de cette mise au pas, de cette entreprise systématique du discrédit du politique, de la manipulation des partis et des médias et de la dissuasion à l’action militante écœuraient Hocine Aït Ahmed. Pour lui, c’était une entreprise d’affaiblissement du pays, une dilapidation d’un capital humain inestimable, celui-là même dont on a besoin dans les moments difficiles.
Un jour, au détour d’une longue discussion en privée à Alger, il nous disait son espoir de voir les jeunes Algériens, malgré les difficultés et malgré un environnement dissuasif, renouer avec le militantisme politique.
«Les militants politiques sont précieux, ils sont des citoyens en alerte, des vigilants. Ils sont engagés dans une action qui transcende leurs propres vies. Et dans notre cas, hier comme aujourd’hui, militer c’est être dans un dessein d’une société de progrès où les femmes et les hommes recouvrent leur dignité, leur humanité. Y a-t-il plus noble dessein que celui-là… ?»