«Rien ne détruit les peuples plus que leurs laudateurs.» A méditer.
tout le monde voulait réussir et la hargne de réussir n’avait d’égale que la soif de porter le masque.
Il y a de cela presque trente ans, j’avais parmi mes étudiants, deux jeunes Malgaches. L’un, Dimby, était tout juste moyen mais l’autre, Ambimin, le plus âgé, avait une volonté et une hargne de réussir qui me séduisirent. Un jour, il me confia qu’il tenait sa persévérance de sa tribu, les Antandroy, c’est-à-dire «ceux du pays des épines» et que cela remontait à «la saison des masques». Un jour, et alors que je prenais un café à une terrasse, Ambimin qui passait par là, me salua et je sautai sur l’occasion pour lui demander de m’en dire un peu plus sur cette saison des masques.
Je ne sais pas, dit-il, s’il s’agit d’une légende ou d’une réalité. Mais, en tout cas, il s’agit de quelque chose qui vaut le coup d’être racontée. Cela remonte à très loin, à ce temps perdu où les hommes adoraient encore les astres, les arbres et n’enterraient pas leurs morts. En ce temps-là, ils accordaient tellement de pouvoirs aux astres qu’ils évitaient d’en parler et tremblaient à la seule prononciation de leurs noms. Mais, en même temps, ils devaient les implorer et les aduler à longueur d’année pour danser à la gloire des astres et en implorer le pardon et la clémence et leur demander pluie et bienfaits. Aussi, les Antandroy trouvèrent une solution qui consistait à désigner trois ou quatre individus de la tribu qui passaient l’année à ne rien faire d’autre que de danser et d’implorer, de l’aube au crépuscule, les astres préférés de la tribu dont Andrianin (celui qu’on adule le plus) était le plus grand et le plus brillant. On appelait ces individus les «laudateurs».

Un travail important
Les sages des Antandroy craignaient cependant que les astres, voyant qu’ils n’étaient adorés et adulés que par les laudateurs, ne comblaient que ces derniers de leurs bienfaits en oubliant le reste de la tribu. Aussi, proposèrent-ils à ce que les laudateurs mettent des masques pour se cacher le visage et se rendre ainsi inconnus aux yeux des astres qui, ne reconnaissant personne en particulier, allaient déverser leurs dons et leur générosité sur toute la tribu. Cette proposition convenait à tous les membres de la tribu sauf que, le jour où elle allait être appliquée pour la première fois, il y avait autant de volontaires pour le rôle de laudateur qu’il y avait d’adultes dans la tribu. Le nouveau rituel devait être alors repoussé jusqu’à ce qu’une solution fût trouvée. Quelques jours après, Jaole, doyen des Antandroy, convoqua tous les adultes âgés de plus de quinze ans et leur annonça que, à chaque début d’année, sera organisé un concours et que les trois qui présenteront les meilleurs masques seront les laudateurs de l’année. Depuis, les deux mois qui précédaient le concours étaient exclusivement consacrés à la conception et à la sculpture des masques.
La «saison des masques», c’est ainsi que l’on appelait cette période de préparation au concours, était intense de par le travail qui y était déployé dans l’art de perfectionner les masques et de par les efforts incroyables fournis pour essayer de perfectionner la danse sacrée, celle dédiée aux astres. Le travail fourni durant la saison des masques était plus important que celui de toute l’année. On se dépensait jour et nuit. Individuellement, par groupes et même par familles. Chacun avait un rôle. Qui apportait le bois, qui aidait à dessiner les motifs, qui mettait la main au scalp pour sculpter.
Les plus malins envoyaient mêmes quelques-uns retarder le travail des autres ou, carrément, le détruire pour en réduire les chances de remporter le concours.
Les années passaient et le concours prenait de plus en plus d’importance. Il devenait une véritable fête locale puis régionale. On l’agrémentait de chants aux paroles spécialement écrites pour l’occasion, de jeux divers comme la course en aveugle, la course des sacs, les illusions, les soirées de promesses, les poèmes à l’honneur de la tribu… Les tribus voisines venaient de temps en temps y assister, sans toutefois y participer et il se trouvait parfois des chefs de clans qui venait passer chez les Antandroy la saison entière, une saison qui s’allongeait chaque fois un peu plus.
De deux mois, la saison des masques passa à trois, puis à quatre puis à six mois. De telle sorte, la tribu passait six mois à préparer le concours, un mois à le passer et le reste de l’année à en parler. Les Antandroy étaient devenus la tribu la plus occupée qui soit par un concours.
Durant la saison des masques, tout était orienté sur ces sculptures qu’on devait présenter au concours. Tellement cela était important que toute activité devait cesser. Ni pêche dans la rivière, voisine pourtant, ni chasse dans les bois juste à côté. Ni abattage de bétail, ni préparation à manger.
La seule chose qui était permise c’était de se nourrir aux herbes et surtout aux épines si abondantes dans ce coin perdu du monde. La portée de ce concours était si importante aux yeux des individus qu’il devint l’objectif d’appartenance par excellence. Les adultes, hommes et femmes, ne cessaient de faire la tournée du village pour essayer de détecter celui qui devait avoir beaucoup de chances de décrocher le concours.
Ils scrutaient les masques sans cesse, les prenaient, les tournaient, les essayaient, les soupesaient… afin de tenter d’en évaluer les chances de réussite. Et dès que quelqu’un croit que tel masque est bon pour le prix, alors il rejoint l’équipe quitte à abandonner ses amis, sa famille, ses pairs… l’intérêt était le ciment et l’ambition la voie. On a ainsi vu des dizaines de personnes d’un coup changer de clan, changer de famille, changer de voie et même changer d’astre à aduler. Certains se mettaient à courir dans les pistes poussiéreuse du village en criant le nom du probable vainqueur dont ils glorifiaient le nom et chantaient les mérites.
La nuit, autour d’un feu, les équipes qui grandissaient se mettaient à danser la danse du cou. Cette danse, qui consiste à garder le cou droit et le menton levé vers l’astre tout en rampant sans jamais changer de direction que ce soit sur le sable ou dans la boue. Celles qui perdaient des éléments étaient moins bruyantes et ne chantaient que peu ou pas du tout. Chaque groupe voulait gagner, chaque individu voulait être le lauréat, seul ou avec sa famille, avec son groupe ou avec ses amis… tout le monde voulait réussir et la hargne de réussir n’avait d’égale que la soif de porter le masque.
Il arrivait parfois que des doutes traversaient quelques esprits quant à l’utilité d’adorer des astres et que des soupçons envahissaient quelques-uns des membres de la tribu quant au fait de danser cette danse sacrée, mais lorsqu’on est élevé dans quelque chose, on a tendance généralement à ne pas trop en discuter le bien-fondé. Aussi, le rituel continua durant de longues ères. Les Antandroy chantaient et dansaient pour préparer le concours des meilleurs masques et ne trouvaient plus le temps de mener une quelconque activité. Même les épines disparaissaient peu à peu du paysage, quant à l’herbe cela faisait longtemps qu’elle était portée disparue. Que manger? Les masques n’ont jamais été comestibles et les bras, trop longtemps habitués à ne rien faire, étaient frappés d’une incapacité à produire comme jamais tribu n’en eut. Organiser un concours pour désigner les meilleurs, qui devaient implorer les bienfaits des astres, avait conduit la tribu à oublier que l’objectif de tout cet éternel remue-ménage était une meilleure vie de la tribu, or jusqu’à preuve du contraire, le concours absorbait la tribu au point où elle avait fini par oublier comment produire ce qu’elle devait manger. Et c’est ainsi que, année après année, le nombre des Antandroy diminuait. Certains, à force d’attendre sans résultat, s’étaient rendu compte de l’inutilité de continuer à implorer des astres inanimés, et quittèrent la tribu. D’autres, ne croyant plus à la nécessité de danser, préférèrent jeter les masques et s’en aller loin des leurs. Ceux qui restaient furent décimés par une mort lente qui frappa la tribu.
Épines empoisonnées
La faim emporta enfants et personnes âgées surtout et les épines dont tentaient de se nourrir les adultes s’avérèrent empoisonnées. Le reste, une dizaine à tout casser, se promit de continuer à danser et à aduler les astres jusqu’à ce qu’il pleuve ou que mort s’ensuive… il n’y eut jamais de pluie.
On dit que là où vivaient jadis les Antandroy, il existe jusqu’à présent un amas de masques, ceux que des laudateurs auraient pu porter et surtout ceux qu’ils n’avaient pas eu le temps de porter. A côté de cet amas de masques, il est écrit sur une grande pierre la phrase suivante: «Rien ne détruit les peuples plus que leurs laudateurs.» A méditer.
Je regardai Ambimin qui s’arrêta d’un coup de parler. Je me rappelai que son nom signifiait «Le chanceux». Est-ce une légende ou est-ce vrai? me demandai-je. Et comme s’il avait entendu mon silence, il me dit que nul ne peut le savoir. Puis, à haute voix, il continua: «C’est tellement loin, tout cela.» Je souris et ajoutai: «Et tellement proche!» Sur ce, il se leva et s’en alla.
Longtemps après, je me rappelais encore cette histoire de laudateurs qui détruisent les peuples et cette saison des masques qui les y préparaient. Quant à la danse sacrée, malheureusement, elle est devenue, de notre temps, la qualité première des… laudateurs! Et cela Ambimin, trop jeune encore, ne le sait pas.