A l’occasion de son passage sur Radio M, la webradio de Maghreb Emergent, Hernando De Soto raconte une anecdote révélatrice.
En 2012, le célèbre économiste péruvien répond à une première invitation du réseau Care en Algérie. Il est reçu par le président de la République, M.Abdelaziz Bouteflika, entouré de plusieurs ministres et conseillers devant lesquels il expose ses thèses devenues classiques sur le poids et le fonctionnement de l’économie informelle ainsi que sur le rôle des droits de propriété dans les processus de formalisation et de développement de l’économie.
Il est d’abord écouté attentivement par le Président avant qu’un ministre se lève, fasse un aller retours vers une fenêtre, et revienne vers le Président et son invité en s’adressant au chef de l’Etat dans ces termes « Monsieur le Président est ce que vous vous rendez bien compte que ce que Monsieur De Soto propose c’est la légalisation de l’économie de Bazar ? ».
Des thèmes en pleine actualité
Dans l’Algérie des années 2010, l’ « économie de bazar » bat son plein et les thèmes abordés par De Soto sont d’une actualité brulantes. Pas un jour sans qu’on parle dans les médias algériens, d’élimination des marchés informels, d’amnistie fiscale, de destruction des constructions illicites, voire d’interdiction des parkings sauvages ou d’éradication de l’habitat précaire. Sur tous ces sujets, les thèses de l’économiste de Lima peuvent sembler d’abord paradoxales pour un auditeur algérien. Quelques exemples.
Les constructions illicites ? « Il faut les légaliser » affirme sans hésiter De Soto en réponse à une question des journalistes de Maghreb émergent. Une opération qui peut insuffler une dynamique nouvelle au secteur économique « si la légalisation se fait d’une façon telle qu’elle génère une garantie pour obtenir un crédit, elle pourra alors créer du capital et de la valeur ex nihilo », explique-t-il, rappelant que la Russie de Vladimir Poutine, a entrepris ,sur ses conseils, la légalisation de 400 000 datchas et que cette opération a donné de « bons résultats ». Les marchés de commerce informel que les autorités algériennes tentent d’éradiquer à travers le pays ? Le gouvernement algérien ne fait pas nécessairement fausse route, estime De Soto, mais « le commerce est la partie la plus petite du secteur informel, l’industrie et l’agriculture informelles sont les activités les plus importantes ».
Une influence considérable
En fait, en Algérie comme ailleurs, sur la plupart des thèmes qui ont fait le succès de l’ « Institut pour la liberté et la démocratie », le think tank qu’il a créé en 1980, Hernando de Soto a déjà gagné. Chez nous comme ailleurs on reconnait désormais, dans le sillage des travaux de De Soto, que l’informel n’est pas du tout ce secteur marginal et statistiquement négligeable que l’on imaginait voici encore quelques décennies. Chez nous comme ailleurs on prend conscience progressivement qu’il s’agit de passer d’une démarche fondée sur l’éradication – élimination à une autre qui parle d’inclusion économique, d’intégration et de légalisation. La meilleure manière de parvenir à la formalisation des activités extra-légales est de prendre contact avec les acteurs du secteur informel suggère l’économiste péruvien .Interrogé sur les différentes mesures prises par le gouvernement ces derniers mois , notamment la mise en conformité fiscale accordée aux tenants des fortunes non déclarées pour les bancariser, De Soto approuve mais estime que les démarches des pouvoirs publics si elles ne tiennent pas compte des aspirations des acteurs de l’informel, sont vouées à l’échec. Il faut mieux connaître ce secteur et établir un dialogue permanent pour savoir où ça coince, ajoute -t’il.
Les acteurs de l’informel ne cherchent pas à rester dans l’informel
Mais le domaine dans lequel le succès de Hernando de Soto est le plus éclatant est encore ailleurs. Pourquoi les acteurs de l’informel vivent-ils en dehors de la légalité interroge- t-il ? La réponse est que le processus bureaucratique a le plus souvent généré d’impressionnantes absurdités en termes de créations d’entreprises, de permis de construire de transfert de propriété etc….
Lorsqu’il faut plusieurs années et des dizaines voire des centaines de démarches administratives coûteuses en temps et en argent, pour obtenir une autorisation de l’administration, le calcul est simple : Il vaut mieux vivre dans l’informel. C’est dans ce domaine que les travaux et la postérité de De Soto sont sans doute les plus importants. Le célèbre « doing business » développé par la Banque Mondiale depuis 2003 et qu’on commence à prendre au sérieux chez nous depuis à peine 2 ou 3 ans a purement et simplement été « inventé » par les travaux réalisés par de Soto et ses équipes dans des grandes villes du monde comme le Caire. Mexico ou Manille. La Banque Mondiale a pris le relai ,avec une dizaine d’années de retard, en mettant de plus en plus la pression sur les Etats et les bureaucraties du monde entier invitées sans ménagement à « améliorer leur climat des affaires ». Une évolution et des instruments de mesures que Hernando de Soto peut se permettre le luxe de critiquer : « les gens de la Banque Mondiale interrogent les cabinets d’affaire, nous on va jusque dans les prisons » confie le gourou péruvien aux journalistes de Maghreb émergent.