Chaque mandat a été marqué par des décisions politiques fortes
Homme politique au long parcours et fort d’une grande expérience dans les rouages de l’Etat et dans la gestion, d’abord, en tant que chef de daïra, wali et ensuite, en sa qualité de ministre, Hachemi Djiar établit, dans cet entretien, un profond diagnostic de la situation sociopolitique de l’Algérie depuis 1962 à ce jour et situe, de manière précise, les grands enjeux à venir.
L’Expression: Les circonstances particulières dans lesquelles s’annonce la campagne pour l’élection présidentielle remet à l’ordre du jour un débat récurrent sur l’armée et son rapport à la vie politique et au système en général établi en 1962.
Que peut-on en dire pour éclairer notamment les jeunes électeurs?
Hachemi Djiar: Il faut d’abord rappeler qu’en 1962, l’Algérie naissante a été l’aboutissement d’un effort de guerre consenti par l’ALN guidée par l’objectif politique de l’indépendance, fixé par le FLN historique. Il faut rappeler également qu’elle s’est pour ainsi dire inventée autour du premier Etat national de son histoire qui incarna son unité, jamais réalisée auparavant. C’est lui, l’Etat, qui a relayé en 1962 le FLN historique en fédérant un peuple épars en raison de sa structuration séculaire en tribus et archs. C’est encore l’Etat qui a mis debout une nation à partir d’une juxtaposition de tribus livrées aux démons de la division qui avait causé l’échec de l’Emir Abdelkader au début de l’occupation coloniale.
Et l’Armée dans tout çà?
L’Armée a joué un rôle primordial dans l’établissement de l’Etat postcolonial. C’est le cas pour tous les Etats du monde à leur naissance. Je ne connais pas d’Etat dans l’histoire qui n’ait pris naissance d’une manière ou d’une autre, sans effort guerrier. On se souvient qu’en juin 1962, lorsque le Conseil national de la révolution algérienne (Cnra) s’était disloqué dans la crise à Tripoli et que la guerre civile pointait à l’horizon, c’était encore l’Armée qui avait permis à l’aile radicale du FLN, incarnée alors par Ben Bella, de prendre le pouvoir et d’éviter un dérapage aux conséquences funestes. On peut le déplorer aujourd’hui, mais il faut regarder ces événements par rapport aux contextes de leur époque et non pas selon une grille de lecture propre à la nôtre.
C’est ainsi, par la conjonction d’une armée organisée, celle des frontières en l’occurrence, dirigée par Boumediene, et d’un pouvoir fort incarné par Ben Bella, dans le cadre du parti unique, jusqu’au 19 juin 1965, puis par son successeur après le 19 juin, que l’Algérie a pu émerger en tant qu’Etat et se ménager une place parmi les nations. Elle était même devenue un modèle étudié dans plusieurs universités du monde au cours des années 1960-1970.
Aujourd’hui, on entend dire que le pouvoir établi en 1962 était illégitime, ce qui aurait fait prendre à l’Algérie un mauvais départ dès le début.
Si, encore une fois, on s’adosse à une grille de lecture articulée sur les critères du monde de ce début du XXIe siècle, on peut l’admettre. Mais les choses ne sont pas aussi simples parce que chaque époque a ses règles. C’est comme si on venait à préconiser en 2014 des réformes visant à rétablir le régime du parti unique. C’est impensable parce que les contextes ne sont plus les mêmes.
En 1962, le pouvoir qui venait de s’établir était l’enfant légitime d’une Révolution populaire qui n’a pu être déclenchée en 1954 que parce que les divisions de la classe politique avaient conduit le Mouvement national dans une impasse désastreuse, pendant que d’autres pays colonisés avaient amorcé leur propre dynamique de décolonisation. C’était donc un pouvoir révolutionnaire en ce sens qu’il avait pour vocation naturelle de démanteler le système existant et de le remplacer par un autre. Pour simplifier, je dirais qu’il était dans l’obligation d’offrir la victoire arrachée au prix de grands sacrifices au peuple qui les avait consentis, et ce en mettant en oeuvre une politique dont les maîtres mots étaient la justice sociale, le développement économique et le développement humain, garants de l’indépendance effective du pays.
Car, dans l’esprit de l’époque, aussi bien en Algérie que dans la majorité des pays de la planète, il était inconcevable que cela puisse se réaliser dans le cadre d’un système libéral et d’un régime économique de libre concurrence. D’ailleurs, ni le peuple dont l’écrasante majorité était pauvre et analphabète, ni la majorité des dirigeants de la Révolution qui en étaient issus, n’auraient accepté de revenir à un modèle de régime dont les Algériens n’avaient connu que l’oppression, la misère, le code de l’indigénat, la répression et la torture.
C’est pourquoi le peuple avait apporté un soutien enthousiaste aux deux dirigeants radicaux qu’étaient Ben Bella puis Boumediene. A sa mort en 1978, ce dernier a été pleuré aux quatre coins du pays. Et on se souvient de la phrase prononcée, à cette occasion, par Boudiaf lorsqu’il décida de dissoudre son parti d’opposition, le PRS. Il déclara qu’un président pleuré par son peuple ne peut pas être qualifié de dictateur.
Il n’empêche que le régime était anti-démocratique?
Je ne fais pas l’éloge du parti unique. Mais, à l’époque, cela ne dérangeait qu’une infime minorité de personnes dans le cadre de rivalités de conception et de pouvoir, bien plus qu’autre chose. Car qu’est-ce qu’une démocratie sans un Etat fort? Qu’est-ce qu’une démocratie dans un pays pauvre, sous-industrialisé, sous-équipé, où l’écrasante majorité ne savait ni lire, ni écrire, où il n’y avait qu’une seule université léguée par la France coloniale, avec moins de 1000 étudiants de confession musulmane, où il y avait très peu d’écoles, où le chômage battait son plein; un pays où 54% de la population vivotait de l’agriculture? A l’époque, le peuple démuni et clochardisé par un système colonial inhumain, ne réclamait qu’une seule chose: retrouver son souffle après une guerre épuisante et améliorer son sort afin d’atteindre un niveau de vie décent.
Ce système n’a-t-il pas fini par échouer?
Une telle sentence me paraît trop brutale. Echouer par rapport à quoi? Si c’est par rapport à un certain nombre d’objectifs de la Proclamation du 1er Novembre, de la Charte de Tripoli et de la Charte d’Alger, on ne peut pas dire qu’il a échoué. Car, à la mort de Boumediene, en 1978, l’Algérie était complètement métamorphosée au regard de celle de 1962. Si c’est par rapport à l’ensemble des objectifs initiaux, on peut dire effectivement que certains n’ont pas été atteints, mais il me paraît inexact de parler d’échec. Il serait plus exact de parler de crises comme en connaissent toutes les entreprises humaines au cours de leur existence. Ces crises ont sans doute perturbé la marche du système et contribué à l’essouffler. Il y avait eu le coup d’Etat du 19 juin 1965, puis la tentative de putch du colonel Zbiri en 1967, suivie de la dislocation du Conseil de la Révolution établi en 1965 et enfin la maladie puis la mort de Boumediene. Mais l’Etat restait debout avec des institutions, certes incomplètes à maints égards, mais solides et bien réelles.
Pourtant, la nouvelle direction arrivée à la tête du Parti-Etat en 1979 a fait le procès de ce qui avait été entrepris par les deux précédentes, celle de Ben Bella, puis celle de Boumediene.
Au cours de la décennie 1980, les dirigeants semblaient avoir perdu de vue deux faits essentiels qui les auraient sans doute servis dans leur volonté affichée d’adapter efficacement leur politique aux évolutions du pays et du monde.
Le premier est qu’il n’y a pas d’Etat digne de ce nom sans esprit de continuité. Le second qui est le corollaire du premier est qu’au lieu de chambouler en démantelant, il faut corriger pour améliorer, c’est-à-dire réformer par petites touches successives s’inspirant des expériences réussies dans le monde et s’adossant à une vision dédiée à fédérer et à mobiliser les énergies pour autant qu’elle soit suffisamment explicitée.
Selon vous, on avait donc tout démantelé?
Il est difficile de résumer la situation en quelques mots sans prendre le risque de caricaturer. Disons qu’au lieu de continuer à investir, on a jugé qu’il fallait faire un répit pour consommer. Au lieu d’esquisser les mécanismes d’une économie sociale de marché comme les Chinois par exemple avaient commencé à s’y exercer, on s’était limité à des questions de forme à travers une politique sans issue dite de restructuration des entreprises. La suite est connue.
Il y a eu quand même la Constitution de 1989.
Oui, mais cette Constitution n’était pas le produit naturel d’une évolution pacifique. Elle a été presque improvisée sous la pression des événements et des émeutes qui ont jalonné la décennie 1980, depuis le «printemps berbère» jusqu’au 5 octobre 1988 en passant par l’affaire Bouiali et autres manifestations comme celles de Constantine. De plus, elle est intervenue dans un climat où les clivages doctrinaux d’avant 1954 refaisaient surface, bien que dans des contextes différents. En effet, dès 1985-1986, un fossé commençait à se creuser au sein du régime entre réformateurs et conservateurs, partisans du libéralisme et tenants de l’interventionnisme. A sa périphérie, on assiste également à la montée de courants idéologiques aux objectifs diamétralement opposés. En somme, les démons de la division qui avait contrarié en son temps l’action salvatrice de l’Emir Abdelkader et plongé l’Algérie dans «la nuit coloniale», selon l’expression de Ferhat Abbas, refirent surface après une éclipse qui aura duré une trentaine d’années, de 1954 jusqu’au milieu des années 1980. La suite fut tragique. La cohésion de tout un peuple s’est gravement fissurée. La classe politique naissante, n’ayant sans doute pas anticipé les conséquences désastreuses que son inexpérience teintée de romantisme révolutionnaire faisait courir au pays, déserta son rôle premier qui était d’oeuvrer à l’éveil du pays au pluralisme et à la démocratie et de se préparer laborieusement à la conquête pacifique du pouvoir, au lieu d’exciter les passions et de flatter les instincts des foules. Et ce dans une ambiance où les gouvernants en charge du destin de la nation semblaient ankylosés tout à la fois dans l’indécision, l’impuissance, l’improvisation et la résignation.
Est-ce à dire que l’Etat était au bord de l’effondrement dans l’indifférence générale?
L’Etat, âgé alors d’à peine une trentaine d’années, était gravement menacé, mais absolument pas dans l’indifférence générale. D’abord parce que les Algériens savaient bien ce qu’ils doivent à l’Etat post-colonial en termes de réalisations, de justice sociale et d’émergence à la dignité après de longues décennies marquées par le code de l’indigénat. Ensuite, nombreuses sont les voix qui se sont élevées, y compris au sein des partis, pour secouer les consciences quant aux dangers imminents auxquels le pays est exposé. Enfin, il est important de souligner que l’Armée qui avait joué un rôle primordial dans la naissance de l’Etat, comme d’ailleurs dans presque tous les pays depuis des temps immémoriaux, restait, en ce début de la décennie 1990, la seule force capable de le sauvegarder face à l’aventurisme des intérêts partisans. Elle ne pouvait pas se dérober à ce rôle si elle voulait rester fidèle à son histoire et à sa vocation qui est de se hisser au-dessus des contingences et des calculs étroits d’une multitude de factions qui avaient proliféré à la faveur de la Constitution de février 1989. Il fallait sauver l’Etat du naufrage; faute de quoi, la nation se serait disloquée sous les coups des surenchères partisanes et des démons ravageurs de la division mis en mouvement, dans une confusion indescriptible, par des idéologies souvent mal assimilées.
Certains avaient qualifié pourtant l’intervention de l’Armée dans l’interruption du processus électoral de «bruit de bottes».
Avec le recul du temps, il est difficile de ne pas constater que ce processus portait en lui les ferments de son échec. Car il avait été improvisé par un régime dont l’agonie exposait la nation à une révolution totale dans une parfaite impréparation, puisqu’à peine quelques mois s’étaient écoulés entre la promulgation de la Constitution nouvelle et des élections pluralistes auxquelles le pays n’était d’ailleurs pas habitué. Dans ces conditions d’un naufrage avéré sur tous les plans et où l’héritage encore fragile commençait à être dangereusement dilapidé, quel était l’acteur qui pouvait sérieusement prémunir le pays contre une révolution aux contours imprécis, pour ne pas dire utopiques, sinon cette institution militaire dont les membres avaient fait le choix du service de l’Etat dès leur jeune âge? Faute de pouvoir le refonder dans l’immédiat sur de nouvelles bases, il a paru d’abord urgent de le sauvegarder.
Les Algériens en avaient vite pris conscience et avaient consenti des sacrifices énormes, car ils avaient compris que l’Etat était l’élément fondateur de la nation et qu’il en demeurait la structure fondamentale.
L’Etat a été certes sauvé de l’effondrement, mais à quel prix!
Un prix très fort. Une décennie de guerre civile avec son lot de sang et de larmes. Une économie effondrée. Une âme nationale fissurée. Des repères ébranlés. Un pays en proie aux divisions partisanes qui n’avaient, à l’évidence, rien perdu de leur acuité malgré la tragédie et ses enseignements.
Dans le même temps, on doit reconnaître que les pouvoirs en place avaient tout tenté pour recoller les morceaux à travers des efforts réels visant à recréer le consensus autour de l’intérêt national par le dialogue, une politique dite de la Rahma et même une Constitution amendée, ayant débouché sur la première élection présidentielle pluralistes de l’Algérie indépendante. Mais ces efforts étaient voués à l’échec dans la mesure où ils n’emportèrent pas l’adhésion de tous les protagonistes qui ne semblaient pas inscrire leurs préoccupations au sommet d’une hiérarchie des urgences où la sauvegarde de l’Etat viendrait tout naturellement en tête des priorités.
Vers la fin de la décennie 1990, le pays, confronté à l’effondrement de ses finances, était épuisé tandis que la crise majeure qu’il vivait n’a pas manqué d’induire aussi des contradictions internes au régime qui se sont soldées par la démission du Président Zeroual dont l’entreprise se trouvait ainsi contrariée.
En tout cas, c’est dans ces conditions dramatiques à tous points de vue qu’une nouvelle élection présidentielle fut organisée en 1999 et que Abdelaziz Bouteflika accéda à la magistrature suprême.
C’était donc dans ces conditions-là que Abdelaziz Bouteflika est devenu le second président de l’Algérie pluraliste?
Il était surtout confronté à une tâche redoutable dans un pays ruiné économiquement, déchiré politiquement, bouleversé socialement et déstabilisé moralement. D’entrée de jeu, le nouveau président avait conscience qu’il lui fallait puiser une légitimité dans le succès d’une stratégie axée sur le souci constant de fédérer la nation. Il ne s’était donc pas dérobé au devoir de rassembler afin de circonscrire le mal de la discorde qui affectait le corps social depuis une dizaine d’années et qui s’était soldé par des dizaines de milliers de morts, de blessés, de veuves et d’orphelins, ainsi que par des destructions se chiffrant à des sommes colossales. Bouteflika avait également soumis aux électeurs un programme articulé sur quarante (40) dossiers voués à ressusciter un consensus qui avait précédemment volé en éclats et à guérir la société de ses infirmités. Ce programme était conçu comme un catalyseur et, en quelque sorte, un pôle d’unité.
Comment çà?
Rien n’y était laissé au hasard. Tous les aspects de la vie nationale étaient pris en charge dans une perspective de court, moyen et long terme. En le relisant, on se rend bien compte qu’il ne s’agit pas d’un programme électoral au sens strict du terme, mais d’une vision et d’une trajectoire dont le but était non seulement de reconstruire matériellement le pays, mais aussi de marquer progressivement une rupture radicale par rapport au système du parti unique qui, de toute évidence, avait fait son temps. D’ailleurs, les programmes ultérieurs de 2004 et 2009 n’en étaient qu’un prolongement opérationnel, des étapes vers le but ultime qui est d’établir un pays stabilisé dans son unité et ses institutions démocratiques où l’ordre public serait totalement rétabli, le tout permettant à l’économie de fonctionner librement dans un Etat impartial, garant de la justice sociale et reposant sur des règles solidement établies.
Cela reste un peu théorique, sinon, comment expliquez-vous alors les crises politiques qui ébranlèrent la volonté d’unité dont vous parlez et qui se sont traduites notamment par des conflits entre Bouteflika et deux chefs de gouvernement qu’il avait lui-même désignés, Benbitour et Benflis?
J’ai dit qu’il avait tracé une trajectoire où la marche ne pouvait forcément se faire que par étapes. S’agissant des conflits que vous évoquez, il faut bien comprendre le contexte dans lequel ils avaient éclaté. D’abord, le pays était en proie à la discorde partisane. Ensuite, l’Exécutif affaibli par la crise nationale, la démission du Président Chadli, l’assassinat du Président Boudiaf, la fin de mandat du Président Kafi, la démission du Président Zeroual, le tout en moins de dix ans, s’est avéré contrarié dans ses efforts pour maîtriser un naufrage politique, économique, social et moral bien réel. Seule l’Armée, encore une fois, parvenait à rester debout et à faire face à l’insécurité et au désordre. Dans un tel contexte, le pays avait besoin d’une autorité incarnant l’unité de direction, donc de contrôle et d’orientation de la politique de redressement souhaitée. En d’autres termes, il lui fallait un président fort, c’est-à-dire un chef pourvu de toute l’autorité requise en temps de crise, pour aller vite. Cela, personne ne pouvait l’ignorer. Les personnes dont vous parlez, et que je respecte, savaient dès le départ à quoi s’en tenir avec le Président. Elles connaissaient aussi bien son programme et même son caractère. S’agissant de son programme, personne n’en ignorait le contenu, ni les méthodes de travail par lesquelles il allait être mis en oeuvre. Pourquoi avaient-elles alors accepté de travailler avec lui? Je ne peux pas répondre à leur place et, avec le recul, je ne comprends toujours pas les motivations objectives qui ont pu provoquer une rupture si brutale. Ce que je sais par contre, c’est que Bouteflika avait investi toute sa confiance en ces personnes et que son intelligence, bien au-dessus de la moyenne, lui interdisait la moindre velléité de crise avec l’une ou l’autre à un moment crucial où il était engagé dans une redoutable entreprise.
A ce conflit avec deux chefs de gouvernement, est venu se greffer le désaccord avec le chef d’état-major de l’ANP, Mohamed Lamari.
Honnêtement, je ne connais pas les dessous d’un tel désaccord, s’il a existé. Ce que je peux dire, c’est que même si c’était le cas, cela n’a pas eu de conséquences politiques graves. Il n’y a pas eu de coup d’Etat. Il n’y a pas eu de fronde aventureuse de la part de l’Armée, ni d’attitude impulsive de la part du Président, ministre de la Défense, qui aurait bien pu démettre purement et simplement son chef d’état-major. L’un et l’autre avaient placé l’intérêt supérieur du pays au-dessus des contingences passagères. Bouteflika a été réélu pour un second mandat, tandis que Mohamed Lamari, en officier discipliné, a pris sa retraite. Si ce désaccord a existé, son dénouement est révélateur d’un progrès incontestable dans les moeurs politiques du pays, et le mérite en revient aussi bien au Président qu’à l’Armée dont il était le chef suprême.
Des voix s’élèvent aujourd’hui pour dire «barakat» et que Bouteflika doit prendre sa retraite.
Nous sommes en période électorale. Il est donc tout à fait normal qu’une course s’engage et que les clivages partisans et autres s’excitent de nouveau après une accalmie relative. Ce n’est pas la première fois. Ce n’est pas propre à l’Algérie. Et ce n’est pas la dernière fois. Plus encore, je dirai que c’est un signe de bonne santé du processus de renouveau ouvert en 1999. Après quinze ans de mise en oeuvre, on voit bien que le pays ne s’est pas recroquevillé sur lui-même. Il s’ouvre à lui-même et au monde. Il manifeste de plus en plus pacifiquement, allant en quelque sorte du pire vers le meilleur, même si le drame de Ghardaïa notamment nous interpelle et nous montre que le chemin conduisant à une société apaisée reste encore long et ardu.
Cela dit, avec le respect dû aux positions des uns et des autres, la question qu’il importe de débattre, par delà les simplifications, est celle de savoir si oui ou non Bouteflika a fait avancer la démocratie en Algérie. Il est vrai qu’il reste encore des étapes à franchir pour atteindre le but. Il est vrai aussi que les exigences de l’idéal qui habite chaque individu nourrit en lui une impatience légitime à transformer le réel au nom de l’idée qu’il se fait de la démocratie. Mais tout le problème est de dire si le principe de réalité peut être vaincu au gré de nos souhaits sans tenir compte des étapes requises pour réaliser une transformation du réel social et politique au nom de l’idée de ce qu’il devrait être.
Les partisans de la méthode révolutionnaire de changement vous diront qu’il faut procéder maintenant et tout de suite, même par la violence. L’Algérie a essayé cette méthode en 1990 et force est de reconnaître qu’elle a échoué malgré les sacrifices consentis. Les partisans de la méthode réformatrice vous diront par contre que l’Algérie a connu en 1990 une tentative de révolution qui n’a apporté que du sang et des larmes, et qu’il faut désormais agir autrement en ayant à l’esprit le fait que l’âge de raison en politique est celui de la gestion réaliste, pragmatique des affaires humaines. Sans aller plus loin dans un débat qui plonge ses racines dans la longue histoire de la pensée politique, je dirai que Bouteflika est un homme pragmatique doublé d’un idéaliste expérimenté en ce que, ne se nourrissant pas d’illusions, il a entrepris d’agir progressivement pour redresser le pays et approfondir le processus démocratique. Et s’il a décidé de postuler pour un autre mandat, ce n’est certainement pas par inconscience de la nécessité d’une alternance, mais en homme avisé, il a, à mon avis, compris que les incertitudes géopolitiques déchaînées qui pèsent sur l’Algérie requièrent encore une stabilité permettant de la prémunir contre les menaces auxquelles elle est exposée à ses frontières.
De plus, son bilan l’y autorise. L’adhésion confiante du pays ne lui a pas fait défaut. Les axes directeurs de son programme sont toujours d’actualité. Son expérience est utile au pays. Sa méthode, inscrite dans une pensée de mouvement constamment en éveil, vise sans cesse à réformer, à consolider, à adapter et à parachever. En tout cas, laissons les électeurs s’exprimer et dire librement leur verdict. Pour ma part, je pense que ce n’est pas au moment où un navire est sur le point d’arriver à bon port que le capitaine doit l’abandonner.
Mais les opposants brandissent la fraude électorale pour lui dénier le droit de se porter candidat.
Cette question de la fraude préoccupe légitimement tout candidat, surtout depuis l’avènement du multipartisme. Elle est certes condamnable et il ne s’agit nullement de sous-estimer son existence dans tel ou tel bureau de vote. Mais ce n’est pas un phénomène général et systématique qui nous autoriserait à discréditer en bloc notre administration, ou encore à douter du bon déroulement du scrutin du 17 avril. Je voudrais juste dire qu’un phénomène d’une telle gravité, même isolé, doit être combattu. Mais il doit aussi être analysé par rapport au contexte dont il se nourrit. Ce contexte est celui d’une société malade des traumatismes qui l’ont secouée et dont elle mettra encore du temps à se relever. C’est aussi le contexte d’une société politique qui est à ses débuts et qui éprouve du mal à s’organiser pour assurer une surveillance au niveau de l’ensemble du bureau de vote comme la loi le permet.
Loin de moi l’idée d’incriminer les partis ou de les diaboliser en quoi que ce soit. Je les respecte comme ils sont. Je dirai simplement qu’eux aussi, à l’instar de toutes les structures et institutions politiques et sociales, subissent les retombées de l’évolution chaotique qu’a connue le pays entre la fin de la décennie 1980 et la fin de la décennie 1990. C’est dire en bref qu’elle soit électorale, fiscale, scolaire, commerciale, douanière ou autres, la fraude est un phénomène révélateur d’une société dont la maladie passagère relève d’une responsabilité collective et non pas de Bouteflika ou de ses prédécesseurs seuls. Focaliser aujourd’hui sur Bouteflika équivaut à le créditer du statut d’homme providentiel que lui-même, on s’en souvient, avait toujours eu l’honnêteté de contester. C’est vrai qu’en tant que Chef de l’Etat, sa responsabilité est essentielle dans le traitement des maux qui affectent la société. C’est vrai qu’il n’a pas tout réussi comme il l’aurait souhaité. C’est vrai qu’il a commis certaines erreurs qu’il n’a d’ailleurs pas hésité à reconnaître lui-même à propos, par exemple, de la loi sur les hydrocarbures. Comme tout décideur qui prend à coeur sa tâche, il ne peut pas ne pas se tromper, car la perfection n’appartient qu’à Dieu. Mais, dans le même temps, l’honnêteté commande de dire qu’il a fait avancer le pays dans beaucoup de domaines, au prix d’efforts surhumains et au détriment de sa santé. Aujourd’hui, avec les leçons d’une longue expérience à la tête de l’Etat, il est à même de mieux faire en faisant gagner du temps au pays, s’il est réélu, au lieu d’aller à la facilité en se retirant. Mieux faire, cela signifie franchir d’autres étapes dans la trajectoire tracée en 1999. C’est donc en profondeur que la fraude sous toutes ses formes doit être éradiquée et non pas traitée de manière épisodique dans un seul aspect à l’occasion d’une campagne électorale, aussi importante soit-elle. Cela dit, il est indéniable que les dispositions prises, ainsi que la présence d’observateurs extérieurs sont de nature à rassurer tous les candidats.
Il n’y a pas que la fraude. Il y a aussi la maladie de Bouteflika qui ne lui permet même pas de faire une campagne électorale?
Le critère de la maladie est de la responsabilité des médecins. A-t-on une quelconque raison de douter de leur compétence et de leur intégrité? Il ne suffit pas de spéculer. Il faut donner des faits avérés. Cela dit, de nombreux chefs d’Etat dans le monde ont présidé avec succès aux destinées de leurs pays respectifs tout en n’ayant pas l’énergie de leur jeunesse. Je rappellerai seulement le cas le plus connu, celui de Franklin Delanoe Roosevelt, élu président des Etats-Unis en 1932 alors qu’il avait été paralysé par la maladie en 1921, c’est-à-dire une dizaine d’années auparavant. Il a réussi à redresser la situation après la crise économique de 1929. La Constitution a même été exceptionnellement amendée pour lui permettre de postuler à un 3ème mandat. Il a joué un rôle essentiel dans la conduite de la Seconde Guerre mondiale et la victoire contre le nazisme. Il s’était déplacé jusqu’à Yalta, en Crimée, en février 1945 pour y rencontrer Staline et Churchill. C’est dire que son état physique ne l’avait nullement handicapé dans l’exercice de ses fonctions parce qu’il était en pleine possession de ses capacités intellectuelles. Ni ses médecins, ni les personnalités étrangères ou algériennes qui ont vu Bouteflika ne disent le contraire de lui. S’agissant de la campagne électorale, elle signifie pour un candidat deux choses: se faire connaître, présenter son programme et l’expliquer en allant à la rencontre des électeurs, notamment dans le pays profond. Or Bouteflika et son programme sont connus par les Algériens et, lui, connaît bien le pays qu’il a visité à maintes reprises. De plus, son bilan parle de lui-même. L’enjeu n’est donc pas dans la forme mais dans le fond qui est pour les électeurs de savoir à qui ils ont à faire.
Qu’est-ce que Bouteflika pourrait faire de plus qu’il n’ait déjà fait pendant trois mandats?
Je pense qu’il ne faut pas dissocier ses mandats l’un de l’autre, ni le 4ème mandat, s’il l’obtient, des trois autres. Rappelez-vous que chaque mandat a été marqué par des décisions politiques fortes. La Concorde civile avec un premier plan de développement assorti de plusieurs réformes dans des secteurs vitaux. Puis la Réconciliation nationale avec un second programme de développement. Enfin, une révision limitée de la Constitution où l’article relatif aux mandats a été utilisé pour masquer une réforme fondamentale relative à l’ouverture effective du champ politique à la femme. Il ne faut pas oublier non plus l’annonce d’avril 2011 concernant la Constitution. Donc, il faut s’attendre à ce que le 4ème mandat soit notamment celui de la consécration dans les textes et dans les faits du projet démocratique dans toutes ses dimensions. Et ce sans perdre de vue les autres segments de son programme comme le développement humain et un vrai développement économique, c’est-à-dire un développement articulé sur les paramètres structurants d’une économie non pas de bazar mais de production et d’innovation. A cet égard, tout porte à croire qu’il mettra davantage l’entreprise et l’investissement au coeur de la politique économique car la victoire sur le chômage est à ce prix.