Homme de l’ombre, Constantin Melnik n’a pas lésiné sur «l’intelligence» pour reprendre la définition du Renseignement au pays de «007».
Pendant trois ans (1959-1962), le conseiller de Michel Debré pour la sécurité et le renseignement n’a guère chômé. Placé – de par les textes régissant l’appareil sécuritaire français
– au confluent de nombreux «services» (DGSE, renseignement militaire, DST et Renseignements généraux), il a vécu au rythme quotidien d’une mission quasi obsessionnelle : faire avorter la «rébellion», en mettant à contribution la barbouzerie de la République.
A l’abri de son bureau hermétique de Matignon, il s’est efforcé de mobiliser le renseignement français pour les besoins de la «cause». Erigé par les chroniqueurs de la vie politique française au rang des «hommes les plus influents de France»,

Constantin Melnik a joué indéniablement un rôle de premier ordre au service de la guerre coloniale. En professionnel de la sécurité et du renseignement, il était chargé de peaufiner des opérations secrètes contre le FLN et ses structures.
Déformation professionnelle oblige, l’homme, à l’image de nombre de ses pairs, s’est assigné une attitude faite de mutisme. Depuis la fin des «évènements d’Algérie», sa langue a très peu «parlé» sur la dimension secrète du plus sanglant des conflits de décolonisation.
En cinquante ans, il s’est résolu à l’exercice de la confession en de très rares circonstances : le temps d’un livre, «1000 jours à Matignon» (sous-titré Raison d’Etat sous de Gaulle. Guerre d’Algérie 59-62 (Paris, Grasset 1988), et d’interviews dont le nombre ne dépasse pas les doigts de la main.
Remis en perspective à la lumière de l’ouverture des archives de Michel Debré, soumis à l’analyse critique des historiens, 1000 jours à Matignon vient d’être réédité de fraîche date chez Nouveau Monde, un éditeur parisien spécialisé dans la littérature du renseignement. Publiée sous un titre plus expressif,
«De Gaulle, les services secrets et l’Algérie», la nouvelle édition n’est pas dénuée d’intérêt. Constantin Melnik invite le lecteur à replonger dans les pages d’une «guerre coloniale absurde» et dans un «passé de fureur qui, aujourd’hui encore, n’a pas fini, tout en me taraudant, de torturer les consciences françaises».
Un avant-propos d’Olivier Forcade, historien ayant passé au crible les archives de Michel Debré, et une post-face de Melnik permettent de mieux comprendre l’usage des services secrets par le pouvoir gaulliste pendant la guerre d’Algérie.
De bout en bout du pouvoir gaulliste à l’épreuve de la guerre d’Algérie, le renseignement a été «conçu comme un outil politique dans la politique algérienne et dans la diplomatie par Michel Debré».
Année de transition entre une IVe République finissante et une Ve en devenir, l’année 1958 coïncide avec le redéploiement de la communauté (française) du renseignement. L’exécutif assigne aux hommes de l’ombre une feuille de route centrée vers une mission jugée majeure : la neutralisation de la rébellion.
Directeur du SCEDE (organe d’espionnage), le général d’armée Paul Grossin définit quatre objectifs clairs : protection des intérêts français en Algérie, formule générique synonyme de lutte contre le FLN en Algérie, en Afrique du Nord et dans les pays du Moyen-Orient aidant le FLN, protection des intérêts français en Afrique noire et dans la communauté, actions sur les menées communistes contre la France et lutte contre les activités de nature à porter atteinte aux intérêts français dans le monde libre.
A un demi-siècle de distance, l’ex-»Monsieur Renseignement» à Matignon dessine, à grands traits, l’attitude de la Ve République naissante face à une guerre d’Algérie «souvent intolérable». Au cabinet de Michel Debré, Constantin Melnik était chargé de coordonner les questions de renseignement en liaison avec le colonel Edouard Mathon, un officier chargé de centraliser les renseignements en provenance d’Afrique du Nord.
Michel Debré, rappelle Olivier Forcade, attachait une «importance toute particulière à une centralisation des renseignements du SCECE sur le FLN et sur ses dirigeants» au profit de son cabinet.
Examinée par Olivier Forcade lors du dépouillement du fonds Debré, une note datée du 18 août 1960, à l’orée de l’ouverture des négociations entre le FLN et le gouvernement gaulliste, en atteste.
Destinée au patron de l’espionnage, elle concerne en particulier la direction du FLN à Tunis. Cette note, explique Olivier Forcade, souligne aux yeux du chef de Matignon l’intérêt du renseignement dans l’action politique vis-à-vis du FLN.
A l’heure de la négociation et des manœuvres gaullistes pour tenter de diviser la direction de la révolution, la recommandation de Michel Debré est on ne peut plus claire :
«Mais il ne suffit pas de faire la synthèse des renseignements supplémentaires ; il faudrait essayer de chercher des renseignements supplémentaires (sur les dirigeants du FLN)».
Précisant de manière plus explicite ses attentes en la matière, le Premier ministre veut en savoir plus sur leur état d’esprit alors que la négociation pointe à l’horizon. «En particulier», insiste le chef de Matignon dans sa note au patron du SCEDE, il s’agit de savoir si l’exécutif français est «suffisamment au fait des divisions à l’intérieur du FLN».
A l’appui des postulats qui fondent sa note, Michel Debré estime qu’il «n’est pas douteux qu’une scission du FLN et le ralliement direct de certains de ses éléments à la politique du général de Gaulle constituerait un échec sensationnel pou la rébellion». Et le Premier ministre de poursuivre à l’adresse des chefs du renseignement via la note adressée au patron du SCEDE : «Comment pouvons-nous aller du renseignement à l’action ? Voulez-vous y réfléchir et venir m’en parler jeudi vers 17h ?»
Pour avoir vu passer sous ses yeux, en flux ininterrompu, les notes frappées du «secret défense» et «BRQ» (bulletins de renseignements quotidiens) destinées aux chefs de l’exécutif, Constantin Melnik a pu prendre la mesure de «l’enfer d’une guerre», dira-t-il avec le recul du temps. Une guerre «aussi absurde qu’inutile»,
dont il est difficile de distinguer les différentes séquences. «Qu’y a-t-il de commun, en effet, entre les abominables tortures de la «bataille d’Alger»
sous une IVe République désirant détruire entièrement l’ennemi nationaliste et l’approche plus teintée de «réserve» sous de Gaulle lorsque le Dieu vivant cherchait en tâtonnant, tout en affaiblissant l’adversaire, à négocier avec lui une solution acceptable pour tous», s’interroge l’homme de l’ombre.
Parce qu’elle a été un enjeu politico-militaire à plusieurs dimensions, la guerre d’Algérie a nourri les clivages au sein de tous les organes.
L’exécutif n’y a pas échappé. Tout au long de son séjour à Matignon coiffé de la casquette de conseiller pour la sécurité et le renseignement, Constantin Melnik a eu à le constater. Et à s’en plaindre. De 1959 à 1962, ses notes à Michel Debré, dépouillées par Olivier Forcade, «soulignent à de multiples reprises la difficulté d’obtenir une décision rapide ou le retour d’un document SDECE en lecture au cabinet».
Illustration de la peine qu’éprouve Melnik pour obtenir un renseignement, cet enseignent tiré par l’historien Olivier Forcade lors de sa consultation des archives Debré.
«Ainsi Melnik n’est-il pas informé initialement des entretiens secrets de Médéa avec les dirigeants de la Wilaya IV menés par Bernard Tricot, conseiller technique à la présidence de la République (affaires constitutionnelles et algériennes), et (le colonel Edouard) Mathon en mai 1960».
Par Salim Kettani