L’ audience phénoménale à dépassé le contexte du « Simple match de foot »
Dans le tumulte des conflits majeurs qui ont secoué le monde arabe ces deux dernières décennies, certains auront particulièrement tenu en haleine les opinions publiques du Machrek et du Maghreb réunis.
Parmi eux, la première guerre du Golfe (1991) ainsi que la seconde, celle de 2003, qui a vu la chute du régime de Saddam Hussein. A ces deux guerres contre l’Irak, il convient d’ajouter les deux dernières agressions israéliennes, contre le Liban (été 2006) et contre Ghaza (décembre 2008, janvier 2009).
Au regard de l’impact majeur sur les sociétés et les opinions publiques arabes de ces événements, la guerre médiatique algéro-égyptienne que l’on vient de vivre (et qui continue) sur fond de match de qualification pour la Coupe du monde, apparaît bien dérisoire et, somme toute, anecdotique. Pourtant, elle n’a pas manqué de marquer les esprits.
Si l’on se hasardait à une succincte analyse de la façon dont les médias se sont emparés de chacun des événements précités, il apparaît qu’en 1991, le fait marquant aura été indéniablement l’emprise de la machine CNN sur le sujet avec, à la clé, une couverture « à sens unique » du conflit. En 2003, on retrouve la même CNN et ses reporters « embedded », renforcée par le contingent de sa rivale Fox News. Mais cette alliance se verra contrée plutôt avec bonheur par celle des puissantes « fadhaïate » arabes, Al Jazeera et Al Arabiya en tête. Le rôle d’Al Jazeera s’est révélé plus crucial lors de la guerre de l’été 2006 contre le Liban et davantage encore pendant la guerre de Ghaza de l’hiver dernier. Et puis, il y a la bataille du Caire. Et cette guerre des mots et des images entre l’Egypte et l’Algérie. Nous le disions : en termes d’impact et de dégâts, rien à voir. Mais avec l’audience phénoménale prise par cette joute, on a largement dépassé le contexte du « simple match de foot » pour entrer dans quelque chose qui tient plus de la stratégie que du divertissement.
Un match médiatique inégal
Ce que le match du 14 novembre et le match d’appui de Khartoum, le 18 après lui, ont mis en évidence, c’est la part importante qu’a prise la guerre médiatique en dehors du rectangle vert. La propagande a naturellement emboîté le pas à l’information, comme dans n’importe quel conflit, et l’invective s’est érigée en mode de communication. Si l’on examine la « réponse médiatique » algérienne à l’aune des messages délivrés, quelques éléments qualitatifs et structurels méritent d’être relevés.
D’abord, l’inégalité des moyens et des supports. L’indigence de l’offre audiovisuelle algérienne a très vite été mise à nu face à la salve de programmes émis par les Dream TV, Nile TV, Modern Sport et autre Hayat TV. Si bien que c’est la presse écrite qui a pris sur elle de contrer le dispositif politico-médiatique égyptien et sa cohorte de commentateurs cathodiques. Si toute la presse algérienne, tous titres confondus, s’est engagée dans la bataille, certains se sont montrés autrement plus percutants, à l’instar du journal à gros tirage Echourouk (qui a dépassé le million d’exemplaires) dont le site Internet est l’un des plus consultés au Moyen-Orient, lui garantissant par là même une certaine pénétration au sein du public arabe.
Génération « bluetooth TV »
Pour contrer cette campagne massive orchestrée par les plateaux du Nil, les Algériens se sont essentiellement rabattus sur un canal qui prend de l’ampleur comme média alternatif et citoyen. Il s’agit du Net et son offre pléthorique qui montre toute la mesure du génie créatif algérien : détournement de célèbres films du box-office, parodies de chansons (dont quelques pépites pastichant le folklore égyptien), sketchs, affiches, spots, slogans publicitaires, le tout servi par une iconographie nationaliste largement inspirée de la charte graphique des Verts. Sans compter l’effervescence des réseaux sociaux, Facebook en tête, et l’incroyable mobilisation des internautes dans la blogosphère algérienne. A cela, il faudrait ajouter ces centaines de messages véhiculés par les téléphones portables et autres supports numériques, massivement téléchargés par bluetooth interposé. Cette formidable mobilisation sur le terrain du symbolique est venue ainsi doubler la mobilisation physique de ces milliers de supporters (10 313 selon Zerhouni) portés par quelque 53 appareils, dans le cadre de ce que l’on a convenu de labelliser « l’opération Khartoum » comme dans une vraie campagne marketing. Ou expédition militaire, c’est selon… De fait, un pont aérien digne d’une opération militaire a été mis en place, où les supporters font office de fantassins. Une redoutable infanterie de soldats en civil pour une guerre d’un nouveau genre…
Canal+ et le plan média de Raouraoua
Ceux qui ont Canal Plus ont certainement vu le reportage « exclusif » (la mention est de taille) consacré par la célèbre chaîne cryptée à l’équipe nationale, avec un zoom sur ses deux derniers déplacements. Le reportage a été diffusé à une heure de grande écoute, dans la pause-citron du choc OM-PSG, le vendredi 13 novembre. Dans la foulée de la polémique suscitée par l’agression de nos joueurs à leur arrivée au Caire et le caillassage de leur bus, les images de Canal Plus sont tombées comme du pain béni et l’opération a résonné comme un plan de com’ intelligemment concocté par Raouraoua et son staff, ceci dans un contexte où l’ENTV s’est montrée quelque peu tiède, paralysée qu’elle était par les calculs diplomatiques et la prudence d’Etat qui a suivi cette affaire. D’aucuns se sont demandé d’ailleurs, au milieu de l’affolement qui s’est emparé de l’opinion publique nationale en voyant leurs héros ainsi molestés, pourquoi aucune caméra de la télévision officielle n’a capté ni répercuté ces images. C’est comme si l’on avait délégué aux médias étrangers la mission de porter le message souterrain du pouvoir algérien susurré en « off » tout en jouant l’apaisement en conférence de presse (voir les déclarations de Djiar et Medelci le jour de l’incident). Cette mobilisation sur tous les fronts, au-delà de ses excès et de ses dérapages (il y en a eu de part et d’autre), si elle a une morale, eh bien la voici : elle démontre avec évidence que nous sommes capables du meilleur comme du pire. Et au rayon « meilleur », nous sommes heureux de constater que nous sommes parfaitement en mesure de rééditer l’exploit de Khartoum sur d’autres terrains que celui du foot, pour peu que les compétences algériennes trouvent le cadre pour faire exploser leur talent comme notre splendide onze national a su le faire tout au long de ces épiques éliminatoires. Car il faut très vite se dégager du carré vert pour se projeter dans un destin plus grand. Sans chauvinisme aucun ni euphorie patriotarde, il nous apparaît crucial, en effet, de capitaliser ce regain de confiance. Ce mental de fer, cette « gniaque », cette « grincha », et les investir dans tous les domaines.
Un statut de leader
Bien sûr qu’il est important que l’Algérie soit en Afrique du Sud en juin prochain. Mais il serait dommage d’enfermer cet élan et tout cet enthousiasme uniquement dans un enjeu footballistique. Et dans une relation monomaniaque avec un « ennemi » conjoncturel. On le répète à l’envi : oui l’Algérie est un grand pays du Maghreb. Oui elle a des atouts énergétiques, géographiques, géopolitiques et humains majeurs. Oui elle a du talent. Des talents. Des compétences. Des femmes et des hommes vaillants. Il est parfaitement de son droit de nourrir des prétentions régionales et internationales dignes de son potentiel, de ses atouts et de tout ce que le mot « Algérie » véhicule comme valeurs. Quand on va en Orient, et tout spécialement en Egypte, on nous le répète inlassablement : vous êtes originaires du « balad el melioun chahid », nous flatte-t-on. Car même pour eux, ce n’est pas de la littérature. Ce n’est pas un match truqué avec la France. Avec l’histoire. C’est de la chair et du sang. Pas un mythe fondateur. Pas une mystification mais un sacerdoce. Une épopée populaire. Un état d’esprit. Oui, les Algériens ont le droit d’exiger de leur Etat, de leurs dirigeants, du monde entier plus de considération. De respect. Au même titre que nos amis égyptiens d’ailleurs. Ils ont surtout le droit de briguer un rôle prépondérant dans la zone Maghreb et même au-delà. Et le mot « leader » ne serait pas usurpé. Au vu de son poids économique, de son positionnement géostratégique, de son statut moral et de sa stature historique, notre pays peut légitimement aspirer à un tel rang. L’Algérie a bien su se mobiliser, Etat, nation et société, autour d’un acte paroxystique quand notre ego national a été bafoué. Il n’est pas dit que les Algériens ne sont pas capables de rééditer cela dans d’autres épreuves. Et pour revenir à la donne médiatique, l’on ne peut que faire le constat, amer, d’un grave déficit en termes de sons et d’images, en voyant l’état du « bouquet DZ ». On lit que l’ENTV s’apprête à boycotter les feuilletons égyptiens et que les « drama » syriennes et autres soap opera turques, jordaniennes ou khalidji vont s’évertuer à combler le vide annoncé. Il serait vain, au milieu de cette escalade hystérique et de toute cette surenchère, de chanter aux uns et aux autres : « Il faut savoir raison garder. » Ce qui est certain, en revanche, est que l’Algérie ne peut gagner la bataille des contenus sans un investissement conséquent dans le secteur des idées et de l’imagination et sans une libération sans condition du champ créationnel dans tous les compartiments de l’expression. L’Algérie ne peut briguer honnêtement le statut de leader au Maghreb sans une bonne assise médiatique derrière. L’ENTV, tout le monde le sait, est trop engourdie par son côté « voix de son maître ». Et par-delà son asservissement, il tombe sous le sens qu’elle ne peut pas supporter à elle seule la lourde tâche qui consiste à inventer une nation et à faire vivre l’imaginaire d’une société. Encore moins une société aussi vive et aussi bouillante que la nôtre. Nous avons besoin de fraîcheur. Les Algériens, avec leur humour, leur panache, leur vivacité, sont en droit d’aspirer à une meilleure télé. Une télé digne de leur « barocité », avec de nouveaux concepts, des formats plus attrayants, des sujets plus audacieux, un habillage moins guindé, une langue décontractée. Et qu’on ne nous dise pas que les métiers de l’audiovisuel nous sont supérieurs et que l’on serait incapables de trouver l’équivalent des Ziani, Meghni et Matmour sur ce terrain-là. Il n’y a qu’à voir les têtes d’affiche d’Al Jazeera et compagnie, qui sont, pour nombre d’entre eux, des enfants de l’ENTV.
En attendant « Echourouk TV »
Beaucoup de nos téléspectateurs ont été soulagés de voir Biyouna, Belloumi ou telle autre star nationale répondre à Nancy Ajram, Tamer Hussein ou Khaled El Ghandour via Nesma TV la tunisienne ou Médi 1 Sat la franco-marocaine. Des chaînes qui, il faut bien l’admettre, en dépit de leur professionnalisme, n’ont pas l’audience de leurs concurrentes orientales. Doit-on à chaque fois se remettre à ces honorables chaînes maghrébines pour hisser sur le pavois le produit Algérie et exalter notre spécificité culturelle et identitaire ? Ou bien compter sur France24 ou Canal+ chaque fois qu’une incartade vient soulever notre émoi ? Voilà qui remet sur le tapis la question de l’absence de groupes audiovisuels à Alger à même de faire un tel travail. Il est à craindre que le décalage sidérant entre le régime qui s’entête crânement à verrouiller le champ audiovisuel et une société qui n’a de cesse d’inventer comme elle le peut de nouveaux canaux d’expression ne fasse que perdurer l’indigence qui caractérise l’industrie de l’image dans notre pays. Non, l’ENTV ne peut pas tout faire. Et si l’on doit attendre à chaque fois le Ramadhan pour voir les choses bouger, la bataille est perdue d’avance. Sans parler du cinéma qu’il faut redynamiser, du théâtre, de l’économie bien sûr, du tourisme, de l’éducation nationale, de la recherche scientifique… Autant de chantiers qu’il faut entretenir si l’on veut gagner nos prochains challenges et revenir à la hauteur de nations de même calibre, autrement plus avancées. L’euphorie finira fatalement par tomber et nous devons parer aux désillusions à venir et préparer dignement les prochains matchs qui nous attendent face au futur…
Par Mustapha Benfodil