Guerre d’Algérie : la France continue d’entraver l’accès aux archives

Guerre d’Algérie : la France continue d’entraver l’accès aux archives

Le 22 décembre 2022, Emmanuel Macron a signé le décret de « dérogation générale » portant sur l’ouverture à tous « des archives publiques produites dans le cadre d’affaires relatives à des faits commis en relation avec la guerre d’Algérie ». Le 25 août 2022, lors de sa visite en Algérie, le président français a réaffirmé la nécessité de donner aux historiens « un accès complet aux archives de la guerre d’Algérie ».

Cependant, malgré les engagements sans cesse répétés d’ouvrir, de simplifier et de faciliter l’accès aux documents concernant la guerre d’Algérie, « en pratique cela reste difficile tant pour les familles que pour les chercheurs. » C’est ce qu’affirme Marc André, maître de conférences à l’université de Rouen-Normandie, dans une tribune parue hier (lundi 14 novembre 2022), dans le journal Le monde. Il semble bien donc, selon l’historien, que la question des archives fait l’objet d’une « instrumentalisation politique ».

Archive de la guerre d’Algérie, une double méconnaissance

Constatant un grand décalage entre le discours politique et la réalité du terrain, Marc André se demande si le décret de « dérogation générale » n’a pas été rédigé « au croisement de deux méconnaissances : celle de la guerre d’Algérie et celle des archives ». Il en veut pour preuve les pratiques administratives restrictives et contradictoires qui affectent la consultation des archives.

scène du film la bataille d'Alger

La gestion bureaucratique de la question des archives de la guerre d’Algérie conduit à ignorer la réalité d’une guerre menée par des jeunes.

L’historien donne l’exemple d’une fille d’un condamné à mort à qui on a refusé l’accès au dossier de l’enquête, car son père, jugé en 1960 à l’âge de 20 ans et 6 mois, était mineur (il avait moins de 21 ans) au moment des faits. Une autre fille d’un condamné à mort s’est vue récuser l’accès aux archives au motif que les compagnons de lutte de son père étaient mineurs lors de son arrestation (le condamné ne l’était pas).

Pour justifier son refus, l’administration invoque le fait que « les documents relatifs aux mineurs demeurent soumis à un délai de communicabilité de cent ans ». Mais pour Marc André, cette disposition soulève plusieurs problèmes. En effet, la majorité légale de l’époque (21 ans) n’a pas empêché ces mineurs de comparaître devant un tribunal militaire et de recevoir la condamnation à mort. « Suffisamment majeur à l’époque pour avoir la tête tranchée, il est aujourd’hui suffisamment mineur pour voir son dossier soustrait de la dérogation générale », ironise l’historien.

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« Cette gestion bureaucratique, poursuit-il, conduit à ignorer la réalité d’une guerre menée par des jeunes ». Que ce soit dans les maquis et les réseaux urbains en Algérie ou dans l’immigration en France, une grande partie des militants de l’indépendance avaient à peine 20 ans au moment de leur engagement. Pour dépasser cette contradiction, Marc André propose d’opérer la distinction enfant (moins de 18 ans) et jeune adulte (entre 18 et 21 ans).

La « dérogation générale » rend illisibles les conditions d’accès aux archives de la guerre d’Algérie

Dans la suite de son propos, Marc André mentionne une autre entrave à l’accès aux archives de la guerre d’Algérie. Il s’agit des alinéas du décret relatif aux « documents pouvant porter atteinte à la sécurité de personnes impliquées dans des activités de renseignement ou à l’intimité de la vie sexuelle des personnes ». Une disposition qui bloque l’accès à la majorité des dossiers, car selon l’historien : « la logique répressive se basant sur le renseignement, les enquêtes fourmillent d’indicateurs ou d’informateurs ; et la vie sexuelle est autant scrutée par les policiers ou experts psychiatres que les violences sexuelles constatées, mais non reconnues au terme des procédures. »

Benjamin Stora et Emmanuel Macron

Benjamin Stora remet à Emmanuel Macron son rapport sur « les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie ».

Du reste, aux restrictions bureaucratiques s’ajoute la problématique de l’interprétation. « Si l’esprit du décret, explique l’historien, proclame l’ouverture des archives à tous, son application à la lettre tend vers la fermeture. » Ainsi, le catalogage des dossiers rend l’accès à certains d’entre eux par demande individuelle (donc aux familles) impossible, alors que d’autres peuvent les consulter à leur guise.

Ensuite, le manque de lisibilité de l’examen des dossiers au cas par cas ralentit l’accès aux documents et engendre une double incertitude. D’une part, les chercheurs ignorent quelle archive est communicable et quelle archive ne l’est pas. De l’autre, les familles ne savent pas à l’avance si elles auront accès ou non au document souhaité. « Si un historien habitué des archives, souligne Marc André, arrivera à avancer dans ce labyrinthe, il n’en est pas de même des citoyens ordinaires, premiers destinataires de ce décret ».

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Ainsi, la dérogation dite « générale » s’avère donc être « une initiative politique rendant illisibles les conditions d’accès aux archives de la guerre d’Algérie et freinant, tout à la fois, le travail de la mémoire et celui de l’histoire », conclut le chercheur.