Une nouvelle politique salariale nationale s’impose
Après les métallurgistes à l’Est vint le tour des travailleurs de la SNVI de crier leur ras-le-bol concernant les salaires. Après les enseignants vint le tour des médecins.
Tout cela sous une casquette syndicale autre que l’UGTA. Le divorce entre les travailleurs et la centrale syndicale semble ne jamais être aussi inéluctable. Entre la contestation ardente des travailleurs d’ArcelorMittal et la révolte blanche des médecins, le front social est sur un brasier qui ne semble pas près de s’estomper.
Les choses ne font que commencer pour le monde du travail, surtout après la tripartite qui a finalement accouché d’une souris. Mais pas seulement. Même le statut particulier, accordé pourtant à une catégorie considérée comme aisée, à l’instar des médecins, et par lequel le gouvernement veut calmer les classes moyennes, ne semble pas mieux loti.
Les choses ne semblent pas s’arranger non plus pour les autres catégories des travailleurs qui arrivent à peine à percevoir le SNMG nouveau : 15 000 DA. Des couches sociales entières voient leur pouvoir d’achat se dégrader. Et elles n’hésitent pas à le faire savoir. A le crier jusque dans la rue. Une nouvelle carte syndicale semble se dessiner pour exiger une nouvelle politique salariale.
Le cas des médecins du secteur public, qu’ils soient généralistes ou spécialistes, est assez éloquent. Surtout lorsque l’on sait qu’un médecin spécialiste, qui a vingt ans d’exercice au compteur, perçoit à peine 65 000 DA. Bac plus douze, s’il vous plaît !
«Il faut savoir ce qu’on veut. Nous sauvons des vies humaines quotidiennement. En plus, nous ne sommes pas très nombreux. Vous savez, nos collègues au Maroc ou en Tunisie perçoivent entre 2 500 et 3 000 euros mensuellement.
Pourtant ces pays n’ont pas de pétrole, déplore le docteur Lamani, deuxième vice-président du SNPSSP, le syndicat des spécialistes. Je vous assure que l’idée de quitter leur pays ne leur effleure même pas l’esprit.» Alors, qu’est-ce qui pousse nos médecins à se mettre en grève jusqu’à déstabiliser un système de santé déjà fragile ?
Au-delà du salaire, un problème de logement
Mardi 7 février, un jour de grève. A notre arrivée à une polyclinique à Blida, nous avons été agréablement surpris par la propreté des lieux. Les services sont bien entretenus et le personnel respectueux.
Point de malades, sauf deux patientes qui attendaient leur tour au service des urgences. Les médecins grévistes sont tenus d’assurer un service minimum. Premier étage, même topo. Des salles d’attente vides mais un service dentaire totalement clean et doté d’un matériel sophistiqué. «Vous ne manquez de rien ici !» La dentiste présente dans la salle nous a arrêtés net.
«Vous savez, Monsieur, c’est vrai que les pouvoirs publics ont investi de l’argent dans l’équipement de certaines structures de santé, mais ils n’ont pas fait de même avec ceux censés le faire marcher», dit-elle fermement. Sa collègue, entendant notre discussion, accourut : «Je suis dentiste prothésiste. J’ai fait des études de spécialiste, mais je perçois à peine un peu plus de 40 000 DA.
Vous vous rendez compte, toute une vie à étudier avec, au-dessus du lot, l’obligation d’acheter votre matériel au risque de ne pas acquérir les modules, et ce salaire ! Cela sans parler du problème de logement que nous vivons pratiquement tous ici. Une collègue vient de Médéa chaque jour pour exercer ici, car l’administration n’a pu lui fournir un logement de fonction.»
En fait, tout est lié. Sans salaire correct, on ne peut rien avoir de correct. Ni logement décent, ni alimentation équilibrée, ni congé réparateur à la fin de l’année, ni enseignement à la hauteur pour sa progéniture, ni des soins de qualité…
Sur notre chemin du retour, nous avons aperçu des travailleurs des ponts et chaussées s’affairer à dégager de la boue qui s’est incrustée sur la route déjà anéantie par les nids-de-poule et les dos-d’âne. Trois d’entre eux regardaient un quatrième en train de déblayer sans bouger le petit doigt.
Ils devaient peut-être penser à leur «salaire» perçu dans le cadre du filet social. Autre lieu, autre décor. Hôpital de Baïnem, dimanche 14 février. Une journée de pluie. La structure est assez particulière, car, en plus de son architecture agréable pour les yeux, les senteurs de la Méditerranée vous chatouillent les narines.
Après la réunion de l’intersyndicale, la veille, regroupant les deux syndicats, le SNPSP et le SNPSSP, la mobilisation semble intacte. Le service minimum est assuré normalement, mais les blocs opératoires sont inopérants. La grève semble s’installer et les rites qui vont avec également. Des médecins arrivent tout de même à discuter de leurs problèmes.
«Comment voulez-vous qu’on s’occupe convenablement des malades alors que nous-mêmes sommes dans une situation déplorable !» s’offusque un médecin. «Vous savez, quand vous êtes réduit à vous occuper de la réparation de votre vieille voiture parce que vous n’avez pas les moyens d’acheter une neuve, vous ne pouvez pas soigner comme il se doit votre patient lorsqu’il se présente à vous le matin.
Nous sommes des êtres humains qui avons besoin d’exercer dans des conditions optimales, à plus forte raison que nous occupons des postes sensibles», enchaîne l’un de ses collègues.
A la sortie de l’hôpital, des personnes vous proposent leurs services clandestins de transporteurs.
La course est négociable, mais pas question de descendre sous un certain seuil. L’un d’eux accepta de nous déposer, à contrecœur, au CHU Mustapha, contre 200 DA. Il faut dire qu’en ces temps de grève, les malades à déplumer se font rares.
La tutelle pousse au pourrissement
CHU Mustapha. C’est là où le passage à l’action des médecins grévistes a été effectué. Ils avaient été bastonnés, car ils voulaient porter leur protestation dans la rue.
Service cancérologie. Tout est «normal». Les malades atteints sont immédiatement pris en charge. «Ici, quelle que soit la situation, nous ne pouvons pas faire grève. Vous savez, pour une chimiothérapie, un malade ne peut pas attendre», nous rappelle un médecin avec une pointe d’humour noir.
Nous vivons la même situation que nos collègues médecins en grève. C’est vrai que Mustapha est un CHU où la plupart des médecins ne sont pas concernés par la grève vu leur statut d’hospitalo-universitaires. Mais pour les salaires, nous ne sommes pas mieux lotis que nos collègues grévistes.»
A l’entrée du service neurologie, un malade se tord de douleurs sur un chariot dont une roue s’est détachée car son point d’attache était rouillé.
«Plus on est bardé de diplômes, plus on est pauvre»
Un médecin généraliste, après des années de service, perçoit à peine 40 000 DA. «Ceux qui n’arrivent pas à boucler leurs fins de mois sont légion. A commencer par moi-même. Avec nos trois enfants – ma femme travaille également –, je vous jure que nous traînons des dettes. Alors, comment voulez-vous que je sois dans une forme et une concentration optimales pour soigner ou sauver des vies ?»
«L’échelle des valeurs est complètement renversée. Sinon comment expliquer le salaire d’un député, 300 000 DA, alors qu’il n’est pas tenu d’avoir un niveau d’instruction élevé, et celui d’un médecin spécialiste, 60 000 DA, à qui l’on demande de maîtriser des techniques de pointe dans son domaine ?», peste le Dr Lamani, deuxième vice-président du SNPSSP.
Les médecins grévistes durcissent le ton
En dehors des structures de santé, les médecins sont tout aussi solidaires. Et le ton durcit. Mercredi, 8 février, un sit-in devant le ministère de la Santé est organisé. Plus d’un millier de médecins venus des différentes wilayas du Centre étaient là. Ils ne manquaient pas d’ingéniosité pour exprimer leur ras-le-bol.
Qui avec une blouse de médecin maculée de sang arborée en guise de banderole pour dire l’état déplorable dans lequel se trouve le secteur de la santé, qui avec une pancarte sur laquelle est écrit : A vous la Sonatrach, à nous la matraque.
«Le Premier ministre dit que nous comptons sur l’illusion du pétrole. Si ce n’est pas le pétrole – et nous sommes d’accord – sur quoi alors devrions-nous compter ?» s’interroge le Dr Yousfi, président du SNPSSP.
En face, le ministère de la Santé a fermé ses portes un jour de… réception. Aucun interlocuteur. Une semaine avant, des médecins se font bastonner à la sortie de l’hôpital Mustapha parce qu’ils voulaient investir la rue.
Car, pour la tutelle, les choses sont claires. L’intersyndicale de la santé n’est pas un interlocuteur fiable. En témoigne le refus catégorique de dialoguer avec elle après plus de trois mois de grève maintenant. «En parallèle, le ministère de la Santé choisit de court-circuiter notre mouvement de grève en essayant de parachuter un syndicat fantôme», dénonce le docteur Merabet, président du SNPSP.
Samedi 13, l’intersyndicale fait son bilan lors d’une conférence de presse. Résolutions : la grève continue et rendez-vous est pris devant le palais du Gouvernement mercredi 17 février.
Reportage réalisé par Youcef Kaced