Vous rappelez vous quand nous étions enfants ? Nos parents nous obligeaient à embrasser le pain avant de le jeter et nous devions placer ce pain à part des autres déchets.
Je crois qu’ils voulaient nous transmettre plusieurs messages en agissant ainsi.
Avant tout, le pain représentait cette chose sacrée « naâma » (je n’arrive pas à trouver le terme français pour traduire ce mot). Ils voulaient surtout nous expliquer en même temps qu’il fallait respecter la matière qui avec l’aide de Dieu, était le fruit de notre travail et nos labeurs et qu’il y a avait des personnes sur terre qui auraient grandement besoin de ce que nous jetions. Par contre, souvent ils nous transmettaient le message comme eux croyaient qu’il allait passer. Ils utilisaient la peur. « Si tu n’embrasses pas le pain avant de le jeter, dieu te brûlera ».
Des décennies plus tard, je m’aperçois que nous n’avons retenu de ce message que cette peur de nous faire punir par dieu. Alors, nous achetons deux à trois fois plus de pain que nous n’en ayons besoin et le jetons toute conscience tranquille puisque nous l’embrassons avant. Dieu nous pardonnera.
En sommes nous si sûrs ? Que vont ressentir les enfants qui en se réveillant le matin rêvent du dixième du morceau de pain que nous avons jeté. Plusieurs personnes avec qui j’ai partagé mon désarroi sur le sujet en demandant pourquoi acheter deux à trois plus de pain que le besoin m’ont répondu qu’il valait mieux en avoir plus que moins.
Pourquoi choisir ces deux situations extrêmes ? Pourquoi ne pas choisir la solution médiane ? Pourquoi ne pas prendre le temps de calculer le besoin et d’acheter en fonction? Plusieurs vont vous répondre que nous ne savons jamais qui peut arriver à la dernière minute et nous devons au nom de notre hospitalité arabo-musulmane lui servir au moins du pain. Plusieurs de ces mêmes personnes possèdent un congélateur et ne reçoivent que très rarement des visites surprises. Il ne faut pas nier que malgré nous, les temps ont changé et que les gens ne se rendent plus aussi souvent des visites inopinées.
J’ai peur que le gaspillage soit un problème beaucoup plus épineux qu’on veuille bien le dire, j’ai peur qu’en gaspillant nous voulons surtout soigner nos apparences. « Je gaspille donc je suis ». Nous sommes devenus ce peuple qui possède en lui ce besoin prioritaire du paraître au détriment de l’être.
Le riche vous dira qu’il gaspille parce qu’il n’a pas le temps de compter ses dépenses, le moins riche vous dira qu’il gaspille pour que ses enfants aient tout ce qu’il n’a pu avoir et le pauvre vous dira que pour lui, cela ne change rien et que dieu en a voulu ainsi.
Le point commun est que chez nous, nous gaspillons dans toutes les couches sociales, tous les âges et tous les sexes.
Le résultat final est pareil, même si les raisons sont différentes. On gaspille par habitude, par ignorance, par égoïsme et pire, par résignation. Nous ne nous posons plus de questions, on fonctionne comme tout le monde c’est tout. Quand mon article sur la propreté des villes a paru, on me répondait souvent que le plus important était son chez soi. « Chez moi, c’est propre, après le seuil de ma porte ce n’est plus mon problème. Tout le monde agit ainsi » C’est dans le même ordre d’idée, « moi j’achète, je mange, je jette, je casse et le reste ne me regarde pas.
D’ailleurs, tout le monde fait comme moi » Pourquoi cet individualisme, pourquoi ce choix de facilité? Est-ce ainsi que nous bâtissons une nation ? Nous traitons souvent la société occidentale d’individualiste et nous que faisons-nous de bien différent ? Pensons-nous vraiment aux autres ? Nous arrive t’il de nous poser la question suivante : « Est-ce que ce que je jette, je casse et que je gaspille inutilement pourrait servir à un concitoyen ? » Un lecteur me disait que le gaspillage était plus un problème d’occident.
L’occident gaspille certes, mais c’est un problème qui est une priorité pour cette société. Il y a des programmes en place pour lutter contre ce phénomène, les associations et les gouvernements s’y appliquent. Les populations sont sensibilisées, impliquées et agissent.
En occident on gère les problèmes, chez nous on les apprivoise pour en faire des amis. Comment peut on expliquer que monsieur tout le monde en occident a un budget mensuel alors que chez nous le mot budget est encore tabou. Une dame de classe moyenne à qui je parlais de budget m’a regardée les yeux horrifiés en me répondant qu’elle espérait de tout cœur que dieu la préserve de compter un jour ses dépenses. Est-ce si honteux de planifier ses dépenses et gérer sa consommation? Combien de fois vous entendez ; « chez nous, tout le monde est devenu matérialiste, il n y a que le matériel qui est important ».
Si c’était vraiment le cas, ce serait un beau problème car la réalité est que nous n’aimons pas ce matériel car nous ne le respectons plus. Il n’y a pas de mal à vouloir acquérir des biens pour améliorer sa condition de vie et son confort par contre ne pas en prendre soin et même détruire ce que l’on acquiert par soi même ou comme société est inquiétant.
Tout ce qui nous entoure est là parce que nous ou un autre être humain a fourni un effort pour qu’il soit à notre portée. Si nous ne respectons pas la chose cela veut tout simplement dire que nous ne nous respectons plus nous même en tant qu’individu. Toutes les occasions sont bonnes pour gaspiller.
On casse des cabines téléphoniques ou des abris bus, on achète et on jette, on gaspille notre temps, et même notre énergie (quand il nous arrive d’en fournir). Le potentiel de nos enfants, quand il n’est pas étouffé, est il stimulé dans nos écoles et nos familles ? Y a-t-il plus grand gaspillage que cela pour une nation ? On gaspille parce qu’on est frustrés, en colère, tristes ou même heureux.
Avez-vous vu toute la nourriture jetée lors de fêtes, de mariages ? Réalisez vous que plusieurs couples payent des années plus tard les dettes de gaspillage contractées pour les festivités? Nous excellons en la matière. Nous nous payons le luxe de nous endetter pour gaspiller. C’est fort ca non ? Nous gaspillons même notre nature. Nous sommes un pays musulman, respectons nous dieu en gaspillant toute cette belle nature qu’il nous a généreusement offerte ? Un jour que je marchais en forêt avec des amis et que nous ramassions des ordures, des enfants qui jouaient aux alentours nous demandaient si nous étions des « gwar » occidentaux. Dans leur tête, ils associent ce comportement de souci de l’environnement à l’occident, qu’en pensez-vous ? Qui leur a dit un jour qu’un algérien ne prend pas soin de son environnement ?
Un musulman qui se rend plusieurs fois au pèlerinage ne gaspille t’il pas ? Pourquoi ne pas offrir, ce énième pèlerinage à un croyant qui n’a jamais eu la chance de s’y rendre. Nous gaspillons tout ce qui est gaspillable ! Comptez, combien de temps nous consommons à ne rien faire. Imaginez, ce que nous pourrions produire comme biens ou services dans ces cafés pleins à craquer des journées et des soirées entières par autant de personnes à la fois.
Pensez à tous ces jeunes gardiens de murs (hittistes), que gaspillent-ils ?
Leur temps, leur potentiel, leur énergie ou leur vie ? Souvent, même quand nous fournissons un effort, c’est une énergie gaspillée. Naturellement, nous passons plus de temps à nous juger à essayer de nous trouver des failles et à anéantir les bonnes initiatives au lieu de s’encourager mutuellement et de nous battre ensemble pour nous bâtir. Nous dirigeons plus nos efforts et notre énergie pour souligner des mauvais coups et nous occultons les bons coups quand nous ne les détruisons pas. Quel genre de gaspillage est ce ? Et si nous parlions de nos entreprises ? La majorité de nos entreprises ignorent la gestion du temps et ne songent même pas encore à contrôler leurs coûts. La comptabilité analytique y est encore vue comme menace.
Pourquoi associons-nous toujours budget et rigueur à contrôle et sanction? Oui avec un budget on contrôle mais on ne sanctionne que ceux qui ne respectent pas. Refusons-nous le budget parce que nous savons d’avance que nous n’allons pas le respecter ? De quoi avons-nous peur ? D’où nous viens cette aversion pour la discipline? Je crois que c’est une question clef auquel l’Algérie a déjà donné sa réponse.
Tout le monde va vous dire « Pourquoi mettre en place des contrôles au gaspillage alors que nous savons que personne ne va respecter, pourquoi nettoyer alors que tout le monde va salir ? ». Là aussi, nous allons invoquer notre culture. Elle a le dos bien large notre pauvre culture ! Si nous sommes là à débattre, c’est pour dire non à cette anarchie, non à ce laisser aller, non à cet individualisme, non à cette ignorance et non à cette absence de contrôle et de suivi de nos actes.
Pour conclure, quand je pense au gaspillage en Algérie, j’ai cette image qui envahit mon champ de vision. Imaginez un très grand gâteau, imaginez le immense, le plus grand que vous puissiez imaginer et visualisez des milliers d’enfants qui trépignent autour. Le gâteau est présenté aux enfants sans aucun règlement, sans aucune loi, ni de respect aux plus grands, ni de compassion pour les malades.
Il n y a même pas d’exigence de la moindre décence. On leur dit voici le gâteau et battez vous pour en avoir un morceau. Les plus proches du gâteau s’en mettent plein la gueule et les poches. En se servant, ils font tomber des miettes et ne s’en soucient guère, le gâteau est intarissable. Gaspillons en toute sérénité ! Ceux qui sont légèrement derrière, à force de coups de poing et de coups bas, arrivent à arracher quelques morceaux et s’ils en laissent tomber, ce n’est pas grave, le gâteau a l’air d’être toujours là. Ceux qui sont les plus éloignés du gâteau sont deux catégories différentes.
Il y a ceux qui se battent toujours pour manger de la tarte à n’importe quel prix, la faim justifie les moyens. Ils sont pris dans l’engrenage. Ils vont continuer car le fameux gâteau est toujours là et eux aussi laissent tomber beaucoup de morceaux. Les autres, sont ceux qui ont abandonné, ils ne se battent plus pour manger du gâteau.
Ils ramassent les miettes et ils en jettent car des miettes, il y en a beaucoup. Tous ces enfants, vont rester là à ne rien faire et à gaspiller ce gâteau tant qu’il en reste. Maintenant, imaginez la même scène et incluez les données suivantes: avant de présenter le gâteau aux enfants, mettez y des valeurs, principes, discipline, rigueur, lois et règlements. La principale règle du jeu étant de travailler pour manger du gâteau. Vous leur dîtes tout simplement, que pour mériter leurs droits il faudrait qu’ils s’acquittent de leurs devoirs. La tarte serait meilleure au goût car appréciée à sa juste valeur.
Ce gâteau étant le pétrole et les enfants étant nous autres les algériens.
NB : J’ai écrit cet article grâce à des échanges avec M. Benhabra et M. Hocine. Merci! Ceci ne veut pas dire qu’ils sont d’accord avec tout (ils n’ont pas encore lu). Ce contenu n’engage que moi.
Nacera kherbouche