Regards fuyants et hostiles, bruits étouffés, rues jonchées d’ordures et de carcasses de voitures calcinées, ruines de bâtiments encore fumantes : Port-Gentil s’est réveillée hagarde, dimanche 6 septembre, après sa troisième nuit d’émeutes postélectorales qui ont causé la mort de trois personnes, selon un nouveau bilan officiel.
La capitale pétrolière du Gabon, petite ville aux allures coloniales avec son secteur européen et ses quartiers « indigènes » séparés par un boulevard, a des allures de cité fantôme.
« D’un côté, la ville qui bouge, de l’autre la ville qui souffre », résume un Gabonais. Entre révolte politique et pillage crapuleux, les violences ont abouti à la mise à sac de près de la moitié de Port-Gentil.
Frondeuse, la cité qui a voté massivement pour l’opposant Pierre Mamboundou à la présidentielle du 30 août n’admet pas la victoire d’Ali Bongo.
« Ali tricheur », proclament des graffitis à côté d’affiches électorales lacérées du fils Bongo.
D’autres slogans reflètent une autre croyance fortement enracinée ici : le nouveau président ne serait pas « réellement Gabonais » mais il aurait été adopté, après sa naissance au Nigeria. Une fable, selon l’intéressé.
COUPÉE DU MONDE
A la fureur ambiante, à la peur engendrée par une violente répression, s’ajoute désormais une autre calamité, la faim.
L’état de siège n’a pas été décrété, mais la deuxième ville du Gabon n’en est pas loin de facto.
Dépourvue de toute liaison routière avec le reste du pays, elle est coupée du monde depuis la fermeture de son aéroport pour cause de troubles.
Dimanche matin, une vedette rapide en provenance de Libreville, premier service commercial depuis le début des émeutes, a débarqué quelques familles et des journalistes sur un quai presque désert, démentant les rumeurs d’un exode massif de la population.
Les commerces d’alimentation, la plupart aux mains d’étrangers, ont été pris pour cibles.
Certaines rues du quartier populaire de Grand Village ne sont plus que des alignements de baraques démolies.
« Les Libanais ont été visés systématiquement. Puis est venu le tour des Africains de l’Ouest, explique un habitant.
Aujourd’hui, il est difficile de trouver un grain de riz. » La pénurie touche aussi le carburant, les cartes téléphoniques. Les prix des produits de base ont décuplé.
Sur dix boulangeries de la ville, deux seulement ont rouvert dimanche. La première est signalée par une interminable file d’attente placée sous la surveillance de militaires cagoulés.
L’accès à la seconde est filtré par les gendarmes. « Tu as cassé, tu ne boufferas pas », dit s’être vu opposer un jeune en quête de pain.
« Ils veulent nous punir d’avoir voté pour le changement », analyse André Moukagni, premier adjoint au maire et responsable local de l’Union du peuple gabonais (UPG), le parti de Pierre Mamboundou.
« Le pouvoir tabasse les gens la nuit, il ne fait rien pour rétablir l’approvisionnement », observe un autre habitant.
Les émeutes ont débuté le 3 septembre, peu avant l’annonce de la victoire d’Ali Bongo, au moment où s’est répandue la nouvelle des coups reçus par les leaders de l’opposition lors d’une manifestation à Libreville. Les violences qui ont suivi n’ont étonné personne.
L’opposition, incapable de donner un contenu politique à la révolte des jeunes, avait, dans ses meetings de campagne, popularisé un mot d’ordre simple : « Si Ali passe, on gaspille [on casse]. »
Le premier réflexe des émeutiers a été de prendre d’assaut la prison. Puis, ils ont attaqué un commissariat pour y dérober des armes.
Depuis lors, trois cents détenus et quelques armes à feu sont dans la nature.
La nuit, défiant le couvre-feu, de petits groupes d’émeutiers – 600 jeunes au total, selon le ministre de l’intérieur – érigent des barricades et pillent.
« Les autorités ont laissé faire pendant deux jours. Sans doute ne sont-elles pas mécontentes que le désordre s’installe dans la ville de M. Mamboundou », persifle un Français.
Mais la décision de Total de transférer vers Libreville les familles de ses salariés et la mise en sécurité d’autres employés sur des navires, en mer, a inquiété le régime et l’a incité à reprendre la situation en mains.
Chacun garde ici la mémoire des émeutes dramatiques de 1990. La production pétrolière avait été stoppée, une mesure inadmissible pour un régime entièrement dépendant de cette manne.
« VOLEZ ! PILLEZ : LE NOUVEAU PRÉSIDENT VA REMBOURSER ! »
Dimanche, le ministre de l’intérieur, Jean-François Ndongou, s’est déplacé à Port-Gentil afin de réaffirmer l’autorité de l’Etat, menaçant d’instaurer l’état de siège si les violences se poursuivaient.
« Nous n’allons pas offrir des denrées. Mais nous n’avons pas l’intention d’affamer la population », a-t-il ajouté.
Les violences, si elles ont un aspect crapuleux évident, ne se sont pas exercées au hasard.
Tout ce qui symbolise le régime Bongo et ses relations avec la France a été visé. Depuis les supérettes Cécado, dont est actionnaire un dignitaire local du clan Bongo, jusqu’au consulat de France et aux installations de Total-Gabon (salle polyvalente, stations-service), une société dont Pascaline Bongo, sœur d’Ali, est vice-présidente.
Dans cette ville besogneuse et délaissée par les autorités – elle attend depuis vingt-cinq ans le pont qui la relierait à Libreville –, la débauche de moyens déployés par la campagne électorale d’Ali Bongo a exacerbé la colère.
Outre les classiques T-shirts, le candidat du pouvoir distribuait des téléphones portables, des clés USB, des stylos et des lampes torche à son effigie.
« L’étalage de ces richesses acquises avec l’argent du contribuable a été insupportable, explique un cadre gabonais. D’autant qu’au même moment, les manifestations de l’opposition étaient systématiquement interdites. Les gens se sont dit que tout allait continuer comme avant. »
En inondant ses partisans de cadeaux et en promettant de transformer Port-Gentil en « petit Dubaï », Ali Bongo ne savait pas qu’il inspirerait l’un des cris de ralliement des émeutiers : « Volez ! Pillez sans vous arrêter : le nouveau président va rembourser ! »