Le mois de Ramadhan de cette année est tombé dans un moment où les premiers signes de la crise financière ont commencé à s’exprimer. C’est que, logiquement, la crise de la chute des revenus pétroliers, produit ses effets avec un certain retard sur le pouvoir d’achat, l’emploi et le bien-être général des populations.
Cependant, ces effets ne se limiteront pas au mois de Ramadhan, à la période estivale ou aux deux fêtes de l’Aïd qui attendent les Algériens. Les effets de la crise, comme cette dernière, d’ailleurs, s’inscrivent désormais dans la durée; du moins, tant qu’une alternative viable n’est pas encore tracée et mise en oeuvre pour lancer des investissements productifs, créateurs d’emplois, dans les créneaux et filières laissées jusqu’ici en friche.
Le nouveau Code des investissements a été adopté, mardi dernier, par l’Assemblée populaire nationale. Restent, maintenant, l’adoption de la nouvelle législation par le Conseil de la nation et la publication, avant la fin de l’année 2016, des textes d’application, comme l’a promis le ministre de l’Industrie et des Mines, Abdessalem Bouchouareb, devant les députés.
Il reste surtout à rendre concrète la volonté politique, tant de fois mise en avant, de diversifier réellement l’économie nationale, de lui ouvrir de nouveaux horizons, de débureaucratiser l’acte d’investir, de juguler la corruption et d’instaurer, particulièrement dans le contexte de la crise actuelle, une justice sociale, la seule à même de rendre « supportables » les inévitables sacrifices que requerra la sortie de la crise.
On a beau jouer sur les maux et « édulcorer » parfois la réalité, le moment que traverse l’Algérie est des plus délicats économiquement, politiquement et socialement. On ne peut décidément pas perdre plus de 50 % des revenus extérieures sans qu’il y ait incidence sur les « acquis sociaux » et sur les autres segments des solidarités clientélistes qui ont toujours tourné autour de la rente. Sur le plan de l’emploi et du pouvoir d’achat, et malgré l’effet retard dont il a été fait cas précédemment, les signes de régression sociale sont déjà là. Le chômage s’est accru à 11,2 %, selon le bilan établi par l’Office national des statistiques en septembre 2015, c’est-à-dire une année seulement après le début de la chute des prix du pétrole.
Cela fait bientôt une année que ce taux a été rendu public. Qu’en est-il exactement en juin 2016, sur le plan de l’emploi? On n’a pas de chiffres disponibles. Mais les symptômes du malaise sont là. Des entreprises ont mis la clef sous le paillasson, libérant des centaines de travailleurs. D’autres unités ont procédé à des dégraissages d’effectifs.
Le ministère de la Solidarité ne connaît pas le nombre de nécessiteux !
Le mois de Ramadhan rend, sans doute, plus visibles certains aspects de la pauvreté, tout en enregistrant, par ailleurs, chez une frange de la population, gaspillage et frénésie dans la consommation.
Les derniers jours qui nous séparent de l’Aïd El Fitr, ont vu des familles défiler dans les magasins pour acheter les vêtements pour les enfants. Et c’est à ce moment précis que les vendeurs de fripes font leur meilleur chiffre d’affaires auprès des clientèles démunies. Mardi dernier, Mounia Meslem, Ministre de la Solidarité nationale, de la Famille et de la Condition de la femme, a reconnu, lors d’une visite qu’elle a effectuée à Boumerdès, que son département ministériel ne détient pas les statistiques des populations nécessiteuses du pays. Elle ajoute que, en Algérie, il n’y a pas une définition exacte et définitive de la notion de « ménage nécessiteux ».
On peut dire autant de la notion, encore plus générale et générique, de « pauvreté ». Ce sont plutôt les institutions financières internationales, telle que la Banque mondiale, ou des organisations non gouvernementales, qui se sont penchées sur la question. En Algérie, des titres de presse, ou parfois des organisations de consommateurs, ont essayé de « simuler » un budget familial minimum, au-dessous duquel le ménage serait déclaré pauvre. Mais, cela relève de la grande approximation et de l’informel.
Si l’Algérie, pendant les heures fastes du baril à 150 dollars- ayant mobilisé subventions au soutien des prix, microcrédits et crédit automobile- a « oublié » ce genre de calcul, il est temps, sans doute temps, de revenir aux fondamentaux de ce qui constitue la dignité humaine et la cohésion sociale, dans un contexte économique difficile, ayant surtout pour « vocation » de tirer les couches sociales vers les extrêmes: les riches auront toutes les chances de s’enrichir davantage, et les pauvres courent de gros risques de subir encore plus de paupérisation.
« Rébellion » d’une jeunesse sans repères
À une année des élections législatives de 2017, chaque geste fait par l’Exécutif, chaque phrase déclamée par les hommes politiques et toute observation adressée au pays par une organisation internationale, chacun de ces éléments est mis dans l’escarcelle des professionnels de la politique pour les sortir et les exhiber le moment opportun.
Les discours creux des hommes politiques, particulièrement à l’occasion des campagnes électorales, ne font qu’embrouiller un peu plus davantage les données et les perspectives de solution, principalement lorsque les logorrhées dégoulinent d’hypocrisie et d’incompétence. Les franges les moins favorisées des populations algériennes, éreintées par une étape complexe de la transition économique, ne comprennent pas le sort qui leur est réservé sur le plan social et économique, du fait que, aussi bien avec des sommets de 120 dollars le baril de pétrole, qu’aux abysses des actuels 48 dollars, elles se sentent les « victimes expiatoires » d’un système social qui n’arrive pas à établir les grands équilibres et à faire valoir le minium de justice sociale.
Si une nouvelle redistribution des cartes ne s’opère pas dans le court terme, impliquant une démocratie participative au niveau local, un climat d’investissement plus favorable et un meilleur ciblage des transferts sociaux, les crises et les désordres sociaux auront plus de risque de s’étendre et de prendre des dimensions incontrôlables. À l’échelle locale, au niveau de certains périmètres urbains, on voit déjà la guerre des gangs, les affrontements entre la police et les jeunes, y compris pendant les nuits ramadhanesques, supposées festives et conviviales.
Le dernier exemple est donné, il y a quelques jours, par la coquette Annaba. Une ville qui ne finit pas, à partir de la plage de Sidi Salem, d’envoyer ses enfants sur les eaux houleuses et incertaines de la Méditerranée- plus de 120 personnes, y compris des bébés et de jeunes mères, ont été arrêtées la semaine passée par les gardes-côtes en pleines mer, sur des barques de fortune-, et qui voit également s’installer dans ses vieux quartiers une animosité belliqueuse entre les jeunes vendeurs à la sauvette et les services de sécurité. La tendance qui se profile de façon résolue, dans le cas des mouvements sociaux, c’est bien celle de la « rébellion » d’une jeunesse sans repères, sans formation précise, livrée à la rue et à tous les dangers que cette dernière abrite.
Le réveil social, charrié par la nouvelle situation du pays, risque une jonction « explosive » avec la culture de l’émeute formée par la rue et par l’absence, sur le terrain, des syndicats et des associations de quartiers, de consommateurs ou d’autre organisation de la jeunesse. Le hausse continue des prix des produits alimentaires, la régression effrayante du pouvoir d’achat, le retour du spectre du chômage, le recul de certains services sociaux- même la carte « Chiffa » voit l’éventail des ses prestations se réduire en peau de chagrin, suite à la nouvelle nomenclature des médicaments non remboursables-, le constat de certaines injustices liées au népotisme et au système de passe-droit dans les administrations, sont malheureusement des moteurs qui alimentent les frustrations, le désespoir les réactions violentes, au moment où le pays a besoin de concentrer toute son énergie sur le nouveau modèle de croissance, supposé construit autour des nouvelles valeurs du travail et de l’investissement productif.
Retour à l’informel
Il faut reconnaître que, ce que les différentes tripartites de ces dix dernières années ont appelé « consensus social » ou « pacte social », n’était qu’un compromis de répartition de la richesse issue des revenus pétroliers. Il n’y avait presque pas du tout de valeur ajoutée autour de laquelle pouvait se construire une militance syndicale sincère, une organisation managériale dans les entreprises basée sur les valeurs du travail et de la compétence, ou un ordre social juste et pérenne.
Autrement dit, il s’agissait d’une illusoire prospérité à laquelle ont été conférées des cadres formels de représentation. Aujourd’hui, avec tous les efforts que le gouvernement a consentis pour juguler les activités de l’économie parallèle, le travail au noir retrouve ses « lettres de noblesse » du fait du désarroi d’une jeunesse taillable et corvéable à merci.
La sous-traitance des marchés…publics (chantier des routes, lycées, hôpitaux, de construction de logements, d’adduction d’eau potable, de raccordement en gaz et électricité,…) emploie majoritairement une main-d’oeuvre non déclarée aux assurances sociales. Les inspections de travail sont, dans beaucoup de cas, neutralisées par les puissances, les notabilités et les lobbies locaux. Le syndicalisme, les luttes sociales, les négociations dans le cadre de la tripartite ou d’une autre instance, n’auront de véritable sens que dans le cadre d’une économie de production ou toutes les valeurs du travail auront été récupérées et intériorisées par tout le monde.
Pour le gouvernement de Abdelmalek Sellal, le recul des « acquis sociaux », le retour au chômage, la baisse du pouvoir d’achat, constituent des tests grandeur nature, à partir desquels le gouvernement est censée élaborer une politique de cohésion sociale en phase avec les défis de l’heure, et projeter un nouveau modèle économique à même de prévenir les grandes fractures de la société.
S. T