Feriel Guesmi Issiakhem, commissaire générale du «Italian Design Day» : «Vers une génération de designers industriels»

Feriel Guesmi Issiakhem, commissaire générale du «Italian Design Day» : «Vers une génération de designers industriels»

Écrit par Sihem Bounabi

A l’occasion de la célébration de la 2e journée du Design italien dans le monde (Italian Design Day), l’ambassade d’Italie et l’Institut culturel italien organisent, depuis le 10 mars et jusqu’au 10 avril prochain, une manifestation dédiée à la rencontre du design italien et algérien en collaboration avec le Musée d’art moderne et contemporain d’Alger (Mama).
Avec au menu, une grande exposition d’une soixantaine d’œuvres, des ateliers et des conférences autour du thème central « Design et durabilité ». La commissaire algérienne de la manifestation, Feriel Guesmi Issiakhem, aborde dans cet entretien les grandes lignes de cette exposition, le concept du design, les ateliers du prix méditerranéen de la paix, ainsi que le constat de l’évolution du design en Italie et en Algérie.

les ateliers prix mediteranee de la paixReporters : Tout d’abord que signifie le terme design aujourd’hui ?

Feriel Guesmi Issiakhem : Le design aujourd’hui est au centre de tous les débats, car il n’y a pas une seule définition propre à ce concept. A une époque, c’était très simple. On disait que le design devait répondre à deux fonctions : être esthétique et fonctionnel, ceci en répondant directement au besoin de l’être humain dans une société. Aujourd’hui, il est, d’un côté, le design d’auteur, qui se rapproche parfois presque d’une œuvre artistique, et d’un autre, il y a le design industriel, qui est vraiment en relation avec les objets que l’on consomme et que l’on utilise tous les jours. Ce sont de grandes séries avec des fonctions bien propres et bien utilisées. Il y a aussi l’émergence d’autres designs comme celui du son, de la lumière et même le design gustatif. Et donc aujourd’hui, d’une manière générale, le design n’a plus de frontière d’intervention. Etre designer, c’est avoir cette chance de pouvoir intervenir et interagir sur plusieurs domaines, et c’est un métier formidable. Il faut aussi savoir, à propos de la naissance du design contemporain, que sa paternité est attribuée aux architectes des années cinquante. A l’époque, les plus grands designers étaient des architectes et la plus grande école qui a révolutionné le design, c’est l’école de Banhaus, où il était souligné dans le manifeste de son fondateur, qu’il voulait réunir tous les arts et tout l’artisanat pour parler un langage commun. Et aujourd’hui, le design c’est un peu tout cela.

Pourriez-vous nous parler de la genèse de cette manifestation ?

«Italian Design Day » est une initiative émanant du ministère italien des Affaires étrangère. En 2017, l’Italie a décidé de fêter de manière récurrente le design italien dans cent pays dans le monde. Dans chacun de ces pays, les missions diplomatiques prennent en charge l’organisation de cet évènement. Chez nous, c’est l’ambassade d’Italie en Algérie et l’institut culturel italien qui m’ont confié cette mission en tant que commissaire en coordination avec le co-commissaire italien Giuseppe Lotti. Le système italien est très attentif au niveau culturel surtout quand il s’agit de leur design. C’est quelque chose qui est dans leur ADN et fait partie aussi de leur économie centrale. Quand un ministère met en place une manifestation de cette dimension, il veut faire la promotion de son design et de son savoir-faire. Les Italiens en attendent aussi un retour très important au niveau économique. Pour l’événement organisé en Algérie, ce qui est intéressant, c’est que dans les cent pays, il n’y a que le design italien qui est montré. C’est seulement en Algérie et aussi en Tunisie, il me semble, que les designers locaux sont invités à montrer leur travail avec les designers italiens. En Algérie, c’est beaucoup plus important parce qu’il y a trente-deux designers algériens aux côtés de cinq designers italiens. En tant que commissaire et avec la directrice du centre culturel italien, on a œuvré à équilibrer au niveau du nombre d’œuvres italiennes et algériennes, en faisant en sorte que chaque designer italien puisse exposer au moins cinq œuvres. La présence du designer italien s’est aussi exprimée avec la présence, le jour de l’inauguration de l’ambassadeur du design italien pour IDD Algérie 2018, avec Lorenzo Damiani qui a animé une conférence. Ajoutez à cela les événements qui se sont greffés autour de cette exposition, à l’instar des ateliers organisés au profit des étudiants de l’Ecole supérieure des beaux-arts d’Alger (ESBA), ainsi que sa participation au prix Méditerranée de la paix. Il y a aussi, au rez-de-chaussée, les cinquante panneaux de l’exposition de l’année passée du Grand jeu des cinquante ans de l’industrie italienne, parce qu’en fait c’est une culture générale. Il est intéressant de lire et de relire comment est né le design italien dans toutes ses facettes et comprendre son évolution. Ceci grâce au grand jeu avec les dés où on peut répondre aux questions en se référant aux panneaux pour trouver la bonne réponse.

designers italiens et algeriens idd2018Et concernant les œuvres des designers italiens présentées dans le cadre de cette exposition…

Les œuvres des designers italiens illustrent la rapidité d’exécution et du système de toutes les installations à la diffusion d’un design dans un pays par rapport à un autre. Florence est un endroit où il y a une des plus grandes universités du design industriel et, étonnamment, le designers italiens qui sont avec nous, alors que certains s’attendaient à de pièces très modernistes, on s’aperçoit qu’il y a des pièces qui sont faites de tissage et qui ressemblent à tout le bassin méditerranéen comme celles avec du marbre, comme on retrouve dans nos carrières. Mais cela reste des objets contemporains parce qu’il y a une réflexion. On peut citer, à ce sujet, le Studio Lievito qui a utilisé des chutes de bois pour faire des planches à découper par aliment avec un code QR pour que l’on puisse retrouver des recettes de cuisine. On a aussi le même studio qui propose des chutes de marbre qu’ils vont récupérer dans les marbreries pour montrer que l’on peut avoir des objets très éthiques dans une cuisine avec des formes très contemporaines, des découpes à pizza, des rouleaux à pâtisserie, des écailleurs de poisson… Dans un autre registre, on peut citer de Valentina Frosini, qui a exposé plusieurs œuvres dont les tasses oracles, qu’elle a dessinées et réalisées elle-même. Dans une approche assez ludique, dans chaque fond de tasse, il y a des petits messages où elle revient sur des croyances de la tasse marc à café que l’on retrouve un peu partout en Méditerranée. On peut également découvrir dans cette exposition d’autres œuvres de designers italiens, Maddalena Vantaggi, Walter Giovaniello et les luminaires assez captivants de Marco Marseglia et Daniela Ciampoli, baptisés « Edison Lighting», une collection de lampes en céramique à basse consommation au nom de l’inventeur de l’ampoule.

En marge de cette exposition, il y a eu, également, des ateliers pour les étudiants en design de l’ESBA d’Alger. De quoi s’agit-il exactement ?

Dans le cadre de la préparation du « concours méditerranéen de la paix », trois jours avant le vernissage de l’IDD Algérie, le professeur Giuseppe Lotti, commissaire de l’exposition des designers italiens, mais également professeur et docteur en architecture et design industriel à l’université de Florence, a animé avec son assistante et designer Valentina Frosini, quatre jours d’ateliers au profit d’une quinzaine d’étudiants de l’ESBA. Le concours méditerranéen fait participer quatre écoles d’art. En l’occurrence, l’école de Fès, de Sousse, de Florence et celle d’Alger. Le travail s’est articulé autour d’une assiette en céramique à travers l’image de la Méditerranée aujourd’hui sur un texte merveilleux du designer Ettore Sottass intitulé «Les céramiques de ténèbres ». Les quinze étudiants qui ont suivi ce projet ont été pris en charge par ces deux personnalités du design italien et par deux professeurs de design algérien Mohamed Yahi et Hamid. Le résultat de ces ateliers est très encourageant puisque le professeur Lotti a récupéré les œuvres et les a prises avec lui à Florence. On aura les résultats au mois de mai prochain. Ces travaux feront également l’objet d’une exposition itinérante dans quatre pays. A la fin de cet atelier, les étudiants m’ont confié qu’en quatre jours, ils ont appris des choses qu’ils auraient mis six mois à comprendre. L’intensité de l’implication des professeurs a été un défi supplémentaire.

Pourquoi avoir choisi la thématique centrale de la durabilité pour cette 2e édition de l’IDD ?

C’est le thème central choisi cette année par le ministère italien des Affaires étrangères pour les cent pays. C’est aussi le thème central de la triennale de Milan en 2019, qui est l’endroit mondial où tous les regards seront centrés pour le design. La durabilité est aussi le thème choisi pour l’événement qui se déroulera en 2025 à Dubaï. Cela illustre le fait que pour les dix prochaines années, la durabilité est au centre de toutes les attentions du design. Cela se traduit notamment à travers des œuvres purement esthétiques, mais qui respectent à la lettre l’utilisation, la transformation et la récupération des matières. Il y a aussi le langage de la durabilité à travers la reconduction du patrimoine. Parce que la durabilité ce n’est pas que de la récupération de la matière. C’est aussi revenir sur des techniques ancestrales, comme le collage, les teintures naturelles, mais aussi sur des codes esthétiques propres à chaque nation. C’est dans cet esprit, qu’il y a des Italiens qui ont proposé des œuvres en tuf qu’ils ont retrouvées grâce aux recherches historiques par rapport aux objets que leurs aïeux utilisaient. On a des Algériens aussi qui ont revisité des objets complètement oubliés, comme les tabourets de Nabila à Kalache, ou bien la technique d’Amina Laoubi de faire des teintures naturelless et un tissage qu’elle-même a réalisé. On a aussi des œuvres engagées qui peuvent être subversives dans le sens qu’elles tentent de donner plusieurs langages.

Justement, qu’est-ce que le design engagé ?

Aujourd’hui, il y a certains designers qui ne veulent plus être étiquetés comme décorateurs. Ils ne veulent plus être dans l’approche esthétique seulement. L’esthétique est une notion implicite. Un designer s’il n’accroche pas l’œil, il n’a pas lieu d’être. A partir du moment où il sait que cela va captiver le regard, c’est gagné. Mais pour être engagé, ce sont des messages que l’on veut véhiculer. Un designer engagé ne pense pas juste à la finalité de l’objet en tant qu’objet qui plaît simplement. Mais, il véhicule des messages qui font réfléchir et la durabilité dans son sens le plus large est un thème engagé. C’est mettre l’être humain au centre des interrogations qu’il doit se poser par rapport au devenir et de ce qu’il va léguer aux futures générations.

Comment cet engagement se traduit dans les œuvres algériennes présentes dans cette exposition ?

Je vais citer quelques exemples, à l’instar de la chaise de Mohamed Bennini. Il fait une chaise avec des cornières d’amarrage de containers que l’on trouve dans les ports. A force de trop consommer et de ramener des marchandises qui proviennent du monde entier, on oublie qu’il y a cette part de pollution visuelle mais aussi de matières qui mettent très longtemps pour se désintégrer dans la nature. Mohamed Bennini s’engage dans un processus de création avec une table et une chaise fabriquées avec des cornières d’amarrage, mais aussi pour dénoncer l’utilisation de ces matières qui vont à un moment donné être en surnombre par rapport à un environnement qui est la mer et la polluer. On a aussi la barque qui est l’assise conçue par Mouna Boumaâza, où elle récupère des copeaux de sciure pour fabriquer cette barque. Elle donne un cachet éthique à cette barque qui échoue dans la mer, dont celle des harraga et plusieurs lectures sont possibles. C’est un bel objet esthétique et qui pourtant porte un message très fort. Cela parle du drame que vit aujourd’hui la Méditerranée ; cette détresse humaine par rapport à cette errance à la recherche de l’eldorado.

Vous-même avez exposé une œuvre par rapport à la question de l’engagement et la Méditerranée…

J’avoue que la chaise «Poseidon» en algue sèche posidonie, je l’ai exposée accidentellement parce qu’elle fait l’objet d’un futur projet que j’espère monter plus tard. A travers cette chaise, il y a un triple langage sémantique, parce que cela parle de l’algue sèche, que l’on retrouve sur tous les rivages de la Méditerranée. On la retrouve dans des strates millénaires et donc, il faut absolument l’utiliser. J’ai eu la chance d’être étonnée moi-même du regard des autres car plusieurs personnes pensaient que c’était de la paille ou de la sciure. J’ai dû ramener un sac d’algue et le mettre sur le sol pour montrer ce que c’était. C’est une matière qui vient d’une plage dans laquelle j’ai grandi et j’ai en réalité un rapport assez affectif avec cette matière. Cette algue me parle aussi, parce que son nom scientifique c’est posidonie. Dérivant de Poséidon qui est un dieu de la mythologie grecque, roi des mers et des terres. Poséidon renvoie ainsi à un certain pouvoir, d’où la forme qui est un peu l’aspect d’un trône. Cela renvoie à un questionnement que l’on a sur cette histoire de pouvoir, de guerres de religion. A la question du pouvoir suprême dans le monde où ce  sont les grands pouvoirs qui amoindrissent les pays les plus appauvris et les plus démunis. Elle a été fabriquée par Mohamed Ourad qui est aussi très engagé dans son travail.

Peut-on dire qu’aujourd’hui il y a une nouvelle génération de designers algériens ?

Absolument. Et pour preuve, on découvre aussi dans cette exposition de jeunes designers, Zohor Krache, Amina Laoubi, Yasmine Sendid, qui sont sortis il y a deux, trois ans de l’ESBA et dont c’est la première fois qu’ils exposent dans un espace muséal.  Leur présence est très importante pour moi en tant que commissaire parce que cela permet de dire qu’il y a une nouvelle génération de designers qui commence vraiment à émerger par rapport à ma génération et celle de nos aînés. Cette année, on a aussi fait participer trois industries créatives qui sont l’entreprise Kutch, Expossine et les ateliers Trames Algérie, qui ont eu la chance d’exposer leur propre travail et en même temps de prendre en charge des designers algériens pour réaliser leurs œuvres qui sont très onéreuses à la réalisation.

En parlant d’industrie, quel est le constat aujourd’hui sur la problématique du rapport entre designers et industriels ?

En Algérie, c’est vrai que cela est une grande problématique. Mais cette année, il y a eu d’importants salons et des rencontres économiques et, en vérité, la majorité des évènements industriels et économiques ont intégré le label du design, ceci à l’instar du Forum des chefs d’entreprise (FCE) au mois d’octobre passé, ou le Salon du bâtiment. On sent une réelle volonté des pouvoirs publics d’intégrer le design dans l’industrie. Même les grandes écoles commencent à ouvrir des ateliers, des classes, pour former des designers industriels.  Je pense que dans trois ou quatre ans, cela portera ses fruits sur le terrain. Economiquement, on a plus le choix. Si on doit consommer national, autant consommer de jolies choses qui ont un sens et soient utiles. Je pense que les designers ont de beaux jours devant eux et que cette génération sera celle des designers industriels.

Au final, peut-on dire qu’il y a une réelle interactivité entre le design italien et algérien et est-ce que cela va s’inscrire dans la continuité ?

Absolument, il y a une réelle interactivité et connexion entre les designers des deux pays. Il y a aujourd’hui beaucoup de projets qui sont en étude pour faire des partenariats inter-écoles et des projets de ramener des designers italiens ici en Algérie et aussi des designers algériens en Italie pour travailler en commun.  Il faut souligner que lors de l’exposition générale, Italiens et Algériens étaient unanimes à dire qu’il était très difficile de distinguer l’œuvre italienne de l’œuvre algérienne. Et cela, c’est le plus beau compliment que l’on peut recevoir. C’est dire que les Algériens ont fait une avancée extraordinaire ces dernières années.
studio lievito 2Extrait de textes du catalogue de l’exposition

GIUSEPPE LOTTI, Commissaire de l’Exposition italienne « L’âme des petites choses »

Le concept de durabilité a changé au fil du temps. Aujourd’hui, par durabilité cela sous-entend une attention aux aspects environnementaux, mais aussi sociaux, culturels et économiques. Les frontières récentes incluent l’économie circulaire, l’upcycling, les économies sociales et solidaires. Pour une thématique toutefois qui demeure complexe, parfois même insaisissable – pensez à la difficulté d’évaluer objectivement l’impact environnemental des produits et services. Si cela est vrai, il est également vrai que toute contribution, même minime, semble importante. […] Tout cela tente de raconter l’exposition « L’âme des petites choses ». Design italien pour le développement durable qui présente le travail de Studio Lievito, Maddalena Vantaggi, Valentina Frosini, Walter Giovanniello – une attention aux questions spécifiques de développement durable : l’utilisation de matériaux renouvelables et recyclés, l’emballage de la dématérialisation, réduction des étapes de traitement, le concept de chaîne courte, la récupération des connaissances anciennes risquent de disparaître… mais aussi la capacité de concevoir des choses poétiques, porteuses de sens, capables de communiquer des valeurs, exprimer une idée différente du monde qui, comme nous l’avons vu est la base de la contribution italienne spécifique à la conception de la durabilité.