DNA a obtenu en exclusivité les bonnes feuilles du dernier roman de Mohamed Benchicou « Le Mensonge de Dieu » qui a fait l’objet d’une mesure de censure de la part du ministère algérien de la Culture. L’ouvrage paraitra en France et au Canada jeudi 5 mai.
« Aujourd’hui encore, on peut lire dans les gazettes de l’époque l’épopée enragée d’un fantassin indigène à la chevelure de feu qui, fort de son cran et du canon Krupp qui tuait les soldats ennemis comme des mouches, se fit remarquer dans la bataille de Gravelotte où l’armée de Mac-Mahon fut laminée, puis dans celle de Beaumont, où il vit Arezki, hagard et désarmé, se faire clouer à coups de baïonnette sur le sol, le doigt levé vers Dieu ; et enfin à Sedan, où le maréchal fut réduit à une pitoyable retraite couverte par ses dernières troupes de réserve, tirailleurs algériens en tête, déployés en ligne comme à la parade, criant d’une seule voix : « À la baïonnette ! », reprenant les pièces perdues et, toujours courant, poursuivant les Allemands jusqu’à la lisière d’un bois puis, déchiquetés par la mitraille, tombant l’un après l’autre pendant que le gros des troupes se retirait sur la ville… Une Sedan rouge de sang et de honte, ce jour où Napoléon IIIfit hisser le drapeau blanc, cédant l’Alsace et la Lorraine.
Oui, aujourd’hui encore, sur les feuilles jaunies, vous trouve¬rez le portrait de ce guerrier venu d’une contrée inconnue, une patrie au nom imprononçable et à qui Bismarck avait dit en le décorant :
– Herr Belaïd Imeslayène, la Prusse reconnaissante se souviendra de vous !

M’écoutes-tu, mon verre de vin ? Je suis le mendiant du cimetière et je vis d’oboles aléatoires. Mais qui suivrait mon récit sans rougir de sa propre capitulation ?
Oui, je crois bien que ce fut le jour où Belaïd quitta Colmar en amoureux dépité et en apatride exaspéré, résolu à tenter l’expérience originale de se battre pour lui-même, ce fut ce jour-là que naquit, d’un aïeul charmeur, romantique irréductible, ma dynastie de bannis, une de celles qu’enfante puis immole cette terre pour mieux leur survivre.
Depuis, il fut écrit que je consumerai ma vie dans une traque insensée, la traque de la patrie fugitive.
Dans l’envoûtement à la chercher parmi les fantasmes des hommes.
Dans le bonheur de la deviner insaisissable.
Dans la grâce de s’en savoir captif.
M’écoutes-tu, mon verre de vin ? Il règne toujours, ce soir, cet étrange tumulte. Les fans du Mouloudia d’Alger qui palabrent après le match… à moins que ce ne soient ceux de l’USMA… non, pas l’USMA… ici, dans la Cité bleue, c’est plutôt le Mouloudia….
Je suis le mendiant du cimetière et j’avais une histoire pour les hommes. Mais il n’était plus personne à qui la raconter.
Pour tout vous dire, je n’en suis guère surpris. Double-Goulot me répétait que narrer son histoire fabrique, à coup sûr, une armée d’ennemis, car les gens n’aiment pas qu’on leur rappelle leurs redditions.
– La preuve : ton histoire, je n’y croirai pas puisqu’elle doit ressembler à la mienne !
Tous les hommes solitaires et généreux que j’ai eu à connaître, Abdallah, Federico, Tahar, Chico le Gitan, les combattants volontaires que j’ai côtoyés dans les tranchées de Barcelone et de l’Ebro, puis dans la Nueve, en Normandie, tous m’avaient tenu le même langage :
– Il en sera toujours ainsi, camarade…
C’est ce que me disait Oleg, le soldat ukrainien qui n’avait ni femme, ni enfant, ni mère, ni même une patrie, seulement la chienne Kyti. Il m’avait donné cette statuette d’indigène dans le repaire de Hitler à Berchtesgaden, ultime trace d’une vie passée à côtoyer les princes et les héros. Je l’ai appelé « Heil Mouskeba », en souvenir d’une descendante d’esclaves de Río de Oro que ma grand-mère avait pour gouvernante à Melilla.
Ce cahier blanc, je vous le laisserai, braves gens ! Qui sait ? Peut-être le lirez-vous… à moins que vous ne le brûliez, allez savoir ! C’est mon toast d’adieu à cette existence que je quitte dans la bonne humeur, mon dernier pied-de-nez aux prophètes contrefacteurs, intronisés par le mensonge qu’ils ont fait dire à l’histoire et à Dieu ; mon ultime clin d’œil à cette foule enfiévrée qui fait cohue ce soir et qui, en plus de ne pas savoir où elle va, a dû oublier d’où elle vient. »