Entrez dans la transe !

Entrez dans la transe !

On savait déjà que le genre gnaoui n’était pas simplement musical mais englobait un ensemble de pratiques aux prolongements historiques, sociologiques et spirituels profonds.

C’est sans doute pour le rappeler que le Festival national de la musique et danse gnaoui réserve, en marge des spectacles, un espace de réflexion destiné à mieux connaître, comprendre et interroger une tradition bien ancrée en Algérie, tout particulièrement dans le Sud-Ouest. « La transe, désordre extérieure et ordre intérieur », tel est le thème appelé à être débattu par les participants lors d’une rencontre qui se tiendra en marge des manifestations de cette troisième édition du Festival national, prévue du 1er au 5 mai à Béchar (lire encadré page 20). Ce thème sera une occasion précieuse pour approfondir la connaissance de la relation entre la transe et la musique qui a, de toujours, été liée aux événements festifs ou religieux en Algérie, et notamment, dans les confréries soufies où l’on recherchait une communion directe entre l’homme et Dieu. Chez les Soufis, la transe a une grande place dans la recherche spirituelle. Celle-ci s’obtient souvent par la musique et les Soufis ont créé des cérémonies associant la musique à leur quête de spiritualité. Une pratique que l’on retrouve dans tout le monde musulman avec des variantes nationales, régionales ou locales. On peut citer ainsi la fameuse confrérie initiée par Djallal Eddine Errumi qui a donné lieu en Turquie aux derviches tourneurs, aux danses spectaculaires et saisissantes de beauté et d’émotion.

Le dikr (littéralement : évocation) est une prière où le nom d’Allah est répété inlassablement jusqu’à prendre possession du corps et de l’esprit, amenant la plupart des présents à l’assemblée dans un état de transe totale sous la direction d’un maître spirituel auquel s’adjoignent les chanteurs. Dans les zaouïas du Sud-Ouest algérien, notamment à Kerzaz, les mouridines de la tariqa (voie) kerzazia, créée ou initiée à la fin du XVe siècle par Sidi M’hamed Ben Moussa, s’adonnent jusqu’à ce jour à la pratique de ce rituel, destiné à l’origine à l’apprentissage par cœur du Saint Coran et des Hadiths par le même saint. Lors des séances de dikr, les prières sont chantées et reprises en chœur par les participants, avant de se voir accompagnée très vite par un mouvement du buste d’avant en arrière. Ce mouvement introductif en balancier amène une scansion dans le chant jusqu’à susciter l’état de transe. Cependant, en dehors de cette particularité des adeptes du dikr, on retiendra que deux importantes confréries dans le Maghreb adoptent la transe comme fondement de leur existence : il s’agit des Gnaoua et des Aïssaoua..

Chez les Gnaouas, la musique et la transe présentent des fonctions thérapeutiques. Cette confrérie fondée aux alentours du XVIIe siècle avec un système de pensée hautement élaboré, où les couleurs revêtent pour ses adeptes une signification symbolique extrêmement précise. Ce système symbolique s’articule autour de sept couleurs, sept suites, le mouvement centrifuge de la danse représentant quant à lui le mouvement des planètes. La lilla, ou lembita, est chez les Gnaoua à la fois musicale, initiatique et surtout thérapeutique, mêlant de manière très imbriquée des apports africains et arabo-berbères. Les Gnaouas fondent leur spécificité sur le culte des esprits (mlouk). Durant ce rite de possession, les musiciens, après avoir effectué leur répertoire de divertissement (koyyou), vont jouer le répertoire sacré des mlouk ce qui va progressivement amener les adeptes et les danseurs à être sujet à des phénomènes de transe. Le maâlem (ou maître) qui est le plus âgé et celui jouant avec dextérité du goumbri va enchaîner toute la nuit une série de devises chantées, accompagnées de son instrument et par les joueurs de krakeb. Chaque devise (bordj) chantée est une référence ou indication à un mlouk bien déterminé Les entités invoquées peuvent être des entités purement surnaturelles ou se référer à des saints ayant réellement existé. Il y a sept cohortes de mlouk et chacune d’entre elles possèdent a sa tète un ou plusieurs esprits dominants. Les mlouk ont chacun une devise chantée, un encens particulier que l’on brûle quand l’esprit prend possession d’un adepte de la confrérie, ainsi qu’une couleur dédiée.

On distingue ainsi les mlouk de la mer (moussaouiyin) auxquels on attribue la couleur bleu-clair. Les mlouk célestiels (samaouiyin) ont pour couleur le bleu foncé. Les mlouk de la forêt (rijal el ghaba) ont pour couleur le noir tout comme les mlouk appartenant à la cohorte de Sidi Moumen. Les mlouk rouges (al houmar) sont liés au sang qui hante les abbatoirs. Le blanc et le vert sont réservés aux saints invoqués, a savoir Abdelkader Djillani et les puristes. Et enfin, la couleur jaune est attribuée à l’esprit féminin, Lalla Mira. Selon, les Gnaouas, les danseurs possédés lors de la lila, entretiennent tous une relation plus ou moins proche avec un des mlouk cité précédemment. Au moment du rite de la possession, lorsque le maâlem commence à jouer le bordj dédié au mlouk, le possédé qui se rattache à cet esprit entre en transe et finira par s’identifier à lui. Cette danse de possession sera souvent effectuée avec des objets rituels qui révèlent les attributs du génie possesseur : danse avec des poignards pour Sidi Hamou, le maître des abbatoirs ; avec un bol d’eau sur la tête pour le prophète Moussa, etc. Quand le danseur entre en transe, on le couvre d’un voile de la couleur attribuée à l’esprit qui le possède. On brûle également un encens adapté à cet esprit. En plus des Gnawa qui s’adonnent, a ce rituel, on trouve aussi des malades en quête de guérison ou la lila fonctionne comme une cure. Toutefois, la possession n’est pas qu’exorcisation et la puissance curative n’est pas la seule dimension du culte. Elle est une démarche d’initiation dont le point de départ aura été la maladie, du fait que de nombreux possédés restent dans la confrérie et poursuivent l’initiation, une fois l’équilibre retrouvé. Il y a une hiérarchie dans la possession, du possédé frappé au possédé qui maitrise l’esprit qui l’a tourmenté.

Ainsi, le rituel de possession fonctionne pour les Gnawa comme une voie ou un chemin extatique conduisant à la découverte dune lumière intérieure. Pour certaines personnes peu informées des rituels gnaouas, une communication directe avec le surnaturel s’avère incompatible avec une certaines idée de progrès et de civilisation. Ceux-ci tenteront de folkloriser leurs pratiques en mettant en évidence tout simplement la musique et les danses, mais en occultant totalement la finalité des rituels, qui est, selon les Gnaouis un véritable état de libération de l’âme des vicissitudes de la vie en mesure d’amener, grâce à l’état de transe, l’individu a connaître la lumière et la vérité. Chez les Aissaoua ou les Hamdaouis, la hadra et la frisa constituent les deux pratiques fondamentales de ces confreries. La hadra est organisée durant les grandes fêtes des Aïssaoua. Elle s’étend sur une nuit entière, comme c’est le cas pour les séances initiatiques des Gnaouas. Le principe est le même dans les deux confréries ou puisque là aussi, au cours de la nuit de la hadra, le nom de Dieu et de nombreuses prières sont invoquées sans interruption jusqu’a s’emparer du corps puis de l’esprit des participants. De cet état, découle la transe, et là aussi, durant cette séance, des malades sont amenés pour extérioriser leurs maladies, disent les adeptes Cette croyance est partagée par l’ensemble des populations du Sud (et on la retrouve aussi au nord de l’Algérie), qui croient dur comme fer aux pouvoirs thérapeutiques de ces séances auxquelles d’autres attribuent une dimension pscho-somatique.

Aussi, il y a lieu de citer le sama (audition), qui est une cérémonie de prière avec musique et danse dont les adeptes accèdent à l’état d’extase grâce aux sons de la musique pratiquée au moyen d’une flûte oblique et d’un tambour. Durant le sama, la séance est dirigée par un maître spirituel qui est le cheikh des adeptes. Les présents, qui écoutent la musique, les psalmodies et les chants, se laissent peu à peu envahir par la transe. Ce survol des pratiques de transe, liées au Gnawa notamment, atteste de la vivacité de coutumes ancestrales liés à des courants spirituels qui se sont abreuvés aux sources du patrimoine culturel africain et arabo-berbère tout en s’intégrant à l’Islam. Comment ont-elles perduré jusqu’à présent. Se sont-elles altérées ? Ont-elles changé de finalité ? Quelles significations revêtent-elles dans le champ social et culturel d’aujourd’hui, bien qu’elles soient surtout pratiquées par des initiés ? En tant que patrimoine immatériel, sont-elles répertoriées et étudiées ? Autant de questions qui seront sans doute abordées dans cette rencontre que la troisième édition du Festival national des Gnaoua a eu le mérite de programmer. En abordant de nouveaux thèmes, les organisateurs espèrent ainsi contribuer à connaître les pratiques et croyances en matière de transe et leurs relations avec les musiques du genre.