Entre Algériens et nostalgiques de l’Algérie française, la guerre est déclarée sur Wikipédia

Entre Algériens et nostalgiques de l’Algérie française, la guerre est déclarée sur Wikipédia

Sur Wikipédia, l’histoire de l’Algérie est un sujet qui fâche. Les contributeurs algériens accusent les nostalgiques de l’«Algérie française» d’avoir imposé leur vision colonialiste de l’histoire sur Wikipédia. Le conflit perdure encore dans la plus grande encyclopédie du web.

Etablis en Europe, Saïd, Kamel, Mourad et Ali font partie des 80 contributeurs algériens répertoriés sur Wikipédia, la plus grande encyclopédie libre sur internet. Sixième site le plus visité au monde, Wikipédia est totalement écrite et gérée par des volontaires (contributeurs et administrateurs) qui peuvent publier ou modifier librement tout contenu à condition que ces derniers soient admissibles et vérifiables.

«Wikipédia est certes la première encyclopédie participative au monde, mais elle fait parfois l’objet d’instrumentalisation à des fins propagandistes», explique Kamel qui y contribue depuis plus de 5 ans. Devenue la référence en la matière, Wikipédia vous est directement suggérée par Google à chaque opération de recherche sur le Web.

Définitions, biographies, histoire, sciences, sur Wikipédia, tout le monde prend son pied. Les contributeurs algériens, dont les plus actifs sont au nombre de 10 seulement, tiennent aujourd’hui à mettre au jour un conflit qui les oppose depuis longtemps sur Wikipédia, à ce qu’ils appellent les nostalgiques de l’«Algérie française». «Ces nostalgiques font un travail de sape pour imposer leurs lectures colonialistes de l’histoire algérienne.

Ce sont des personnes de droite et d’extrême droite française. Elles ont un regard méprisant sur nous», avoue Saïd, qui contribue depuis plus d’une année. Désormais, l’histoire de l’Algérie fait encore parler d’elle mais cette fois-ci, non sur des plateaux télé ou dans des livres d’histoire mais sur Wikipédia. Ces «guéguerres» montrent en partie les dessous du fonctionnement «controversé» de Wikipédia critiquée par beaucoup de journalistes dans le monde.

Lobbying

Kamel explique les raisons du conflit : «Cela passe par la glorification de l’occupation française en Algérie à la minimisation ou la négation des exactions commises par la France coloniale. Ils présentent l’Algérie précoloniale comme une colonie turque dénuée d’identité et mettent en avant la collaboration indigène à la colonisation (harkis).» Sur Wikipédia, les mots et les phrases sont importants.

Chez les contributeurs algériens, les salons se sont transformés en bibliothèques. Alors que 3,6 millions d’Algériens utilisent activement facebook, selon Ashraf Zeitoun, son représentant au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, cette poignée d’Algériens, eux, préfèrent passer leur temps, en dehors des heures du travail, à surveiller tout ce qui se dit sur l’Algérie sur Wikipédia.

Pour l’exemple, la page sur les exactions de la France en Algérie est supprimée. Sur la rubrique Discussion, où les contributeurs débattent les sujets controversés afin de trouver une juste formule, il est expliqué que la page est supprimée pour des raisons de «neutralité», ce que les contributeurs algériens refusent d’admettre. Ils accusent les nostalgiques d’être derrière la manœuvre. «Le problème est que les contributeurs algériens ne sont pas tous actifs, regrette Kamel. C’est vraiment très peu contrairement aux nostalgiques qui sont nombreux et agissent en lobbying.»

Administrateurs

Pour nous donner d’autres exemples, Mourad, autodidacte, qui contribue depuis 2008, se rappelle de la polémique qu’a engendrée le pays de parution du journal pieds noirs, l’Echo d’Alger. Actuellement, il est mentionné l’Algérie mais la question continue à provoquer. «Au début, les nostalgiques ont mis l’Algérie française comme pays de parution de ce journal, ce que nous avons nous-mêmes refusé. Le débat a duré plus de trois mois. Les administrateurs ont fini par mettre l’Algérie. Mais quand vous cliquez dessus, le lien vous mène directement vers la page de l’Algérie française, dénonce Ali, l’un des plus anciens contributeurs algériens (depuis 2004).

Nous avons accepté cette concession de peur de se retrouver à nouveau bloqués.» L’idée de se faire bloquer sur Wikipédia tourmente ces contributeurs, car le devenir les assomme à ne plus pouvoir écrire pendant une durée que décident les administrateurs. «Quand les nostalgiques demandent aux administrateurs de nous bloquer, ces derniers le font sans même nous donner le temps de se défendre, s’indigne Saïd.

Mais quand c’est nous qui exigeons des sanctions contre eux, Ils inventent toujours un Topic ban (bannissement ou interdiction de l’écriture à une personne), ce qui nous met dans l’incapacité de réagir.» «Si je dois écrire aujourd’hui la biographie des mes parents, qui sont nés en Algérie avant l’indépendance, puisse-je dire qu’ils sont nés en France ou en Algérie française ? Non, car ils sont Algériens», s’interroge Ali.

Bouteflika

C’était aussi la même polémique qu’a suscitée le pays de naissance du chef d’Etat, Abdelaziz Bouteflika. Le Maroc n’y figure toujours pas dans sa biographie wikipédienne.  Ali explique ce qui s’est passé : «Pour eux, Bouteflika est né sous la Protectorat marocain et refusent de mettre tous simplement le Maroc.

Après débat, les administrateurs ont fini par supprimer le pays pour ne mettre à la place que sa ville de naissance, Oujda. Jetez-y un coup d’œil sur sa page Wikipédia et vous allez voir par vous-même.» Les contributeurs algériens se disent favorables au débat contradictoire si cela était la volonté des nostalgiques. «Wikipédia doit respecter la neutralité. Si un point de vue est majoritaire, ok. Sinon, les administrateurs doivent diffuser tous les points de vue exposés», réclament-ils.

Ali avoue que même les contributeurs français, qui ne partagent pas les idées de droite, finissent par subir le même sort. «Sur Wikipédia, nous sommes traités comme des indigènes sur lesquels on applique le code de l’indigénat», s’indigne Saïd. Mourad raconte qu’il ne quitte plus Wikipédia depuis qu’il a découvert, en 2005, la biographie du révolutionnaire, Larbi Ben M’hidi. «Il a été écrit que Ben M’hidi était un fellaga, né en Algérie française, se rappelle-t-il. Cet article m’a mis dans tous mes états. Depuis, je me suis inscrit et je me suis mis à lire et à me documenter afin de pouvoir faire face. Les nostalgiques sont plus puissants et mieux organisés.

Aujourd’hui, beaucoup d’entre eux occupent le poste d’administrateur, ce qui rend notre tâche plus difficile.» Le conflit perdure encore 53 ans après l’indépendance de l’Algérie. Ces contributeurs qui donnent bénévolement de leur temps et de leur argent appellent les Algériens à s’intéresser davantage à cette encyclopédie. Quant à Ali, enthousiaste, il annonce une prochaine admission finale d’un texte définitif sur La Casbah.