Cet amendement vaut 13 millions de dollars. Le texte de loi adopté le 15 juin par l’APN, puis le 29 juin par le Sénat, autorisant l’importation de la friperie dans le cadre de la loi de finances complémentaire 2011 provoque une vive polémique en Algérie.
Les députés arguent que la disposition vise à légaliser le marché des vêtements usagés lequel génère quelque 13 millions de dollars. Les industriels du textile crient à la mort du métier et pointent du doigt les barrons du « chiffoune ». Le gouvernement qui a interdit en 2009 l’importation de la friperie lui se défausse en s’abritant derrière la souveraineté des parlementaires. Enquête.
Mercredi 15 juin. Les députés de l’assemblée nationale adopte la loi de finance complémentaire 2011. D’ordinaire, le vote passe comme une lettre à la poste et ne provoque guère de vagues. Pas cette fois-ci. Cette fois, les élus ont réussi à glisser un amendement qui autorise l’importation de la friperie pourtant prohibée depuis août 2009.
La friperie suscite la polémique
La polémique éclate lorsque la loi atterrit au Conseil de la Nation pour débat. Un sénateur, Sidi Athmane Lakhdar, allume le feu en dénonçant cet amendement. « L’article relatif à cette autorisation n’a pas pris en considération l’aspect sanitaire de ces importations, dont les tests ont prouvé leur danger sur la santé des citoyens », affirme-t-il.
Le ministre de l’Industrie, de la PME et de la Promotion de l’investissement abonde dans le même sens en jugeant l’adoption de cet article « inopportune ». La Fédération nationale du textile et cuirs réclame l’annulation pure et simple du texte.
Argument ? Le secteur est déjà suffisamment éreinté par la concurrence chinoise pour ne pas lui en rajouter en autorisant les barons de la friperie à importer le « chiffoune ».
Il ne fallait pas plus pour que les députés soient accusés de rouler pour les barrons de l’importation, de tremper dans les affaires et le gouvernement de céder face aux lobbies de l’importation.
Août 2009, le « chiffoune » est interdit à l’importation
Pour comprendre cette controverse, il faut revenir deux ans en arrière. Au mois d’août 2009, la loi de finance complémentaire 2009 est promulguée par ordonnance présidentielle sans passer par la case APN et Sénat.
Cette loi déjà décriée pour son caractère protectionniste comportait une disposition qui stipulait que la possibilité d’importation « de matériels ou d’équipements usagés, même rénovés sous garantie », n’est plus autorisée. Dans la nomenclature de ces biens interdits à l’import figure la friperie. On s’en doute, l’instauration de cet interdit n’a pas été du goût des importateurs qui du coup perdent un gros pactole.
Appelées « El Pala », les friperies sont ces baluchons de vêtements et de chaussures usagés importés par tonnes d’Europe, du Moyen-Orient, d’Asie et d’Amérique. Commercialisés dans les magasins et dans les marchés populaires, ils font le bonheur des petites bourses pour leurs prix très abordable. Selon diverses estimations, ce marché rapporte quelque 13 millions de dollars par an.
Risques sanitaires
S’il permet aux personnes démunies de se vêtir et de se chausser à moindre frais, ce commerce ne fait pas moins de l’Algérie une sorte de dépotoir où se déversent des produits destinés à la décharge publique. Il ne constitue pas moins une menace directe pour l’industrie du textile déjà sérieusement concurrencé par les produits massivement importés de Chine.
En raison des risques de santé que comportent produits –ils transportent des parasites pouvant provoquer notamment des maladies de la peau-, le gouvernement algérien a donc décidé de les interdire en août 2009. Cette interdiction visait également, explique-t-on à l’époque, à protéger l’économie du textile.
Et l’interdiction a donc vécu ce mercredi 15 juin. Presque deux ans après la promulgation de la LFC 2009, un groupe de députés profitant du débat autour de la loi de finance complémentaire 2011 introduisent un amendement pour faire sauter l’interdit. Comment ?
Quatre députés derrière l’amendement
Selon les informations recueillies par DNA auprès des membres de la commission des Finances de l’APN, cet amendement a été proposé par 4 députés : Bendiffalah Ferhat, élu du RND dans la circonscription de Tébessa, à l’Est d’Algérie ; Issed Ahmed, élu du MSP à Bouira ; Djafri Imad, élu indépendant de Ouargla et Louafi Sebti, élu indépendant à Tébessa.
Ces quatre députés ont été destinataires d’un dossier, une sorte de mémorandum, envoyé par une association qui regroupe les industriels de la friperie.
Depuis l’interdiction instaurée en août 2009, les barons de la friperie n’ont eu de cesse de faire du lobbying auprès du gouvernement et des députés pour lever cette interdiction. Ils ont envoyé des correspondances, rencontrés des ministres, des députés. Peine perdue.
Mais bonne pioche, ils réussissent à sensibiliser notre quatre députés peu de temps avant l’adoption de la loi de finance complémentaires 2011. Et c’est ainsi que nos élus ont ferraillé au sein de la commission des Finances de l’APN et réussi à faire passer l’amendement en dépit de l’opposition du représentant du gouvernement.
L’exécutif est ainsi désavoué et les barrons de la friperie obtiennent gain de cause.
Taxer les fripiers pour renflouer le trésor
Mohamed Kenaï, président de la commission des finances à l’APN, député FLN de Médéa, explique à DNA les raisons qui ont dicté l’adoption de cet l’amendement : «Ce texte de loi qui autorise le retour à l’importation réduira la contrebande aux frontières Est du pays et permettra une activité légale à travers des opérations aux ports, ce qui permettra d’effectuer les contrôles phytosanitaires nécessaires. L’initiative ne vise pas à concurrencer la production nationale mais à réglementer ce marché en le contrôlant. Par ailleurs, la taxation permettra de renflouer les caisses du trésor.»
Réduire la nuisance des contrebandiers qui taillent des croupières aux fripiers, mieux contrôler les tests phytosanitaires dans les ports, renflouer les caisses de l’Etat, les arguments tiennent la route.
Le ministre délégué chargé des relations avec le Parlement, M. Mahmoud Khoudri, n’en dit pas moins.
Le ministre : vaux mieux légaliser
Devant les sénateurs, il développe le même raisonnement : «Du moment que la friperie traverse nos frontières terrestres malgré l’interdiction qui remonte à la LFC 2009, il vaut mieux la légaliser, avance-t-il mardi 28 juin. Or, s’il y a des unités de traitement de ces produits qui ont une présence légale et activent sous l’œil vigilant des services des impôts, d’autres opérateurs échappent à tout contrôle. L’autorisation de les importer à travers les ports permet de mieux les contrôler.»
Soit. Pourquoi alors ce qui était valable en 2009, c’est-à-dire l’interdiction de l’importation de la friperie, ne l’est plus aujourd’hui ? Le gouvernement peut-il réellement mieux contrôler le marché de la friperie en levant l’interdiction ? Pourtant c’est ce même gouvernement qui a consacré en avril 2011 prés de 2 milliards de dollars pour relancer le secteur du textile (racheter les dettes des entreprises touchées par la faillite et renouveler les outils de production).
Un député qui ne cache pas son soutien
Mohammed Djemaï, 39 ans, député élu sur une liste d’indépendant de Tébessa avant de retourner sa veste pour rejoindre le FLN où il a été élu au comité central, prétend connaitre ce dossier du bout des doigts.
Vice-président de l’APN, M. Djemaï ne cache pas qu’il soutient les intérêts des fripiers, même s’il nie être versé dans ce commerce comme le soupçonne certains députés et sénateurs. Il dit appuyer cet amendement, se défend d’en être l’initiateur, et explique pourquoi il fallait autoriser l’importation du « chiffoune ».
Depuis l’introduction de la friperie en Algérie il y a une dizaine d’années, une faune d’importateurs s’est engouffrée dans le marché qui rapporte des dizaines de millions de dollars par an.
Trois wilayas détiennent le monopole de la friperies
Essentiellement basé dans trois wilayas de l’Est du pays, Tébessa, Souk Ahras et Khenchela, ce commerce a généré, selon M. Djemaï, plus de 15 000 emplois directs. Sur l’ensemble du pays, il existe une cinquantaine d’ateliers dont la grande majorité est basée dans ces trois régions d’Algérie.
Ces ateliers réceptionnent des tonnes de friperie importée des quatre coins du monde. Vêtements et chaussures sont ensuite triés, traités avant d’être mis sur le marché. Les habits qui sont jugés invendables sont alors broyés, transformés en fibre qui est revendue aux entreprises spécialisées notamment dans la confection des couvertures et des matelas.
Djemaï parle : « On accuse les hommes qui ont investi dans ce secteur d’être des importateurs uniquement mus par l’appât du gain. On oublie qu’ils ont créé une vraie industrie qui fait nourrir des milliers de familles. On les accuse aussi de tuer l’industrie du textile en Algérie. Mais il n’y a plus d’industrie du textile ! Ce sont les produits chinois qui ont tué ce secteur et non la friperie. Si nous sommes vraiment dans une économie de marché, alors rien ne doit interdire à ses investisseurs de travailler librement pour peu que chacun respecte les règles.» Soit.
Soupçons de concussion
Ces députés ont-ils des liens avec ces barons de l’import comme le soupçonne l’opinion ? Les importateurs de la friperie ont-ils exercé du lobbying auprès de ces parlementaires pour les amener à proposer cet amendement ? Ou bien les députés agissent-ils en représentants de leurs circonscriptions électorales dont ils défendent les intérêts ?
Si rien ne permet d’attester que les rois de la friperie ont tissés des liens intéressés avec des députés, rien n’empêche pour autant ces importateurs, ces hommes d’affaires de faire du lobbying auprès de parlementaires pour défendre leurs intérêts. Et rien n’empêche non plus des élus de l’assemblée nationale ou du Sénat de défendre les intérêts de ces hommes d’affaires.
Colère des industriels du textile
Quand les industriels des textiles entendent les arguments des députés et ceux du gouvernement, ils manquent de s’étouffer.
Amar Takjout , secrétaire général de la Fédération nationale du textile et cuirs, n’a pas assez de mots durs pour qualifier cet amendement. «C’est une vision misérabiliste qui consiste à faire de l’Algérie le réceptacle de toutes les vieilleries de l’Europe», dit-il.
Si les importateurs déversent des balluchons de vêtements et de chaussures tout juste bons pour la décharge publique, explique M. Takjout, ils menacent aussi une industrie déjà moribonde.
Vingt ans plutôt, ce secteur employait 200 000 personnes. Aujourd’hui, ce chiffre a été ramené à 15 000. Des centaines de petites et moyennes entreprises publiques et privées ont dû mettre la clé sous le paillasson.
Et ce n’est sans doute pas avec cet amendement que cette industrie pourrait se relancer.