En librairie / un été colonial à Constantine de Abdelkader Jamil Rachi: Quand le destin distribue les cartes…

En librairie / un été colonial à Constantine de Abdelkader Jamil Rachi: Quand le destin distribue les cartes…

Dans cette émouvante autobiographie romancée, l’auteur nous emmène sur les traces d’un adolescent à l’affût de chaque chose, de chaque moment, de chaque ambiance et de chaque personnage. Le narrateur a quinze ans et tous les sens en éveil.

À cet âge-là, lorsqu’on trouve la joie au jeu de la vie et qu’on est dans une phase d’imagination subversive, on vit d’abord une expérience avant de la comprendre. Un été colonial à Constantine, c’est surtout cela. Abdelkader Jamil Rachi a écrit un texte en forme de récit d’émancipation. Il use d’une approche pour décrire le quotidien d’un enfant en état de grâce et d’émotion, qui va de découverte en découverte, se laissant imprégner de tout ce qui pourra faire de lui un homme. Dans cette étape de la vie, l’adolescent est pris, en parallèle, par les tourments de l’Histoire. Car nous sommes en pleine guerre contre l’occupation coloniale. Et c’est pourquoi, dans ce rapport au passé, l’auteur veut témoigner d’une expérience complexe et riche de son élément humain. Il écrit dans le chapitre premier : «Dès le début de la guerre, mon frère Sélim fut arrêté, passant d’un camp «d’hébergement » à un autre, une situation douloureuse que je vivais avec ma mère et qui m’incitait à être prudent. L’arrestation, cinq années plus tard, de mon autre frère Dahmane n’arrangea guère les choses. Ma mère n’avait plus que moi. Si j’étais arrêté, elle se retrouverait toute seule, sans soutien, et ça, je ne pouvais le supporter ni le permettre.» Et comme les événements ne sont jamais datés dans le texte, on en déduit que cet «été colonial» se situerait entre le début du mois de juin et la fin du mois d’août de l’année 1959.

Sachant que Abdelkader Jamil Rachi est né le 28 septembre 1940 à Constantine (biographie de la quatrième de couverture), le lecteur a le droit de s’interroger à propos de cette confusion. Justement, il s’agit bien d’une autobiographie romancée, le genre de récit qui mélange événements réel et fiction. Certes, l’auteur, le personnage principal et le narrateur (le Je) sont la même personne, mais, dans ce genre littéraire, l’écrivain a toute latitude de transfigurer et de recomposer le réel. Il recourt aux ressources de l’imagination et de la créativité pour donner forme à une trace de la réalité. C’est un travail de mémoire et il s’efforce donc d’être sincère, en présentant comme vrai tout ce qui est raconté. Seulement, l’auteur ne conclut pas de pacte avec le lecteur. Il ne s’engage pas à rendre compte véritablement et à la lettre de ce qu’il a vécu, que ce soit dans la chronologie des événements et leur datation, ou encore dans la mise en scène des personnages (qui peuvent être des personnes réelles, des personnages fictifs, ou un mélange des deux).

D’autre part, les souvenirs sont généralement incomplets, déformés, nécessairement soumis à une sélection. Il faut ainsi garder à l’esprit que reconstituer son passé, c’est surtout le reconstruire. Le but recherché est de témoigner d’un vécu, d’une expérience (ici de jeunesse) afin d’informer, d’apprendre quelque chose au lecteur. En peignant la fresque d’une société constantinoise à une époque précise de l’Histoire, l’auteur a voulu tout simplement écrire une histoire vivante, riche, contrastée. Humaine. En mêlant vérité historique et fiction, il fait en sorte que la fiction contienne toujours une part de vérité et jusque dans ses invraisemblances les plus manifestes. Brouiller certaines cartes — au risque de déconcerter les lecteurs incollables en matière d’histoire, ou de provoquer des polémiques — permet à l’auteur d’harmoniser son texte, d’en assurer l’unité d’action, de lieu et de temps. La démarche est pertinente, le lecteur critique (ou le lecteur à l’intelligence curieuse) étant incité à chercher ailleurs pour en savoir plus. Notamment dans les livres d’histoire. En cela, Abdelkader Jamil Rachi confirme la capacité de la littérature à sublimer le réel. Il réécrit l’Histoire dans une certaine mesure. à l’entame du troisième chapitre, par exemple, il est dit ceci : «Constantine est en effervescence. Le général de Gaulle est dans ses murs. La place de la Brèche est pleine de monde. Européens et Israélites sont ensemble, côte à côte, bruyants et scandant que l’Algérie est française et le restera.» Le général de Gaulle prononce un discours.

Dans la réalité, le dirigeant français a effectivement annoncé, à Constantine, un plan quinquennal de développement économique et social pour l’Algérie (le fameux Plan de Constantine), mais cet évènement a eu lieu le 3 octobre 1958 et non pas durant l’été de l’année suivante. Autre exemple : le commissaire Jean Samarcelli a été exécuté par Amar Benayache, sur ordre du FLN, le 29 mars 1956. L’un des principaux personnages du récit (le jeune Madjid) n’a rien à voir avec la mort de Samarcelli. Bien d’autres coups de canif ont été donnés à la chronologie de certains faits, des détails ont été inventés, on peut même se demander si, parmi les personnages, quelques-uns ne sont pas le fruit de l’imagination de l’auteur. Pourtant, c’est cette «confusion» délibérée qui fait le charme du récit et le distingue d’un évènement isolé dans le temps. Le propre rôle du narrateur (il est le témoin du siècle qui s’efface adroitement au profit des autres protagonistes, au point où le lecteur n’entendra jamais évoquer son nom depuis la première jusqu’à la dernière ligne du texte) peut lui-même, parfois, prêter à confusion. Justement, c’est en bousculant la linéarité et les règles du jeu d’écriture concernant la mémoire (autobiographique) que l’auteur parvient à rendre son œuvre esthétiquement satisfaisante. En l’occurrence, Un été colonial à Constantine donne une impression d’achèvement. C’est une histoire réussie.

Et comme l’art est le Je, le récit s’ouvre sur un ton chaud. Une éclaircie lumineuse qui met vite le lecteur dans une ambiance émotionnelle : «En cette matinée claire et ensoleillée, il y a comme un air de fête dans la cour des Cours complémentaires Jules-Ferry. Les élèves sont bruyants, ils courent les uns derrière les autres, se chamaillent ; d’autres, plus sages, sont debout au milieu de la cour, discutant de vacances, de soleil et de mer (…) Je monte l’escalier avec la classe de 3e, mon ami Ghozlan marchant à mes côtés. (…) Notre classe est hétéroclite. Israélites, ‘’Européens’’ et ‘’Indigènes’’. Certains iront au Collège moderne, mais devant remplir trois conditions : ne pas être trop âgé, avoir eu de bonnes notes durant toute l’année et, ‘’last but not the least’’, réussir au BEPC (Brevet d’études du premier cycle), dont les épreuves auront lieu à la fin de ce mois de juin. La plupart des élèves ne remplissent pas ces conditions. Ils ont 16, 17, parfois 18 ans. Moi, j’en ai 15.» L’auteur exprime sa pensée par un style clair, fluide, orienté vers l’intérêt humain du texte, par des phrases courtes. C’est une manière intelligente de planter le décor. L’école s’impose comme le cadre idéal pour démarrer l’histoire qui va suivre. Elle fait déjà office de personnage à part entière, comme une allégorie du microcosme social de l’époque coloniale durant les années 1950. L’école représente un premier visage de la ville cosmopolite.

Pour le narrateur, elle incarne surtout une source exceptionnelle d’apprentissage et d’enrichissement. Elle est la première des clés qui lui ouvriront des portes pour aller vers la lumière. Ce sont aussi ces ouvertures-là qui lui permettront de forger son destin, grâce, notamment, à toutes ces petites histoires individuelles qui se bousculent dans son récit et qui, bien sûr, reflètent la grande Histoire d’un pays déchiré par la violence coloniale et la guerre, mais qui continue de vivre malgré tout. Dans le chapitre d’ouverture, Abdelkader Jamil Rachi dépeint avec moult détails le quotidien d’un élève en fin de cycle, d’abord à l’école Jules-Ferry puis dans la ville et dans son quartier. Le sujet, pictural, est mis en valeur par la méthode dramatique du monologue intérieur à la première personne. Cela donne un avant-goût de ce que seront les douze chapitres suivants, qui peuvent se lire comme des chroniques sociales.

L’auteur y explore avant tout les relations humaines, comme s’il voulait transmettre un témoignage émouvant et réaliste sur l’Histoire et la mémoire. Le narrateur fait partie de la classe sociale des «indigènes » de condition très modeste. Son père «exerçait la profession d’adjoint technique à la santé publique, donc un fonctionnaire de l’Etat français». Un père dont il a hérité la curiosité à propos de tout, la soif de découvrir et d’apprendre. Mais il l’a «connu très peu», car mort d’épuisement à l’âge de soixante ans. Sans compter le reste : «Son fils Sélim, le plus jeune de mes deux frères, lui causait beaucoup de soucis. Il militait au PPA/MTLD qui, contrairement à l’Udma, revendiquait l’indépendance, ce qui était intolérable aux yeux de l’administration coloniale française qui employait mon père.» A la sortie de l’école Jules-Ferry, le narrateur et son ami Madjid, 16 ans, déambulent dans la ville. La promenade est imagée, riche en éléments d’histoire et de rencontres. Défile toute une galerie de portraits en relief après ceux des professeurs et des élèves.

Le tableau est vivant. Certains des personnages qui entrent en scène marqueront de leur empreinte la suite du récit. Il y a là l’ancien combattant Hocine dont tout le monde sait qu’il «a ses entrées auprès du haut commandement militaire de la ville, qu’il est respecté et écouté et sa ‘‘collaboration’’ est très appréciée», y compris par ses frères «indigènes» à qui il rend aussi des services. De retour seul dans son quartier, le narrateur «croise les mulets du meunier maltais qui vont livrer des sacs de farine en ville». Le petit immeuble où il vit seul désormais avec sa mère représente, à lui seul, une société plurielle. Le propriétaire de l’immeuble est «un Mozabite qui possède des magasins en ville et des palmeraies dans son M’zab natal. (…) Il vit avec sa fille divorcée que tous les garçons du quartier regardent quand elle passe. Aziza est belle. (…) Avec Mlle Ripoll, Aziza a été la source de mes premiers émois». C’est là qu’habite aussi «une famille juive, les Hadjadj, que rien ne distingue des autres locataires ‘’indigènes’’, si ce n’est leurs prénoms à consonance juive. Ils ont une petite-fille, Esther, qui passe son temps à écouter de la musique tout en faisant le ménage et la cuisine».

Que d’histoires se cachent derrière les murs ! En même temps que le narrateur dévoile ses états d’âme, ses rêves, ses espérances et les joies et contrariétés du quotidien, la galerie de portraits pittoresques s’enrichit et donne de l’éclat au développement du récit. Ce sont des personnages souvent cocasses, mais qui incarnent le quartier dans toute sa diversité et sa vivacité. Ainsi Mme Morel qui, chaque jour, jetait de sa fenêtre du troisième étage des photos de presse (acteurs et actrices, cyclistes…) que les enfants ramassaient sur la placette. Des photos qui faisaient rêver et voyager. Ou M. Morel, son mari, le directeur du journal La Dépêche, qui impressionne par l’apparat qui l’entoure. Ou encore Ali au pied bot, Toufiq et son chien Bobby, M. Renaud l’entraîneur de l’équipe de football, Mlle Catherine et ses deux bouledogues, Bachir et sa moto Lambretta, Lucien le motard excentrique… Des personnages savoureux qui mêlent le sérieux et l’extravagant. Pendant ce temps, et alors que la mère du narrateur évoquait les évènements du 8 mai 1945 à Sétif, des bruits de musique se faisaient entendre dans la nuit constantinoise : «La guerre semblait bien loin pour les Européens qui dansaient insouciants, la colonie étant la leur pour toujours.» ils ne savaient pas qu’ils dansaient en fait une danse de la mort… Après un match de football disputé à Aïn M’lila, le narrateur s’est rendu place de la Brèche pour voir de près le général De Gaulle.

Puis il retrouve vite ses amis du quartier. D’autres découvertes, d’autres sensations l’attendent. Une intrigue amoureuse commence à se nouer dans la tête de l’adolescent «trop timide». L’examen du BEPC approche. Il le prépare tout en s’accordant des moments de détente : séances de cinéma, kermesse… A la kermesse annuelle, il retrouve Madjid avec son ami Nedjett. «Autre surprise, et de taille ! Assia, dont je suis secrètement amoureux, est avec elle», confie le narrateur. Le récit gagne en rythme et en épaisseur. Les pérégrinations de l’adolescent l’entraînent à découvrir l’âme de la ville : ses lieux de mémoire, ses figures emblématiques, ses personnalités, ses artistes, ses notables, ses sportifs, son théâtre, ses cinémas, ses restaurants et ses gargotes, ses cafés, ses librairies, ses artisans, etc. Le charme et la puissance du livre reposent, en partie, sur ces images. Abdelkader Jamil Rachi décrit la ville et la société constantinoise avec talent. La propre histoire du narrateur n’est pas aussi importante que la description de l’environnement où il a vécu, rêvé, absorbé les paradoxes telle une éponge. Le jour du BEPC (ce «monstre froid et méchant»), le benjamin de la famille se sent prêt à affronter le monstre. Madjid, lui, s’est porté absent à l’examen : il avait d’autres «priorités».

Des rebondissements, des intrigues qui se nouent et se dénouent donnent de l’accélération au récit. Le narrateur va de surprise en surprise tout en ressuscitant, au fil des pages, l’Histoire qui se réalise en parallèle avec les petites histoires des protagonistes. A la fin de cet «été colonial » qui n’obéit à aucune linéarité temporelle, chacun a un autre rendez- vous avec son destin. Une page se tourne, une autre s’ouvre à l’indépendance. Mais c’est là une tout autre histoire… Et comme disait Randy Pausch, «c’est le destin qui distribue les cartes, mais c’est nous qui les jouons».

Hocine Tamou

Abdelkader Jamil Rachi,

Un été colonial à Constantine,

El Ibriz Editions, Alger 2015, 194 pages