La crinière est intacte. Le franc-parler, aussi. L’homme du troisièmebut contre le Brésil en finale de la Coupe du monde de 1998 délaisse les terrains depuis sept ans, mais il a toujours beaucoup de choses à dire. Désormais consultant pour la télévision, il dresse un portrait sans concession des Bleus d’hier et d’aujourd’hui. Où il est question de
l’Euro, de fric, de ses relations complexes avec l’icône Zidane, et de l’utilité du service militaire dans le football…
Il y a quatorze ans tout juste, la France remportait la Coupe du monde contre le Brésil. On a l’impression que c’était il y a un siècle…
Pour moi, c’est à la fois lointain et tout proche. En quatorze ans, je n’ai regardé la finale que trois fois. C’est comme un trésor que je
garde sous scellés, que je ne veux absolument pas banaliser. Jusqu’à mon dernier souffle, je me souviendrai de ce qu’on a vécu et des émotions que nous avons données au public. Au café, au restau, dans la rue, il n’y a pas un jour où l’on ne m’en parle pas.
Le fait de rester, pour les Français, « l’homme du troisième but » vous pèse-t-il, parfois ?
Au contraire, ça me touche beaucoup ! Je préfère marquer les esprits de belle manière plutôt que dans un bus à Knysna… Je crois aussi que les événements récents ont souligné les différences entre notre génération et l’actuelle, comme si elles s’opposaient.
Tout aurait changé en quatorze ans ?
Pas tout, mais beaucoup de choses. On ne sent pas beaucoup d’amour chez les Bleus aujourd’hui. Quand je suis arrivé dans ce milieu, je voulais devenir célèbre et gagner de l’argent, bien sûr, mais je voulais aussi
partager des émotions avec les Français, communier avec eux. A l’époque, la réussite financière était fondée sur la méritocratie. J’ai commencé avec un salaire de 8000 euros par mois, j’ai fini avec 400 000, droits d’image compris. C’est beaucoup, évidemment, mais l’évolution a suivi ma progression sur le terrain. Aujourd’hui, dès qu’un jeune aligne quatre bons matchs, on déchire son contrat et on met en jeu des sommes colossales. C’est n’importe quoi! L’appât du gain est immense. Il y a aussi un grave problème de respect
des aînés. La hiérarchie est constamment remise en question par les joueurs, à l’image de ce qui se passe dans notre société. Donc, oui, il y a de grandes différences. Ce n’est peut-être pas un hasard si j’appartiens à la dernière génération ayant connu le service militaire. Il agissait comme un cadre, un cours intensif de vie en collectivité.
Le coup de tête en finale du Mondial et
le crachat contre un arbitre, c’est quand même à vos ex-coéquipiers
Zidane et Barthez qu’on les doit…
Je sais, j’étais présent quand Fabien a craché sur l’arbitre marocain. Mais il faut savoir que le climat sur le terrain était détestable ce jour-là. Certains joueurs avaient été victimes d’agressions physiques et verbales. Le contexte était très tendu, même si ça n’excuse pas le geste de Fabien. Bien sûr que les mauvais comportements existaient avant. Mais ils étaient plus rares et les joueurs concernés avaient déjà
tout prouvé, à l’image d’un Zidane ou d’un Cantona. Il faut également parler de la réaction des institutions face à ces dérapages. Quand le président de la République absout le « coup de boule » de Zidane, le message envoyé est inquiétant. Il alimente la perte de repères,
l’absence de la notion de respect, qui font tant de mal à notre société.
Comment avez-vous vécu le parcours des Bleus au dernier Euro?
Comme tous les Français: douloureusement. Depuis le coup de boule de Zidane, en 2006, c’est la traversée du désert… J’étais prêt à les aimer à nouveau, ces Bleus, après des années de frustration et de honte. Sur le plan sportif comme sur celui de l’image, des progrès ont été faits. Mais, comme tout le monde, j’attendais trop, et j’ai été déçu. Quelques arrogants ont balayé deux années de travail et le bon comportement d’une majorité silencieuse. C’est triste.
Comme Hatem Ben Arfa, Jérémy Ménez et
Yann M’Vila, Samir Nasri est convoqué, le 27 juillet, devant la
commission de discipline. Quelle sanction faut-il lui infliger?
Une suspension de quelques matchs me semble adaptée. Deux ans, c’est démesuré. Regardez Ribéry: à l’Euro, on a retrouvé le joueur de 2006, collectif, audacieux, humble…
Mais Nasri avait été rappelé à l’ordre
après France-Angleterre, ce qui ne l’a pas empêché d’insulter un
journaliste douze jours plus tard. Vous pensez vraiment que quelques
matchs suffiront à changer sa mentalité ?
Il avait été recadré avant l’Euro aussi… Nasri qui règle ses comptes
en célébrant son but, c’est le triomphe de l’individualisme sur le
collectif, c’est totalement déplacé. Mais, croyez-moi, la vraie sanction
viendra du public.
Prenez Ribéry, encore: il a fait une saison remarquable avec le Bayern, et pourtant, chaque fois qu’il joue en bleu, on a l’impression qu’il dispute son dernier match. Il a connu une traversée du désert et il s’en est sorti. Si Nasri veut remonter la pente, c’est à lui de donner des gages de respect au public. Sinon, il va passer à côté de sa carrière.
Aurait-il fallu taper plus fort après la grève des joueurs en Afrique du Sud?
Il aurait fallu taper différemment, surtout. On a voulu couper quelques têtes, alors que toute l’équipe se trouvait dans le bus. Ce n’est pas logique.
Noël Le Graët, le président de la
Fédération française de football, vient d’annoncer le gel des primes
prévues pour les joueurs après l’Euro. Pensez-vous, comme Michel Platini
et la ministre des Sports, Valérie Fourneyron, que les Bleus devraient
renoncer à cet argent ?
Non, je trouve cette position démago. En 1978, pendant la Coupe du monde
en Argentine, les Bleus ont connu un problème de primes et il me semble
que Platini n’avait pas le même avis qu’aujourd’hui… Un contrat signé
doit être respecté. Après, les joueurs sont libres de rendre cet argent
s’ils n’arrivent pas à dormir la nuit.
Depuis votre retraite, en 2005, vous jouez le rôle de consultant dans
les médias, au risque de passer aux yeux de certains pour un donneur de
leçons.
J’ai entendu ce reproche, mais mieux vaut un donneur de leçons qui sait de quoi il parle plutôt qu’un expert incompétent, non ?
Certes, mais pour vous aussi l’aventure en Bleu a connu des ratages. On
pense à cette élimination sans gloire au premier tour de la Coupe du
monde en 2002…
C’est vrai, et le pire, c’est que la chute était prévisible. On n’a pas
agi en professionnels. On s’est comportés comme des divas, c’était le
Festival de Cannes en Corée du Sud… Mais nous étions aussi en fin de
cycle.
Qu’est-ce qui vous empêche de vous impliquer sur le terrain, aujourd’hui
Mais je suis déjà très impliqué dans le football! Quant au rôle
d’entraîneur, je commence doucement à y penser. J’ai suivi une formation
il y a cinq ans à Limoges, que je dois compléter. Le monde du foot est
tellement protectionniste… Je regrette que les joueurs aient si peu de
place dans les grandes institutions. Certains sont pourtant très
motivés et attendent leur place.
Quelle pourrait être la vôtre ?
J’aimerais bien un jour intégrer la Ligue ou la Fédération pour défendre
les valeurs auxquelles je crois. Ces trois dernières semaines, beaucoup
m’ont approché pour que je me porte candidat à la présidence de la
Fédération. C’est sans doute prématuré et ça fera peut-être sourire
certains, mais je suis prêt à apprendre et, si on me donne une mission,
je m’investirai à 200 %. J’ai des défauts, mais on peut compter sur moi.
En revanche, si d’ici à quelques années rien ne se passe, je tournerai
définitivement la page du foot.
Selon un récent sondage, seuls 20 % des
Français éprouvent de la sympathie pour les Bleus. Que faut-il faire
pour réconcilier les joueurs avec leur public ?
Il faut leur faire respecter un code de bonne conduite, mais aussi les
responsabiliser, quitte à les impliquer, parfois, dans le processus de
sanctions, comme cela est arrivé récemment en NBA. Il faut surtout qu’on
apprenne à vivre les uns avec les autres. Prenez l’Espagne: vous croyez
qu’il n’y a pas de fortes têtes au sein de la Roja ? Les joueurs
espagnols se connaissent parfaitement. Ils évoluent dans un ou deux
clubs, se voient tous les jours, et ça fait toute la différence. Je ne
parle pas que de football. La France est clivée. Les jeunes nés en
France issus des pays du Maghreb ou de l’Afrique noire ne se sentent
malheureusement pas, et à juste titre, considérés comme de vrais
Français. De leur côté, certains ne font pas tout pour s’intégrer.
Chacun a des responsabilités mais on doit aller les uns vers les autres.
L’autre différence entre les Bleus et la Roja, c’est que personne ne
moufte dans le vestiaire espagnol. Comment jugez-vous le bilan de
Laurent Blanc à la tête du Onze tricolore ? On n’a pas beaucoup entendu
votre génération critiquer cet ancien coéquipier.
S’attaquer à une icône, c’est
difficile… Laurent Blanc a fait de bonnes choses, mais au niveau de la
gestion des hommes il a failli. On lui a déroulé le tapis rouge, et
j’ai l’impression qu’il est venu un peu en opportuniste.
En Ukraine, il n’a pas suffisamment fait jouer la concurrence. Avec
Nasri, il aurait dû se montrer beaucoup plus ferme, marquer son
territoire, comme Joachim Löw, le sélectionneur allemand, lorsqu’il a
exclu Kevin Kuranyi définitivement de la sélection. Kuranyi a eu beau
s’excuser publiquement, Löw n’a pas cédé. C’était une manière de dire à
tous : c’est moi le boss ! Pour moi, Blanc ne s’est pas comporté en
patron.
Didier Deschamps pour lui succéder, c’est un bon choix ?
Didier a fait ses preuves. Le métier d’entraîneur est dans son ADN. Cela
dit, j’estime qu’il aurait été préférable de marquer une coupure avec
la génération 98, à laquelle on demande trop souvent de jouer les
sauveurs. Au risque, parfois, de se décrédibiliser, et de galvauder
l’héritage. Vous savez, quand on regarde les problèmes du football
français et de la société, la question du sélectionneur est anecdotique.
C’est un sparadrap sur une grosse blessure.
Et l’option Zidane ?
Pour moi, c’était le choix du cœur, mais dans quelques années. Disons
que c’était prématuré, notamment parce qu’il n’a pas encore tous ses
diplômes. Il sait se faire respecter dans un vestiaire. Après, j’ai
quand même quelques doutes sur ses qualités de management…
Vous l’aviez égratigné dans votre
autobiographie, en 2008, notamment pour sa proximité avec les grands
patrons. Où en sont vos relations ?
Nulle part. La dernière fois qu’on s’est parlé, c’était en 2008. On
s’est vus à Paris, dans un salon de l’hôtel Park Hyatt, pendant deux
heures. Il m’a expliqué son point de vue, je lui ai expliqué le mien, et
nous ne sommes pas tombés d’accord… Mais cela n’empêche pas le
respect. Zidane est une immense icône dont l’aura dépasse largement le
cadre du sport… Ce n’est pas facile de s’exprimer quand on représente
autant pour les gens, et je le comprends.
Quand il affiche son soutien à la candidature du Qatar pour la Coupe du monde de 2022, vous le comprenez aussi ?
Cela me gêne. Quand le Maroc ou l’Egypte ont posé leur candidature, je n’ai pas entendu Zizou les soutenir…
Zidane, lui, approuve le projet de François Hollande de taxer à 75% les revenus supérieurs à 1 million d’euros. Et vous ?
Je suis archi contre. Je trouve cette mesure populiste et démotivante
pour ceux qui ont pris le risque de monter leur propre affaire. J’ai
accompagné la création de plusieurs entreprises. On se trompe de cible
et cela va se retourner contre nous.
Sept ans après l’arrêt de votre
carrière, vous restez un personnage à part dans le milieu. Vous n’en
avez pas assez d’être un peu le marginal du foot français?
(Il sourit) Si, souvent. Mais quand je me lève, le matin, je me sens
investi d’une mission qui dépasse le football. C’est con, mais c’est
plus fort que moi… Renier ces valeurs, c’est me renier moi-même. Ça ne
fait pas de moi pour autant l’écorché vif qu’on décrit. J’ai toujours
trouvé ridicule cette étiquette, d’ailleurs. Moi, je dis juste ce que je
pense dans un monde où règne trop souvent la langue de bois.