Après une nuit agitée, qui a été marquée par le démantèlement du dernier bastion de la résistance, place de La Casbah, en face des bureaux du Premier ministre, et les affrontements qui s’en sont suivis, Tunis se réveille, ce samedi ensoleillé, sur l’après-vent.
Le jour d’après s’annonce difficile. Dès les premières heures de la journée, l’avenue Habib-Bourguiba est prise d’assaut par un millier de policiers, toutes tenues confondues. Aux aguets, les policiers “scannent” tous les passants. Les commerces et autres cafés sont tous ouverts.
À l’entrée de La Casbah, un impressionnant dispositif policier est déployé. Même si les boutiques de M’dinet Laârbi ont repris leurs activités, au bout des ruelles, le passage vers le bâtiment du Premier ministère est bouclé par la police. La place est assiégée de fils barbelés. “Circulez, il n’y a rien à voir”, entend-on. Des travailleurs communaux s’affairent à enlever les immondices et les traces des débris de verre qui jonchent le sol. Devant le siège de l’UGTT (la centrale syndicale tunisienne), une centaine de militants continuent à scander leur refus de la reconduction de certaines figures de l’ancien système au sein du gouvernement de transition. De petits groupes de manifestants arpentent l’avenue Bourguiba, étroitement encadrés par les forces anti-émeutes. Beaucoup d’intellectuels affirment que le temps est venu pour passer à autre chose et que la contestation de la rue n’a plus lieu d’être. “La révolution était spontanée, mais la gestion de l’après-Ben Ali ne peut pas être spontanée. Ce ne sont pas les comités populaires qui vont gérer la transition. Ce ne sont pas les émeutiers de Sidi Bouzid ou de Kasrine qui vont siéger au gouvernement. Il y a un minimum de sérieux”, nous lance Mohcene, un intellectuel de gauche.
Les islamistes, timidement mais sûrement, commencent à sortir de leur tanière. Ils affichent ostensiblement leurs signes distinctifs (hidjab, niqab, barbes et qamis) et narguent les foules agglutinées au centre-ville. Ils protestent contre le rattachement du ministère du culte au ministère de l’Intérieur.
À la veille du retour du leader d’Ennahada, Rached Ghannouchi, les islamistes tunisiens se sentent pousser des ailes, même si, sur le plan politico-médiatique, ils préfèrent rester effacés, voire ne pas trop s’exposer.
Ce qui n’est pas le cas pour les autres formations, notamment celles (et elles sont nombreuses) de l’extrême gauche, qui trouvent en cette révolte une occasion — unique ou ultime ? — de se faire entendre.
La Tunisie est en train de changer. Ses citoyens aussi. “Tout le monde se présente en héros et tout le monde se détache de l’ancien régime, même ceux qui applaudissaient et ceux qui faisaient dans la délation”, nous lance Mahmoud, un jeune avocat tunisois, qui semble craindre le jour d’après. “Regardez le numéro un de l’UGTT, c’est le même qui avait servi le régime de Ben Ali et c’est lui qui négocie actuellement avec le gouvernement provisoire et se présente comme la première force du pays qui parle au nom du peuple. Ce n’est pas rassurant tout cela.”
Les irréductibles ont continué à défiler durant toute la journée d’hier. Ils ne veulent pas abdiquer, faire comme si de rien n’était. Ils craignent surtout que cette révolte, qui a provoqué la chute du dictateur et qui a été saluée par la communauté internationale, soit détournée ou accaparée par les anciens du régime de Ben Ali. Ceux qui sont venus, de la Tunisie profonde, dans “la caravane de la liberté” ne veulent pas baisser les bras, sans garanties. Ils savent que la mobilisation faiblira, une fois les foules dispersées.
Autres temps, autres mœurs, la télévision publique diffuse des clips de groupes de rap, et ils sont nombreux, qui chantent la chute du dictateur. Incroyable ! Mais le sentiment général penche vers la fin de la récréation. Les choses sérieuses devraient commencer à partir de lundi. La Tunisie a tourné la page de Ben Ali, mais elle ne l’a pas encore déchirée. Les craintes de voir les rescapés de l’ancien régime revenir par la fenêtre ne se sont pas toutes dissipées.