Mme Fatiha Benabou est professeur de droit à l’université d’Alger et spécialiste en droit constittutionnel. Elle a édité, il y a trois ans, un livre en deux tomes intitulé “Le droit parlementaire algérien”. Elle a également formé, en droit constitutionnel comparé, plusieurs députés. Dans cet entretien, elle évoque le processus de révision constitutionnelle et le contexte national dans lequel elle intervient.
Liberté : Le président de la République a annoncé une révision constitutionnelle consensuelle. Que signifie le concept de “consensuel” s’agissant de la première loi du pays ?
Fatiha Benabou : L’expression “constitution consensuelle” n’est pas une terminologie adéquate en droit constitutionnel. Parce que cette notion sous-entend des arrière-pensées politiques. D’ailleurs, on ne peut pas l’utiliser pour une Constitution. Cela veut dire qu’il n’y a pas une unité politique du titulaire de la souveraineté. Il est question d’un pacte entre plusieurs titulaires, ce qui sous-entend que nous sommes dans une situation très grave. Une situation où un pays est dans un processus de délitement et de décomposition à l’intérieur de l’État et vous avez en face des chefs de guerre qui sont des souverains qui vont imposer leur volonté.
Ce qui n’est pas le cas chez nous et nous souhaitons que nous n’aurons pas à vivre ce genre de situation. Il faut donc éviter d’utiliser ce terme de consensuel. Il faut savoir, à ce propos, que le sujet du pouvoir constituant en Algérie, c’est le peuple. Donc, il y a un seul titulaire du pouvoir constituant. Aussi, la Constitution n’est pas un contrat ou un pacte, elle représente une norme qui est exécutoire, obligatoire et qui s’impose à l’ensemble des gouvernants et des gouvernés.
On dit que la Constitution est à caractère normatif et elle va imposer des droits et obligations à l’ensemble des gouvernants et gouvernés qui sont dans un territoire donné. Il aurait été plus adéquat de dire qu’il doit y avoir un pacte politique qui précède l’opération constituante.
C’est-à-dire que dans le pacte politique ou le compromis politique, on va rassembler tous les acteurs politiques pour demander leur avis et s’entendre sur un Smig démocratique pour obtenir un consensus sur ce que l’on doit mettre dans une Constitution. C’est une opération qui doit précéder la révision constitutionnelle parce qu’elle va être tranchée par un seul souverain, qui est le peuple. Et on n’a pas à tergiverser sur cela.
Quel regard portez-vous sur l’évolution des Constitutions en Algérie depuis 1962 ?
Je dirais qu’il y a eu énormément d’instabilité. Parce qu’il y a eu peut-être beaucoup de conflits qui se traduisent par une instabilité politique. De 1963 à ce jour, nous avons eu quatre grandes Constitutions formelles, plus deux petites constitutions matérielles. En 1963, on a imposé une Constitution qui n’a pas pu durer, car il y avait des rivalités et des conflits politiques. En 1965, on a imposé une ordonnance. Les Constitutions, en somme, n’ont pas duré parce qu’elles n’ont pas prévu les évolutions futures de la société algérienne.
Estimez-vous que l’Algérie a eu trop de Constitutions en un demi-siècle ?
C’est ce qu’on appelle une inflation constitutionnelle. Elle signifie qu’il y a une incertitude qui accompagne toutes les crises politiques. On l’a vu : Benbella qui ne s’entendait pas avec Boumediène et qui se fait limoger par un coup d’État en 1965. De 1965 à 1979, Boumediène a gouverné de manière très autoritaire. Et à partir de 1979, Chadli qui n’a pas accepté la politique autoritaire de Boumediène, a remis en cause le socialisme qui était consacré principe intangible dans la Constitution. En fait, il ambitionnait de changer de cap et d’instituer une société plus libérale. En 1989, c’est le virage à 180 ° : on va d’une société socialiste sur le plan économique vers une société capitaliste et sur le plan politique du parti unique vers le multipartisme.
ça signifie qu’on a des tensions internes quant au projet de société de l’Algérie. Il y a eu donc plusieurs crises politiques. Et ce que j’appelle l’inflation constitutionnelle et cet accès de fièvre institutionnelle sont révélateur du fait que l’État algérien n’arrive pas à poser des normes capables de régir durablement son fonctionnement.
Vous dites qu’il y a eu une absence de projet de société bien défini pour l’Algérie dans le passé. Cela reste-t-il encore valable aujourd’hui ?
Oui. Il y a cette absence de projet de société en plus de l’inflation constitutionnelle parce qu’on a des difficultés à poser et à prévoir des normes afin de régir durablement le fonctionnement des pouvoirs publics dans l’État. Il est question d’une absence de prévision sur la longue durée.
Quelles seraient, justement, les raisons de cette absence de prévisions à long terme quant aux normes devant régir le fonctionnement de l’État ?
C’est en raison de l’absence d’un projet de société. En 1963, on avait posé le monocratisme partisan, en 1976, c’était le socialisme, en 1989, il a été remis en cause. En 1996, on revient sur ce qui a été arrêté en 1989, parce qu’entre-temps, en 1992, il y a eu une ouverture qui a mené à une situation inextricable, voire une quasi-guerre civile. C’est-à-dire que les normes ayant été posées n’ont pas été suffisamment réfléchies de façon à prévenir des situations pareilles. Donc, il y a une absence de projet de société et de prévisibilité.
Qui prévalent jusqu’au jour d’aujourd’hui…
Effectivement. Parce qu’en 2008, on a sauté le verrou constitutionnel de la limitation des mandats et là je commence à entendre dire qu’on va remettre ce verrou. Cela veut dire qu’on ne sait pas où l’on met les pieds. On ne voit que ce qui va régir le court terme. Cela veut dire qu’on n’arrive pas à faire de la politique. Les gens n’arrivent pas à échafauder des normes et une architecture capables de régir la société algérienne et de prévoir le long terme.
Pourquoi n’y a-t-il qu’une visibilité à court terme dans l’élaboration des Constitutions ?
Il faut savoir que pour avoir une vision à long terme, il faut tout d’abord faire de la politique et élaborer un projet de société.
Est-ce dû aussi à une absence de volonté politique ?
Pas seulement. Le problème est qu’on ne sait pas ce que l’on veut à long terme. On n’a pas suffisamment ausculté la société, on n’a pas demandé son avis et l’avis des experts afin de prendre les bonnes décisions. Dans les autres pays, actuellement n’importe quel projet de loi est suivi d’un texte qui évalue son impact. Dans les pays développés, on n’a pas le droit de faire une loi, si on n’a pas fait au préalable une étude d’impact.
On ne peut pas faire une loi du jour au lendemain. Il faut y réfléchir, parce qu’élaborer des textes, ça coûte de l’argent et ça met en œuvre des éléments qui coûtent cher au budget de l’État. Il faut rationaliser. En 2008, on a fait une révision constitutionnelle, on a mobilisé un Parlement, ça a coûté de l’argent et aujourd’hui on va revenir sur cette révision parce qu’on n’avait pas suffisamment réfléchi en 2008.
Le Président a promis une révision profonde de la Constitution. Que signifie le mot “profond” dans une révision constitutionnelle ?
Dans une révision “profonde”, vous avez le droit de toucher à tout sauf à l’article 178 qu’on désigne par clause intangible. Mais on ne peut pas savoir ce qu’il y aura comme changement profond dans la révision de la Constitution qui s’annonce.
Ces changements “profonds” se feront-ils via un référendum ?
Ce sera le passage par les deux Chambres du Parlement, plus le référendum. C’est l’article 174 qui va s’appliquer.
Quels sont les changements que doit subir la Constitution pour aboutir à une véritable alternative démocratique ?
Il faut à la fois une révision constitutionnelle et une politique constitutionnelle. C’est facile, la révision constitutionnelle parce qu’il s’agit d’un texte qui se révise. Et la politique constitutionnelle, c’est tout ce qui peut accompagner les principes contenus dans la loi fondamentale. Une politique constitutionnelle, c’est un ensemble de pratiques. Une politique constitutionnelle signifie qu’il y a une volonté politique d’instituer de véritables élections pluralistes, transparentes, propres et disputées qui vont donner une majorité.Et c’est cette majorité qui va renverser l’ancienne majorité parlementaire et son gouvernement et prendre sa place.
L’alternance politique n’a de sens que si l’opposition arrive à prendre la place et avoir le cabinet ministériel qui sera chargé d’exécuter le programme électoral soumis au peuple. Et quand elle aura cette place, elle aura ce qu’on appelle en droit constitutionnel un statut. Cela, c’est dans les textes. Mais il faut aussi que dans la pratique les choses changent : il faut donner la possibilité à des partis légaux d’accéder au pouvoir.
Le second aspect est de redonner au Parlement son pouvoir législatif et essayer de renforcer son pouvoir de contrôle, qu’il ait véritablement la possibilité de contrôler la politique du pays ainsi que toute la politique financière du gouvernement. Il ne faut pas oublier l’institution d’une véritable indépendance de la justice.
Comment appréciez-vous l’ambiance générale dans laquelle intervient cette révision de la loi fondamentale, tout de suite à l’issue de la présidentielle ?
Les révisions de la Constitution, c’est des moments très importants dans la vie d’une nation. Il faut d’abord commencer à apaiser la situation, tendre la main aux partis politiques. Il faut que le pouvoir mette un peu de calme de manière à ce que le climat soit plus vivable. Procéder à une révision constitutionnelle dans un climat pareil, c’est incertain.
En Grande-Bretagne, ils ont des élections de convenance qui permettent au Premier ministre de décaler une élection juste parce que le climat n’est pas apaisé. Exemple : si un Premier ministre sait qu’il est impopulaire dans son pays parce qu’il aura mené une politique impopulaire, il faut savoir qu’il ne fera pas d’élections à ce moment-là. Mais chez nous, on ne réfléchit jamais à tout cela et c’est dommage. Les élections, on ne les organise pas à n’importe quel moment. Il faut d’abord mettre un peu de consensus dans les rouages et après le calme, on peut procéder à une révision.
À quels dangers s’expose-t-on quand on révise une Constitution ou quand on organise des élections dans un climat délétère ?
On ne peut pas savoir. On a tous peur. Et déjà nous avions passé un très mauvais moment pendant la présidentielle où il y a eu de très fortes tensions. Le pouvoir doit réfléchir et les élections doivent être organisées dans un climat apaisé pour ne pas avoir de surprises.
Il faut faire appel aux experts, ceux qui réfléchissent sur le climat social, des sociologues, faire des sondages et ne jamais prendre de décisions comme ça, à la légère, pour une Constitution ou une élection.