Morsi et les Frères musulmans n’ont pas su résoudre les problèmes de l’Egypte
Les chefs des pays arabes entretiennent des relations quelque peu bizarres avec leurs peuples.
Lorsque le peuple était descendu dans la rue crier «dégage» en direction de Ben Ali, ce dernier s’est cru capable de contenir la colère populaire à l’aide des bombes lacrymogènes et, dans le cas extrême, par des balles réelles. Il se trompa énormément car il dut s’enfuir pour éviter la lapidation.
Quelques mois après, Moubarak s’était cru plus intelligent ou plus puissant que son collègue de Carthage. Au cri «Irhal» du peuple, il dut opposer bombes lacrymogènes, balles réelles et… chameaux! Mais la colère était tellement grande et la volonté de changer le régime si forte qu’il dut s’annoncer vaincu et se retirer du commandement de l’Egypte.
Quelque temps après, en regardant les manifestants parcourir les rues de Benghazi et, plus tard, de Tripoli, El Gueddafi les traita de rats et de microbes et crut sérieusement pouvoir venir à bout de la volonté de changement. Nous ne discutons pas là des véritables intentions des manifestants ni de cette mutation bizarre des manifestants en rebelles armés, mais juste de la volonté de la rue de changer. El Gueddafi, parce qu’il ne crut pas bon de tirer des enseignements de ce qui arriva à Ben Ali et à Moubarak, eut la triste fin que l’on connaît.
Quelque temps après, Ali Salah commit la même erreur en se croyant capable de contenir la colère de la rue. Il fut bombardé dans son palais, brûlé au visage et aux mains avant de se résoudre à quitter le pays après moult tentatives de maîtriser la situation. Le cas de la Syrie relevant d’une autre logique, ne nous intéresse pas ici.
Légitimité ou légalité…
Les chefs des pays arabes entretiennent des relations quelque peu bizarres avec leurs peuples. Ils leur reconnaissent la capacité de leur donner la légalité et refusent de leur reconnaître la capacité de ne pas la donner. Ils les aiment lorsqu’ils vont aux urnes pipées pour donner les «99% et plus de voix» et refusent de leur accorder le droit de retirer leur confiance à qui ne la mérite pas. Entendons-nous ici sur deux concepts: la légalité et la légitimité.
Légalité et légitimité ne sont pas synonymes. On peut être légalement en poste sans pourtant y être légitime. Car il existe une différence entre la procédure d’arrivée à ce poste (ce qui relève uniquement de la forme) et la conformité des compétences aux qualifications requises pour ce poste (ce qui relève de la légitimité). Par exemple, de nos jours, un président nomme les ministres de manière tout à fait légale, c’est-à-dire qu’il le fait en fonction des prérogatives qui lui sont attribuées et suivant les procédures légales en vigueur (décret ou autre). De ce fait, la présence de tout ministre à son poste est légale. Seulement parmi ces derniers, il y en a qui, au vu de leur incompétence et de leur incapacité, ne méritent pas d’être là. Leur présence à ce poste, bien que légale, devient illégitime. Il s’agit d’une occupation indue, non méritée, car la personne en question n’a pas les qualifications requises pour occuper le poste. On sait d’ailleurs, depuis longtemps, que la compétence constitue l’une des sources les plus fortes de légitimité. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre les critiques formulées à l’égard de beaucoup de nos ministres. On ne conteste jamais leur légalité mais leur légitimité car, en plus de la légalité, il faut bien qu’ils disposent d’une certaine légitimité pour «légitimer» leur nomination, mériter leur choix à ce poste.
Lorsque Morsi arriva au pouvoir, il ne le fit ni par un coup d’Etat, ni par un procédé quelconque qui soit rejeté par le peuple et/ou par l’opinion internationale, mais de manière tout à fait normale et acceptée par tous, c’est ce qui donne à son accession au pouvoir en Egypte un caractère légal. Il en est de même pour Ennahda qui arriva au pouvoir en Tunisie de manière tout à fait légale aussi, en passant par les urnes dans un scrutin que tous, opposition comprise, s’accordent à qualifier de transparent et honnête.
Les chefs arabes oublient vite
Mais, comme on l’a vu précédemment, être légal à un poste ne suffit pas, il est nécessaire aussi d’avoir les compétences qui font que l’on y soit légitime. Ces compétences se jugent à beaucoup de choses et l’on peut se contenter ici, comme exemple, de la performance.
Morsi et les Frères musulmans n’ont pas su résoudre les problèmes de l’Egypte. Ils n’ont même pas su redonner l’espoir aux Egyptiens quant à l’amélioration de leurs conditions de vie. Au contraire, durant le règne, bien que court, de Morsi, les Egyptiens ont éprouvé beaucoup d’inquiétude quant à l’avenir de leur pays, et même le remaniement ministériel que le président effectua n’apporta rien de plus. De ce fait, le peuple a décidé de décréter l’incompétence de son chef. Ceci le frappe automatiquement d’illégitimité.
Le cas tunisien n’est pas différent. Depuis deux ans que le gouvernement Ennahda est en place et rien, jusqu’à présent, n’est venu tranquilliser les Tunisiens quant à leur économie et à leur société dans son ensemble. Ni le premier gouvernement ni le second n’ont pu accélérer la mise en place des institutions nécessaires. Les dissensions politiques et les discordes idéologiques qui ont commencé à ronger le pays juste au lendemain de la révolution contre Ben Ali, ne promettent rien pour l’avenir. Les Tunisiens sont aujourd’hui, il faut le reconnaître, plus inquiets pour l’avenir de leurs enfants, que du temps de Ben Ali. Ce qui est tout à fait légitime comme sentiment. Devant un constat aussi négatif, le peuple a décidé de déclarer l’illégitimité du pouvoir en place.
En Tunisie comme en Egypte, les chefs en place et leurs partis, c’est-à-dire Ennahda et Ghannouchi au pays de Bourguiba et les Frères musulmans et Morsi au pays du Nil, disent s’accrocher à la légitimité. En réalité, ils ne s’accrochent qu’à la légalité car de légitimité, selon leur peuple en tout cas, ils n’en ont plus.
Ainsi, même ceux qui reprochaient à Ben Ali, à Moubarak, à El Gueddafi et à Ali Saleh, leur surdité devant la colère du peuple ont fini par leur ressembler et par épouser le même comportement: sourds, muets, aveugles, ils ne semblent rien comprendre à ce qui se passe!
Il y a d’abord l’Egyptien Morsi qui, au nom de la légalité, est allé jusqu’à ne pas reconnaître au peuple le droit de lui retirer sa légitimité (!). Combien de fois le peuple égyptien est-il descendu dans la rue pour contester le comportement de son président, élu certes, qui avait pris un tas de décisions que le peuple avait jugées contraires à ses propres intérêts? Combien de fois des manifestations suivies de contre manifestations ont-elles, dans les rues du Caire, d’Alexandrie, de Suez, de Tanta etc., abouti à mort d’hommes et à ce que le sang des Egyptiens coule? Chaque fois qu’il constatait que la manifestation était importante, Morsi appelait les policiers et les militaires à son secours. Exactement comme Moubarak qui l’avait précédé, et dont il n’a pas su apprendre la leçon, et aussi comme El Gueddafi dont le souvenir est encore frais dans les mémoires.
Ensuite, il y a Merzouki et Ghannouchi en Tunisie qui, chaque fois que le peuple descend réclamer le changement de régime, lançaient à ses trousses les policiers avec leur gaz lacrymogène et leurs bâtons. Exactement ce que fit Ben Ali avec le mépris qu’on lui connaît pour le peuple et pour ce qu’il représente. Comment est-ce possible que les manifestants d’hier deviennent aujourd’hui les ennemis du peuple? Est-ce si difficile d’apprendre les leçons des jours si proches pourtant?
Mais la volonté des peuples est têtue. Elle revient chaque fois qu’on la chasse à coups de gaz lacrymogène ou de balles en caoutchouc ou même de balles réelles. Elle revient pour dire la peine du peuple, ses espoirs et ses souhaits. Ni les policiers ni leurs bâtons ni leurs bombes de gaz ne peuvent arrêter un peuple lorsqu’il déferle comme un torrent dans les rues de la République. C’est ce qu’a compris Morsi, en fin de compte lorsqu’il fut, contre son gré destitué du koursi auquel il tenait tant. Et c’est ce que pourrait aussi comprendre Merzouki ces jours-ci, si jamais les Tunisiens maintiennent leur pression.
Dieu n’appartient à personne
Quant à Ghannouchi, la réalité tunisienne le dépasse, il risque de le comprendre ces jours-ci aussi et de comprendre, surtout, que les Tunisiens veulent une autre Tunisie que celle dont il rêve. Ils veulent vivre dans un pays sans problème, un pays qu’ils peuvent développer sans avoir à subir le diktat de quelques illettrés et les interdits des quelques ignorants qui croient détenir le secret des mondes simplement parce qu’ils croient savoir mieux prier que les autres. Dieu n’appartient pourtant à personne. Et tout le monde appartient à Dieu. Vivre ensemble est un défi que les Tunisiens veulent relever.
Mais il n’y a pas que les gouvernants qui n’arrivent pas à retenir les leçons. Même les peuples semblent passer à côté des leçons à tirer. Les Egyptiens, si près pourtant, ne semblent pas tenir compte de l’expérience incroyablement douloureuse des Syriens dont la fitna emporte hommes et infrastructures démolissant le pays pour de longues décennies. En jouant le jeu des manifestations et des contre-manifestations, celui des pro et des anti-Morsi, ils sont tombés dans le piège de la séparation du peuple en clans farouchement opposés.
Les Tunisiens font exactement la même chose. Du Benchmark, pour ainsi dire. Ils sont divisés en clans dont une partie est opposée au pouvoir en place alors que l’autre le défend. Certains appellent au départ du gouvernement d’Ennahda alors que d’autres, exactement comme les Egyptiens, défendent ce même gouvernement au nom de la «légitimité» disent-ils. Si rien n’est fait pour l’éviter. Ils vont droit vers l’affrontement, comme en Egypte. Pourquoi les Tunisiens ne regardent-ils pas ce qui se passe au pays du Nil? Comment se fait-il qu’ils ne mesurent pas la gravité de ce qui les attend s’ils persistent sur le même chemin? Mais si l’Egypte peut absorber les effets de tels affrontements qui n’ajoutent pratiquement rien à la misère que vit le peuple depuis des décennies déjà, la Tunisie est-elle capable de faire autant? Le pays de Bourguiba est-il apte à surmonter l’épreuve d’une division du peuple en pro et anti-Ennahda avec tout ce que cela peut entraîner comme conséquences sur la sécurité, l’économie, la vie sociale… Certains, qui croient en leurs chances pour cette période, essaient de peser de tout leur poids pour accélérer la destitution du gouvernement en place oubliant les risques incalculables que cela pourrait entraîner pour le pays. et, encore une fois, on retombe dans la même misère des hommes, celle qui fit que Morsi jeta l’Egypte sur le brasier de la guerre civile, celle qui pourrait faire que Ghannouchi livre son pays à la misère et à l’instabilité pour longtemps, celle qui fit aussi que Néron brûlât Rome. C’est ce que l’on appelle «après moi le déluge!».