Robert Malley, directeur du programme Afrique du Nord et Moyen-Orient à l’International Crisis Group, analyse la situation politique en Egypte, marquée par une très grande confusion.
Dimanche 17 juin, quelques heures après la fin de l’élection présidentielle, le Conseil suprême des forces armées (CSFA), au pouvoir depuis la chute d’Hosni Moubarak, a dépouillé le futur chef de l’Etat de l’essentiel de ses attributions, alimentant les spéculations sur un coup d’Etat militaire rampant.
La veille, les généraux égyptiens avaient annoncé la dissolution de la Chambre basse du Parlement, dominée par les Frères musulmans, conformément à une décision de la Haute Cour constitutionnelle, qui avait invalidé jeudi l’élection d’un tiers des députés.
L’inquiétude n’a fait que croître depuis le week-end, car l’annonce des résultats, attendue jeudi 21 juin, a été reportée sine die par la Haute Commission électorale, qui examine des recours pour fraude. Mohamed Morsi, le candidat des Frères musulmans, a été donné gagnant par la plupart des observateurs, mais son adversaire Ahmed Chafik, l’ultime premier ministre de Hosni Moubarak, revendique également la victoire.
A quoi joue le Conseil suprême des forces armées ?
Il y a une reprise en main évidente. Le CSFA veut-il revenir au statu quo ante, c’est-à-dire abolir les acquis de la révolution, ou cherche-t-il simplement àmarquer des points pour négocier en position de force un partage du pouvoir avec les Frères musulmans ? C’est la grande question et je ne suis pas sûr que les militaires aient la réponse.
En fait, aucun des acteurs de la transition ne sait où il va. Tous naviguent à vue, en terrain inconnu, se cherchent des points d’appui en prévision d’un bras de fer qui a commencé et qui va s’intensifier.
Le mode de transition choisie – d’abord des élections, législatives et présidentielle et ensuite l’élaboration de la Constitution – était-il le bon ?
Dans l’idéal, il aurait peut être fallu rédiger la Constitution avant de se lancer dans toutes ces consultations. Mais plus largement, ce qui a manqué, c’est une formed’accord sur le partage du pouvoir post-électoral. L’entente entre le CSFA et les Frères était trop superficiel. Il aurait fallu garantir à toutes les parties, que leurs intérêts respectifs seraient pris en compte dans la nouvelle Egypte.
Ce qui manque aussi, ce sont des institutions solides, crédibles, à même detrancher les différents. Si demain la commission électorale désigne Chafiq comme le vainqueur de la présidentielle, le blocage risque d’être total. Un peu comme si lors de la présidentielle américaine de 2000, les démocrates avaient refusé l’arbitrage de la cour suprême qui avait donné la victoire à Gorges Bushcontre Al Gore.
La troisième difficulté tient aux divisions internes à l’opposition. Certains responsables, chez qui le rejet de l’islamisme est plus fort que l’attachement aux valeurs démocratiques, ont applaudi l’ordre de dissolution. C’est le cas deHamdeen Sabbahi [un nassérien, arrivé en troisième position à la présidentielle]. Le CSFA a su profiter de la coupure entre forces islamistes et forces de progrès.
L’épreuve de force entre l’armée et les Frères musulmans peut-elle dégénérer en un affrontement violent ?
Rien n’est joué. Les militaires connaissent les risques qu’il y aurait à vouloirrestaurer l’ancien régime. La capacité de résistance de la société est désormais prouvée. La communauté internationale les a mis en garde, notamment les Etats-Unis, qui ont suggéré à demi-mot, que l’aide militaire à l’Egypte pourrait être remise en cause.
De leur côté, les Frères musulmans, par instinct, ne sont pas portés à la confrontation. C’est une force conservatrice, qui vit dans la hantise d’une répétition de la répression qui s’est abattue sur elle dans les années 1950. Mais comme il n’y a plus aucun garde-fou, tout est malheureusement possible. Les militaires et les islamistes ressemblent à deux funambules, qui marchent sur la corde raide, sans filet de sécurité.