Dossiers noirs de la politique française en Afrique

Dossiers noirs de la politique française en Afrique

A côté des militaires d’active, visibles ou clandestins, la France envoie en Afrique toutes sortes de gens d’armes, ex-policiers, officiers  » retraités « , ou mercenaires. Les dictateurs africains sont friands de conseils extérieurs en sécurité. A ce jeu, les anciens de l’Élysée font très fort : Paul Barril se multiplie auprès de chefs d’Etat africains, recommandé par François de Grossouvre, le conseiller et ami de François Mitterrand; Pierre-Yves Gilleron, son ancien associé dans la société SECRETS, et désormais rival, fait de même à la tête de sa société Iris Services – tous deux ont  » servi  » le général Habyarimana ; l’ineffable général Jeannou Lacaze a pu cumuler les fonctions de chef d’état-major des Présidents Mitterrand et Mobutu, avant, retraité, de devenir le conseiller militaire de ce dernier, du général Eyadéma, et de quelques autres sommités honorées fin 1994 à Biarritz.

Camouflages : Vrais-faux militaires

A côté des militaires d’active, visibles ou clandestins, la France envoie en Afrique toutes sortes de gens d’armes, ex-policiers, officiers  » retraités « , ou mercenaires. Les dictateurs africains sont friands de conseils extérieurs en sécurité.

A ce jeu, les anciens de l’Élysée font très fort : Paul Barril se multiplie auprès de chefs d’Etat africains, recommandé par François de Grossouvre, le conseiller et ami de François Mitterrand ; Pierre-Yves Gilleron, son ancien associé dans la société SECRETS, et désormais rival, fait de même à la tête de sa société Iris Services – tous deux ont  » servi  » le général Habyarimana ; l’ineffable général Jeannou Lacaze a pu cumuler les fonctions de chef d’état-major des Présidents Mitterrand et Mobutu, avant, retraité, de devenir le conseiller militaire de ce dernier, du général Eyadéma, et de quelques autres sommités honorées fin 1994 à Biarritz.
Paul Barril est un très redoutable manipulateur. Mais ce que l’on connaît par ailleurs de la tragédie rwandaise ou de l’ » anarchie  » zaïroise porte un écho sinistre à son éloge des interventions des agents de la DGSE et de son propre engagement au côté du Hutu Power. Il ajoutait :Ce qui me motive encore […], c’est de faire œuvre utile en Afrique, parce qu’on est en contact direct avec des événements qui sont à notre mesure […]. J’ai l’impression, c’est vrai, de revivre ce qu’ont pu vivre, peut-être, il y a une génération, des gens qui ont colonisé l’Afrique, mais uniquement pour leur amener le bien, le développement, la culture, la santé. Depuis une vingtaine d’années, j’ai gardé une amitié très forte avec certains chefs d’Etat africains. […]
J’aime beaucoup le maréchal [Mobutu]. Il est sûr qu’il y a de la corruption au Zaïre, mais elle est surtout autour du maréchal, qui ne peut pas, personnellement, tout contrôler. Je pense que le fond de l’homme est infiniment bon. […] La pâte est bonne […]. Je n’ai pas la preuve que Mobutu ait commandité le moindre assassinat. Je vous le redis, cet homme va à la messe tous les jours. […] J’espère de tout cœur, pour le Zaïre, que le Maréchal sera réélu en juillet 95 sans aucune contestation possible « .
On l’a expliqué, l’homme et ses propos sont loin d’être marginaux dans le village franco-africain (30). Son délire de  » privé  » demeure singulièrement branché sur la confusion du privé et du public, du militaire et du civil, qui constitue son ordinaire.
D’anciens responsables de la DGSE ont aussi constitué une société privée de sécurité, Arc International Consultants, impliquée dans l’affaire de la vente avortée de 50 missiles Mistral à l’Afrique du Sud, via une fausse commande au Congo.
On trouvait sur cette même affaire Pierre Lethier, autre ancien de la DGSE, puis  » consultant hors contrat  » de Matra, proche aussi de l’officier DGSE qui traitait Bob Denard. Un autre ancien de la  » Piscine « , Yanni Soizeau, mêlait, à Abidjan et Paris, le trafic d’armes aux relations d’amitié et/ou d’affaires avec Félix Houphouët-Boigny, son futur successeur Konan Bédié, et Jean-Claude Méry, cheville ouvrière du gigantesque réseau de fausse facturation en Ile-de-France, au profit du RPR.
Les aléas de la coopération militaire française au Cambodge permettent d’apprendre de témoins indignés qu’elle passe en partie par des  » caisses noires, comme en Afrique « , et qu’elle est largement sous-traitée à des officines, telle la Cofras, qui emploient des militaires  » versés dans le civil « . Autrement dit, la France est si peu fière des méthodes employées dans ses interventions extérieures qu’elle préfère payer des mercenaires plutôt que de risquer d’y démoraliser son armée…
Services secrets
En marge de la coopération militaire officielle, les services secrets sont omniprésents sur le continent. A commencer par le plus célèbre d’entre eux, la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure, ex-SDECE, alias la  » Piscine). Ce n’est pas Michel Roussin, ancien haut responsable de ce service, qui le contredira : en mars 1993, on lui confia le  » portefeuille  » de la rue Monsieur, et il peupla son cabinet d’encartés à la  » Piscine « . Tous les chefs d’Etat africains du  » pré carré  » ont à leurs côtés un conseiller-Présidence, officier DGSE chargé de les conseiller dans les affaires délicates (23).
Le plus souvent, cet officier est en guerre ouverte avec le chef de la mission de Coopération et avec le représentant de la SCTIP (Service de coopération technique internationale de police), qui relève du ministère de l’Intérieur, et fait aussi du renseignement.
Bien que son nom n’y prédispose pas, ce ministère développe de plus en plus l’implantation africaine de son service de renseignement plus traditionnel, la DST (Direction de la surveillance du territoire) – tandis que l’armée double la DGSE d’un autre de ses services, la DRM (Direction du renseignement militaire), propulsée par Pierre Joxe. L’embrouille n’est pas qu’apparente, entre services concurrents, parfois champions de la manip’. Mais, comme pour les essais nucléaires, l’éventuel accident se déroule assez loin de l’Hexagone.
Cela n’empêche pas ces multiples  » spécialistes  » d’être les principaux inspirateurs, au jour le jour, des décideurs de la politique franco-africaine (24), en  » ciblant  » des ennemis et leur prêtant les plus noirs desseins. Mal sevrés de leur bréviaire antisoviétique, officiers, agents ou analystes tuent leurs loisirs dans les romans de Gérard de Villiers et y réinventent de nouvelles  » missions de la France « .
Ils forgent ainsi ce mille-feuilles de représentations débiles qui peuplent les officines françafricaines, leurs périodiques et leurs brain-trusts microcéphales. Dans une DGSE modelée par Foccart, et donc dépositaire de certains ressentiments gaullistes, les Anglo-Saxons et les anglophones sont le repoussoir idéal.
D’autant que leurs places fortes ont la démographie avec elles : Nigéria, Ghana, Afrique du Sud et de l’Est. Dans ce contexte, l’Ouganda de Yoweri Museveni ( » suppôt du FPR « ,  » pion des Anglo-Saxons « , accusé de vouloir  » déstabiliser  » la région jusqu’au Zaïre de l’ami Mobutu) et son émule rwandais le FPR de Paul Kagame, trop peu perméables au réseau des magouilles françafricaines, sont devenus de parfaits boucs émissaires. La DST et le SCTIP, instrumentalisés par un Charles Pasqua à l’américanophobie spectaculaire, ne sont pas en reste.L’oisiveté est mère de tous les vices : en temps de paix relative, rien de tel que les services secrets pour vous inventer une guerre.
Arcanes et rouages de la coopération militaire : Qui décide ?
Les affaires africaines constituent le domaine réservé de l’Elysée. La coopération militaire faillit d’autant moins à la règle que le Président de la République est aussi le chef des armées.
C’est le ministre de la Coopération qui met en œuvre les directives du chef de l’Etat aux plans technique et financier. Toutefois, la caractéristique majeure de l’organigramme de la coopération militaire est un fractionnement des compétences. Du chef de l’Etat (et son conseiller aux affaires africaines) au ministre de la Coopération ou au ministre de la Défense, en passant par le Premier ministre, le Quai d’Orsay ou le Secrétaire général de la défense nationale, tous s’estiment concernés et responsables de la politique menée. La coopération militaire stricto sensu ne recoupe que les conventions d’assistance militaire techniques, tandis que les accords de Défense, conclus avec le  » noyau dur  » des pays du champ francophone, sont administrés directement par le ministère de la Défense. On se retrouve dans le cas de figure d’administrations concurrentes, gérant une politique d’autant moins harmonieuse que sa cohérence n’est tout simplement pas pensée (ni recherchée ?).
La Mission militaire de coopération (MMC) illustre cette situation. Organisme théoriquement autonome, elle est dirigée par un général, qui relève donc de la Défense, mais qui gère 17 % du budget de la Coopération…
Depuis 1965, la MMC est rattachée au cabinet du ministre de la Coopération. Elle propose et exécute la politique décidée à l’Elysée, à travers cinq domaines d’action : études, finances, logistique, personnel et stages. Dans les pays concernés, les chefs de mission d’assistance militaire recueillent, filtrent et incitent les demandes des responsables africains.
Le champ d’action de la MMC est le même que celui de son ministère de tutelle. Comme ce champ, depuis les indépendances, n’a cessé de s’accroître – aux anciennes colonies belges, espagnoles et portugaises -, le nombre des pays concernés a doublé en 15 ans.
Cette multiplication des partenaires fait partie d’une stratégie d’extension de l’influence française en Afrique : il s’agit non seulement d’élargir la francophonie, mais de se présenter à ces pays comme une alternative aux anciennes tutelles. C’est ainsi que la France a ravi le Rwanda, le Zaïre et le Burundi à leur parrain belge, ou la Guinée équatoriale à ses attaches espagnoles. Elle s’est substituée au grand frère soviétique dans les Etats anciennement marxistes (Guinée, Congo …). Actuellement, des négociations sont en cours pour inclure le Mozambique, l’Angola ou le Zimbabwe (2).
2. L’intérêt de cette extension dépend évidemment de la qualité des relations de partenariat ou de clientèle ainsi établies. L’appréciation de cette qualité varie à son tour, d’autant plus que la situation du pays concerné est conflictuelle. En tout cas, une conjonction d’intérêts français pousse manifestement à une présence accrue dans le domaine militaire – à défaut d’avoir toujours la place souhaitée au niveau commercial.
Camouflages : Alibis et habillages
En décembre 1982, ce n’est pas moins de 10 000 hommes qui participaient aux manoeuvres franco-sénégalaises destinées à montrer que les moyens d’intervention de la France en Afrique, loin de se faire plus discrets, se renforçaient. En janvier 1995, ces mêmes manoeuvres franco-sénégalaises ne mobilisent  » que  » 5 100 hommes, et se parent de l’alibi humanitaire.
On ne fait plus du quantitatif, mais du qualitatif. On rehausse l’image de marque du soldat en montrant qu’il peut, le cas échéant, se muer en brancardier – comme dans l’opération Turquoise, au Rwanda. Ces grandes manoeuvres, si elle miment toujours une attaque ennemie, se veulent aussi le test d’une force aéroterrestre et maritime à vocation humanitaire.
Il est paradoxal de constater qu’en 1978, le premier secrétaire du Parti socialiste, alors François Mitterrand, critiquait l’envoi de parachutistes sur Kolwezi par Valéry Giscard d’Estaing.  » L’armée française y va pour assurer la sécurité de nos compatriotes, mais aussi pour atteindre d’autres objectifs que nous ne connaissons pas « , disait-il. Mais le même homme n’a pas hésité à envoyer 300 parachutistes à Kigali pour repousser les rebelles du FPR, une douzaine d’années plus tard. Sur les deux premières chaînes de télévision française, le 10 mai 1994, il déclarera :  » La France, comme c’est un pays francophone, a constamment été appelée au secours et nous y avons envoyé des soldats, à la fois pour aider à sauvegarder nos compatriotes qui vivent au Rwanda et sauvegarder en même temps – ce que nous avons fait – les Belges et toutes nationalités européennes qui se trouvaient là-bas et qui faisaient appel à nous. Mais nous n’avons pas envoyé une armée pour combattre, nous n’étions pas là-bas pour faire la guerre. Nous ne sommes pas destinés à faire la guerre partout, même si c’est l’horreur qui nous pend au visage. Nous n’avons pas les moyens de le faire et nos soldats ne peuvent pas être les arbitres internationaux des passions qui ,aujourd’hu,bouleversent et déchirent tant de pays « .
Outre ce camouflage fort peu démocratique d’une véritable intervention militaire, menée avec de gros moyens de 1990 à 1993, on notera que la présence militaire française en Afrique est ravalée à une sorte d’Europe-Assistance un peu étoffée, pour expatriés en difficulté.
Impossible de ne pas remarquer les progrès d’habillage rhétorique autour des dernières interventions françaises en Afrique. On ne reviendra pas sur le brouillard lacrymogène levé autour des véritables objectifs de l’opération Turquoise (22). Au Gabon, après les émeutes dirigées contre le Président Bongo, ou au Zaïre, lorsque le ras-le-bol de Mobutu s’est répandu dans la rue, on a gelé la situation et couvert le Président en place : les troupes françaises ont géré la période de flottement, sous prétexte de protéger les ressortissants français – tout en réussissant à esquiver la colère populaire et la volonté de changement d’une opposition démocratique divisée. Lorsque la France doit lâcher le Président zaïrois sous diverses pressions internationales (notamment après les massacres d’étudiants à Lubumbashi), elle continue de garder sur place une forte présence militaire officieuse (via les Lacaze, Barril, etc.), puis saisit la première occasion pour reprendre la coopération militaire officielle : l’opération Turquoise a permis de légitimer son redémarrage (les dotations, tombées à 1,5 million de francs en 1993, sont revenues à 14 millions en 1994).
L’habitude d’intervenir oblige même – pour ne pas déchoir – à faire semblant de bouger même lorsqu’on ne le voudrait aucunement.
La plus ridicule de ces gesticulations est intervenue en 1991 lors du coup de force du général Eyadéma – l’inamovible dictateur togolais, au carrefour de tous les réseaux françafricains – contre le Premier ministre de la  » transition  » démocratique Joseph Koffigoh. Lorsque l’armée du général Eyadéma entreprit de bombarder la Primature togolaise – portant un coup mortel à l’Etat de droit et à la nouvelle  » stabilité démocratique « , proclamée un an plus tôt à La Baule -, les troupes d’intervention françaises se précipitèrent… à Cotonou, au Bénin voisin – se gardant bien (pour une fois) d’intervenir dans une querelle intérieure.
On perçoit aussi depuis le discours de La Baule les effets pervers du passage de Bernard Kouchner au gouvernement. Il s’est fait l’apôtre efficace, à l’ONU, de la reconnaissance d’un principe d’abord incontestable : la confraternité interétatique ne doit pas laisser massacrer des populations entières par des tyrans sadiques ou illuminés. Mais le mot même d’ » ingérence  » qu’il a tenté d’imposer montre bien toute la difficulté d’application d’un tel principe, en dehors d’un renforcement considérable de l’Etat de droit international. Surtout, il était impossible de prôner de manière crédible le droit ou le devoir d’ingérence sans dénoncer l’extrême hypocrisie de la politique franco-africaine.
Résultat : Bernard Kouchner a accepté de servir d’alibi, se rendant auprès des sud-Soudanais affamés et massacrés tandis que Jean-Christophe Mitterrand faisait affaire avec Omar el-Béchir, le chef des massacreurs, et ne pipant mot contre les prodromes du génocide rwandais.
Du coup, depuis 1992, la forte intuition kouchnerienne (un droit d’intervention humanitaire légitimé par l’ONU) a été intégrée par la Françafrique politico-militaire comme une formidable source de relégitimation. L’opération Turquoise aura montré toutes les potentialités du militaro-humanitaire sous pavillon onusien.
Non qu’il faille exclure définitivement le secours à populations en danger. Mais la France n’acquerra son brevet de secouriste qu’en cessant d’être un pompier pyromane, en psychanalysant sa volonté de puissance et la contradiction oedipienne des fils à papa de Gaulle : se vouloir le pays des Droits de l’Homme tout en soutenant depuis trente ans des dictatures africaines, ou la dérive dictatoriale de ses  » amis de trente ans « .
Politiques : Une continuité historique
L’extraordinaire continuité de la politique africaine de la France se manifeste dans les discours des chefs d’Etat et hommes politiques français depuis le général de Gaulle ( » Pour être grande, la France a besoin des pieds du colosse africain « ). La coopération militaire est au coeur de cette continuité. Quand, dès 1982, le président Mitterrand déclarait :  » L’avenir de l’Afrique intéresse au premier chef la sécurité militaire de la France (10) », il ne faisait que reprendre le rapport sur la programmation militaire des années 1977-1982, publié en 1976 durant le septennat de Valéry Giscard d’Estaing.
Cette option, qui fait de la coopération militaire le coeur des liens complexes unissant la France et ses anciennes colonies et à l’ensemble francophone, conforte la plupart des chefs d’Etat africains, très attachés à l’aspect militaire de leur sécurité et leur souveraineté (sans qu’on puisse aisément distinguer s’il s’agit de celles de leurs pays, leurs Etats, leurs régimes, ou leurs propres personnes). Les accords de Défense ou d’assistance militaire leur ont permis d’édifier à peu de frais une institution militaire nationale, symbole de souveraineté, gardienne des frontières et garante de la sécurité intérieure ; ils peuvent, le cas échéant, utiliser l’alliance française comme arme de dissuasion face à leurs voisins. Surtout, la signature de tels accords est longtemps apparue comme une assurance tous risques en (ir)responsabilité politique.
La priorité donnée à la stabilité en Afrique par l’intervention militaire traverse à la fois les courants politiques et les décennies. Le président Georges Pompidou disait en 1973 :
 » La France se doit de tenir une place de choix en Afrique par une certaine influence, une certaine présence politique, militaire, morale et culturelle (11) ».
Vingt ans plus tard, Edouard Balladur écrit :
 » Nous ne pouvons accepter qu’une crise sociale, morale et militaire se généralise dans une région si proche de nous. La faillite de l’Afrique serait aussi la nôtre […]. Les conflits menacent de mettre en cause l’équilibre du continent tout entier […]. Dans le domaine de la sécurité, notre pays est impliqué dans un nombre important de pays, qu’il s’agisse du Tchad, de la Somalie ou du Rwanda : notre action, pour essentielle qu’elle soit au maintien de la paix, atteint ses limites (12) ».
Cette phrase, écrite quelques mois avant le début du génocide des Tutsis au Rwanda, marque l’ambiguïté de la coopération française : à quoi sert une présence militaire forte dans un pays si elle ne peut prévenir les crises les plus extrêmes ? Cela souligne a contrario son caractère politique – bien que l’ex-ministre de la Coopération Michel Roussin s’en défende :  » L’armée française est tout à fait en dehors des débats politiques. Elle n’est là que parce qu’il y a des accords particuliers qui lient la France [à plusieurs pays africains]. Il n’est pas question de débat démocratique. Cette présence est très discrète. Il n’y a aucune participation au débat politique. La politique française, elle, est une (13) ».
Ce discours à la neutralité aseptisée, dissociant le militaire du politique (pour l’Afrique, mais pas pour la France, car  » la politique française est une  » (14)) est typique de l’après-guerre froide : on ne peut plus conserver les traditions de stabilité héritées de trente ans de post-colonialisme sans donner de gages aux exigences démocratiques. On gomme par conséquent le caractère trop politique des accords de Défense pour en faire un versant technique de la coopération. L’on renouerait presque (horresco referens en Françafrique !) avec l’ambition de Jean-Pierre Cot (15) : réduire la coopération militaire à une sorte d’accompagnement, favorisant l’objectif officiellement prioritaire du développement économique.
Avant leur accession au pouvoir, les socialistes ne s’étaient pas privés de critiquer la coopération militaire : ils y voyaient le signe le plus visible d’une ingérence nocive dans des pays qui devaient relever le défi de l’Indépendance et du développement autocentré ; ils se juraient de retirer les troupes françaises d’Afrique et de renégocier les accords de Défense dès leur arrivée au pouvoir.
Le nouvel E, xécutif de 1981 eut tôt fait d’oublier cette proposition – tout comme les chefs d’Etat africains, qui firent mine de ne jamais avoir entendu une idée si saugrenue. Les promesses pré-électorales et les premiers discours de Jean-Pierre Cot ayant éveillé la méfiance des Présidents  » amis « , François Mitterrand se multiplia en promesses et propos traditionnels dès le début de son mandat :  » Tous les traités de défense seront respectés « , déclara-t-il à Niamey en mai 1982. Quelques mois plus tard, au Sommet franco-africain de Kinshasa, les opposants à Mobutu constataient :  » Les socialistes nous ont laissé tomber « . Le président de la République s’était fait accompagner à ce Sommet par l’ancien ministre de la Coopération et ancien ministre de la Défense Robert Galley, gendre du maréchal Leclerc… : la tradition serait maintenue.
De trop rares déclarations africaines allaient dans la direction prônée par le nouveau ministre de la Coopération (16). Les choses devinrent vite intenables pour Jean-Pierre Cot : les décisions élyséennes prenaient à revers toutes les tentatives de changement que les militants du PS trouvaient évidentes. En mars 1981, le PS soutenait Abel Goumba, recteur de l’université de Bangui, aux élections présidentielles centrafricaines ; quelques mois plus tard, ce candidat malchanceux était mis en prison par un régime soutenu par François Mitterrand. A N’Djaména, Claude Cheysson et Jean-Pierre Cot avaient misé sur Goukouni Weddeye : c’est son rival Hissène Habré qui prit le pouvoir en juin 1982, et obtint de Paris un accord de coopération militaire de 13,7 millions de francs. C’en était fini des illusions de changement. Lorsque Jean-Pierre Cot confiait à quelques journaux :  » la présence de troupes françaises en Afrique est anormale (17) », il était déjà complètement court-circuité.
Charles Hernu, ministre de la Défense, pouvait donc déclarer sa flamme à l’Afrique :  » Je tiens à rappeler les positions de la République Française avec l’ensemble de l’Afrique et je les résumerai par trois mots : Tradition, Conviction, Coopération […]. Nous avons mis sur pied une Force d’Assistance Rapide pour honorer nos accords de Défense et elle a su démontrer en des circonstances difficiles, dans le passé, son efficacité et sa valeur […]. Vos besoins sont nombreux et notre pays possède dans le domaine militaire une tradition et une expérience qui lui permettent d’apporter une contribution qu’en général vous jugez positive : elle peut aller de l’accord de Défense à l’octroi de crédits, en passant par l’équipement des forces ou par la formation des personnels. Et à chaque fois que vous nous demanderez des exercices communs inter-armées, la France y participera (18) ». Les chefs d’Etat africains ne se privèrent pas d’applaudir un tel programme… Où donc était enterrée la déclaration de l’OUA condamnant quatre ans plus tôt (juillet 1978) l’existence de bases militaires étrangères sur le continent ?
Les ministres de la Coopération ou de la Défense qui se succédèrent dans les différents gouvernements socialistes ou de cohabitation ne varièrent plus. Depuis trente ans, le parcours de la coopération militaire franco-africaine apparait particulièrement lisse : l’aspérité marquée par le passage de Jean-Pierre Cot fait sourire, mais ne fait plus peur. Cet épisode illustre bien, cependant, une réalité de la Coopération : nonobstant les critiques de néo-colonialisme ou d’impérialisme, il faut être deux pour  » co-opérer « , et il serait faux de croire que les Etats africains sont entièrement soumis au bon vouloir de Paris. Jean-Pierre Cot est très vite devenu un ennemi personnel du président Bongo, par exemple. Celui-ci ne s’est pas privé de s’en plaindre à l’Elysée, brandissant un certain nombre de menaces qui – bluff ou non – ont porté. En matière militaire plus qu’en toute autre, une certaine France et une certaine Afrique se tiennent par la barbichette : le premier qui lâche l’autre provoque la chute des deux. Chacun pratique l’optimisation sous contrainte.
Dans ce cadre, les discours ont pour rôle d’édulcorer les pratiques et de rendre la réalité acceptable aux yeux des opinions publiques respectives. Avec son lot de secrets et de dessous politiques et stratégiques, la coopération militaire suscite donc nombre de justifications, escamotant par exemple le soutien à des gouvernements africains sous la solidarité face aux périls extérieurs. Questionné là-dessus, le président Mitterrand a une réponse invariable :  » La France n’a pas pour mission et ne s’est pas donné pour mission de régler les problèmes intérieurs, c’est-à-dire les luttes entre factions, entre partis, entre ethnies. Ce n’est pas notre affaire. Mais de temps en temps, nous devons remplir nos obligations internationales. La France a signé des accords de coopération militaire avec des pays d’Afrique noire. Si ces pays font appel à la France parce qu’une menace extérieure pèse sur eux, il est normal que la France soit présente (19) ». Tout est question d’appréciation : le FPR était  » extérieur  » au Rwanda, les oppositions démocratiques gabonaise ou togolaise sont aussi  » extérieures  » à leur pays…
Quant au comportement des unités formées par la coopération militaire française, le dégagement en touche est parfaitement rodé. Ainsi Guy Penne, ex-Monsieur Afrique à l’Elysée, interrogé sur le problème de la répression meurtrière des émeutes démocratiques par l’armée togolaise :  » Le problème de la formation des unités militaires dépend d’accords qui ont été passés il y a fort longtemps entre la France et un certain nombre de ses anciennes colonies […] L’armée togolaise n’est pas placée sous l’autorité d’un officier français, elle est placée sous l’autorité du général Eyadéma. Il la fait manoeuvrer comme il veut (20) ».
On le voit, les accords de Défense ont bon dos. Signés pour la plupart au lendemain des indépendances, ils font partie de l’héritage de tous les gouvernements et constituent donc une justification facile à toute politique actuelle.