«La logique de tous les jours ne doit pas se laisser intimider lorsqu’elle visite les siècles» B. Brecht
Diffusé en deux parties dimanche 11 mars sur France 2, le documentaire «Guerre d’Algérie, la déchirure», bien que présenté de l’autre côté de la Méditerranée comme exceptionnel par son «souci de justesse, d’équilibre et de vérité», ne pose pas moins un certain nombre de questions sur la démarche et l’ordre chronologique adoptés dans le commentaire pour parler de cette guerre. Une sélection «perfide» qui nous rappelle cette expression d’Oscar Wilde, c’est toujours Judas qui écrit la biographie. L’OAS est chargée à fond, mais c’est pour mieux «disculper» la responsabilité de l’Etat français. Ce documentaire annonce-t-il une nouvelle façon de parler de la guerre d‘Algérie ? Mettre face à face le FLN et l’OAS pour mieux innocenter le maître de cérémonie de toute cette violence : l’Etat colonial français ?
«Toussaint 1954, les Français d’Algérie pleurent leurs morts assassinés la veille. La communauté française vient d’être la cible d’une série d’attentats meurtriers, les hommes, les femmes, les militaires et civils… Une action violente et concertée. Ce sont les premiers morts de cette guerre qui commence. Un million et demi de jeunes Français vont été projetés… 30.000 n’en reviendront pas.» Ainsi débute, avec la voix de Kad Merad, ce natif de Sidi Bel Abbès, le commentaire de ce texte coécrit par Benjamin Stora qui accompagne des images d’archives en couleur en grande partie inédites et provenant de différentes sources.
Le documentaire s’ouvre sur des Européens assassinés et se termine sur la tragédie des harkis abandonnés par l’armée française. Une introduction et une conclusion fausses, quasi mensongères qui font preuve d’un incroyable cynisme et d’une paresse intellectuelle qui intrigue à plus d’un titre quand on connaît le profil de Benjamin Stora. A la fin de ce documentaire le débat a réuni sur le plateau, en plus de Stora, un autre historien pied-noir Jean-Jacques Jordi, deux journalises écrivaines, l’une fille de harki, Dalila Kerchouche, et la seconde Danielle Michelle Chiche, victime d’une bombe du «Milk Bar» en septembre 1956 (elle avait alors 5 ans et perdra une jambe), le père Guy Gilbert, un appelé du contingent lors de la guerre d’Algérie, et Ali Haroun. Un débat aux perspectives faussées : les historiens et la fille de harki se braquent sur cette «violence aveugle, inouïe exercée par les Algériens et le FLN sur les harkis restés en Algérie !», quand les autres essaient de replacer les événements et cette tragédie dans un cadre plus global de la colonisation et du processus légitime d’un peuple de vouloir s’affranchir de l’asservissement.
Certes, le documentaire tente une plongée dans l’histoire en rappelant les étapes essentielles de cette guerre qui commence un 1er novembre et se termine sur les quais avec le départ de milliers d’Européens au moment où les Algériens, ivres de bonheur, investissent tous les espaces qui leur étaient auparavant interdits. Mais de quelle histoire s’agit-il ? Une sorte d’unilatéralisme qui avance masqué sous les oripeaux d’un discours pseudo-objectif, «détaché», neutre. Tout au long du documentaire, à quelques évolutions que ce soit du conflit, il sera toujours question… et là on cite : «d’une insurrection brutale, violente, parfaitement coordonnée». Même le 8 mai est présenté en ces termes : un enfant exhibant le drapeau national abattu par un militaire (on n’est pas loin de l’acte isolé, de la bavure) ; et en réaction que font les Algériens ? «Ils massacrent des dizaines d’Européens.»
«Harki, meilleur
chasseur du FLN»
Quand l’armée française tue, c’est généralement un militaire qui ouvre le feu. Quand c’est du côté algérien, on parle de massacres… en suggérant une foule, une meute sauvage… et le commentaire prend soin de préciser : «Des hommes émasculés, des femmes aux seins coupés, des dizaines de viols commis… » La chronologie de la narration porte en elle-même une réécriture de l’histoire tendancieuse, fausse qui ne fait qu’ajouter au ressentiment de part et d’autre de la Méditerranée. Un exemple ? «A l’agression brutale va réponde la répression aveugle.» Encore une fois, l’agresseur est l’Algérien !
Il faudra beaucoup de doigté et de diplomatie à Ali Haroun pour faire admettre à l’assistance que cette guerre «sauvage» n’a pas débuté le 5 juillet 1962 avec la chasse aux harkis, mais à l’aube du colonialisme avec les actes barbares de Saint-Arnaud qui récompensait ses soldats pour chaque oreille coupée, qu’elle soit d’un homme, d’une femme ou d’un enfant. Pour l’histoire, d’autres généraux se sont tristement distingués : Pélissier a piégé les Ouleds Riah dans les grottes de Nekmaria, y entassa des fagots de bois, alluma le feu et les enfuma, devenant ainsi avec presque un siècle d’avance l’un des pères des chambres à gaz. Cavaignac aux Sbehas… Plus tard, Massu que le documentaire évoque est aussi épinglé par l’histoire par un de ses sbires Aussaresses (lire son interview sur Le Monde du 23 novembre 2000).
Que montrent les images du documentaire ? Que retient-on de ce travail ? Après cette introduction sur «cette violence concertée», on nous montre des militaires français, isolés, un seul à chaque fois, tirant à bout portant sur des indigènes. Des scènes déjà vues, connues… L’un sous sa tente, le second sur une route. Une balle tirée «proprement» sur un homme qui tombe à terre… et on passe rapidement à « autre chose». Sauf quand il s’agit de montrer les françaises. Là, la caméra s’attarde longuement sur la victime, montrant la barbarie de l’acte, visages déformés dans la mort, corps ensanglantés… C’est que le FLN, suggèrent les historiens sur le plateau, a été le plus sanguinaire. Même la torture, fait reconnu, admis par les tortionnaires et les commanditaires durant la bataille d’Alger, est juste évoquée en voix off par Kad Merad. Pas de photos, pas de témoignages. Pourtant, ils sont nombreux. Même la villa Susini, transformée en horrible centre de torture, sera filmée d’une manière aseptisée. Pourtant, il existe de nombreux procédés cinématographiques pour restituer les lieux dans leur dimension tragique.
L’armée française qui tente de quadriller le territoire pour isoler les katibates et bien montrée en mouvement… de loin. On la voit faire mouvement en colonne, presque en balade, et quand les avions déversent le napalm, pourtant interdit par toutes les conventions internationales. La caméra est comme pas hasard frappée de cécité. En juillet 62, de nombreux Européens ont été assassinés à Oran. C’est un fait d’histoire que rappelle Benjamin Stora. Certes, mais cet historien sait très bien que c’est cette ville qui a le plus subi la sauvagerie de l’OAS, qui a été le théâtre du premier et du plus atroce attentat à la voiture piégée de la guerre d’Algérie et que les Algériens, quand ils ont commencé à investir les dizaines de maisons abandonnées par les Européens, ont trouvé dans les caves des cadavres enterrés, dans les jardins publics des restes d’ossements humains dont certains étaient menottés. «La guerre est beaucoup plus qu’agression et conquête, c’est une suspension des contrôles de ‘civilisation’, un déchaînement ubrique des forces de destruction», a écrit Edgar Morin, dans Le Paradigme perdu.
M. Koursi