Documentaire « Fais soin de toi » de Mohamed Lakhdar Tati : Témoignages sur le rapport compliqué des Algériens au sentiment amoureux

Documentaire « Fais soin de toi » de Mohamed Lakhdar Tati : Témoignages sur le rapport compliqué des Algériens au sentiment amoureux

Par Fadila Djouder

«Fais soin de toi», un documentaire de Mohamed Lakhdar Tati, a été présenté avant-hier à la presse dans  le cadre des projections lancées par l’Office national de la culture et de l’information (ONCI), en débutant  par la salle Atlas de Bab El Oued, à Alger.

Le film documentaire de deux heures, qui est à l’affiche depuis hier dans les salles de l’ONCI à Alger, Oran et Constantine, explore les sentiments profonds des Algériens vis-à-vis des relations amoureuses aux quatre coins du pays. «Fais soin de toi », c’est un message qu’une fille envoie à un garçon, par texto aux multiples significations et qui illustre toute la détresse d’une jeunesse en mal d’amour. Un message court et bouleversant qui remue les entrailles de celle qui l’écrit et de celui qui le reçoit. L’intensité de ces mots reflète la tempête de sentiments et de frustrations que vivent les deux protagonistes, car cela équivaut à un «je t’aime mais je te quitte, alors, prends soin de toi », ou, tout naïvement «tu me quittes mais je ne veux que ton bien alors, prends soin de toi… Et pour l’amour de Dieu rappelle».

Le titre de ce film résume ainsi toute la difficulté de communiquer ses sentiments amoureux en Algérie. Ce sentiment, qui devrait être la plus grande force de deux êtres qui s’aiment, leur bouclier pour tout affronter est, en fait, réduit à des considérations sociales qui lui ôtent toute son essence. La définition de ce fameux mot « amour » est dès lors la quête du réalisateur parti explorer le rapport compliqué des Algériens avec le sentiment amoureux, en interpellant des jeunes et des personnes plus âgées, qui apportent des témoignages marqués par leur regard à la fois drôle et bouleversant sur ce sentiment, qui, pour certains, vire à la gêne. Mohamed Lakhdar Tati fait ainsi voyager les spectateurs à travers ces témoignages recueillis dans différentes wilayas, à commencer par la capitale, en passant pas Biskra, Touggourt, Saïda et Béjaïa.

Produit en 2017, ce film documentaire parcourt la vision de différentes classes de la société et différents âges, à l’instar du témoignage attendrissant d’un jeune enfant pour qui, le sentiment amoureux est lié à la timidité et au stress. Comparant la rencontre amoureuse à une rencontre avec le président de la République. Dans ce documentaire, on découvre aussi, un vieux monsieur qui a ému les présents par son histoire bouleversante. En effet, malgré son âge, l’émotion dans sa voix et l’expression de son visage étaient très palpables lorsqu’il raconte avec une grande nostalgie comment il a été obligé de quitter sa bien-aimée à cause de ses parents qui ont refusé cette union. La même histoire est également vécue par un jeune de la nouvelle génération qui subit le même diktat familial.

Ce jeune homme vit une relation depuis sept ans avec une jeune fille dont il est profondément amoureux. Toutefois, il se voit refuser le droit de fonder avec elle un foyer, car sa famille ne veut pas d’elle sous prétexte qu’elle est d’une autre tribu. Il y a également, l’histoire éprouvante de cette mère qui a subi la violence de son mari au point d’être gravement blessée et qui s’est vu obligée de le fuir. Des histoires tragiques et poignantes qui démontrent la complexité des relations amoureuses dans notre pays. Par ailleurs, nous découvrons aussi des portraits de jeunes gens qui considèrent l’amour comme une faiblesse ou du libertinage.

Ainsi, certains témoignages de jeunes filles soulignent que, pour elles, aimer c’est devenir une fille facile. Tandis que pour les garçons, ce sentiment est la caractéristique du «hellab» (homme qui entretient la femme en cédant à tous ses caprices par aveuglement amoureux). Estimant dans ce contexte que certaines jeunes filles ne méritent pas d’être aimées car ce sont des «profiteuses ou des matérialistes ». Il est à noter que deux caméras ont été utilisées pour relater les sentiments les plus enfouis des Algériens et le réel portrait de l’Algérie d’aujourd’hui face aux sentiments amoureux. Le documentaire est rythmé par des plans larges et une direction photos maîtrisée, mettant en valeur la beauté des paysages naturels de l’Algérie, des plans serrés d’insectes éblouissants, ainsi que des images d’archives des différentes villes du pays.

L’amour ou le mal-être d’une société déstructurée

Lors du débat qui a suivi la projection, le réalisateur affirme que «le sentiment amoureux est un indicateur qui nous dit énormément de choses sur le contexte social algérien». Constatant ainsi, qu’en s’intéressant à la question du sentiment amoureux, «je vois que la société algérienne vit un moment de déstructuration», c’est-à-dire que «le modèle traditionnel ne répond plus aux attentes des gens qui sont en train de chercher une autre alternative. Là où il y a problème, c’est que cette recherche d’alternative n’est pas accompagnée. Le discours politique, culturel ou même religieux en Algérie sont à côté de la profondeur de cette déstructuration».

Ainsi, selon Mohamed Lakhdar Tati, «on n’arrive pas à mesurer l’importance de ce moment-là, le sentiment amoureux est pour moi un indicateur assez fiable pour mesurer le mal-être et la mal-vie des Algériens». Il ajoute : «J’ai remarqué, en faisant ce film, que les gens confondent entre l’amour et le mariage. Dans notre imaginaire, les deux situations sont liées.

Certains disent que l’amour vient après le mariage et les autres pensent le contraire. » Mohamed Lakhdar Tati reviendra aussi sur la situation économique qui joue un grand rôle dans la relation amoureuse algérienne. «Quand on parle d’amour, forcément en parle d’économie. Comme ce monsieur qui nous avoue qu’il ne peut pas se projeter dans une relation car sa situation financière ne le lui permet pas», explique-t-il. Un constat amer que vivent quotidiennement de nombreux Algérien qui baignent ainsi dans la frustration sentimentale et où la noblesse du sentiment est reléguée à des perceptions matérialistes et moralistes d’une société en mal d’espoir.