Exercice périlleux pour garder intacte la profondeur du message de Djaout. Et pourtant c’est gagné : ce dernier, cru du Théâtre régional de Béjaïa, se veut un hommage au premier journaliste algérien assassiné, il y a 16 ans. Un spectacle qui mêle théâtre, narration romanesque et chant. À la fois drôle et touchante, sensuelle et extravagante, cette pièce lyrique montre une réalité algérienne prise entre ses carcans bureaucratiques, rentiers et son désir de s’épanouir par l’innovation.
La trame : Mahfoudh Lamdjad (premier rôle interprété par Farid Cherchari qui assure également l’assistance à la mise en scène) est un intellectuel qui arrive avec son projet de créer une entreprise de métier à tisser, dont il a lui-même inventé le concept. Mais il ne sait pas qu’il va semer le désordre là où les réflexes rentiers et de corruption sont légion. Le héros se heurte alors à tous les blocages d’une administration municipale gérée d’une main de fer par un régime policier, qui lui tourne le dos.
L’invention de Lamdjad décroche un prix international dans une exposition en Allemagne. De retour au pays, l’inventeur sera surpris ! Il sera accueilli par les mêmes édiles municipaux qui finiront par changer radicalement d’attitude : ils daignent, enfin, lui réserver les égards qu’il mérite non sans sacrifier un bouc émissaire tout trouvé (Menouar Ziada, ancien maquisard). Ce spectacle inspiré est à la fois plein de douceur et d’énergie. 18 ans après, le récit de ce roman écrit au vitriol est plus que jamais d’actualité. Le spectacle alterne la narration romanesque et une trame dramaturgique. Entre les lectures narratives, une pléiade de jeunes comédiens déboule comme un seul ouragan sur la scène. Bourrés d’énergie, Ahcène Azezni, Belkacem Kaouane, Mounia Aït Meddour, Rachid Maâmria. Kamel Chamek, Djohra Dereghla, Nassima Kedjtoul et Nassim Mohdeb, nous entraînent dans un voyage dans cette Algérie de 1991 qui ne diffère fatalement en rien de celle d’aujourd’hui : bureaucratie, rente, corruption… En prenant le public à témoin, le héros se démène au milieu d’une bande de gnomes qui se dandinent, se défoulent, sautillent, exagèrent, « se joue du héros ». Leurs points communs ? Une énergie et une passion contagieuse qu’ils usent pour parvenir à « tuer dans l’œuf » le projet innovant de Lamdjad.
À l’aide d’une écriture simple et réaliste, le romancier Tahar Djaout, très inspiré par son sujet, avait inscrit les Vigiles sur la liste de ces grandes œuvres de la pureté et de la vérité qui peuplent la littérature algérienne, témoins exemplaires de la résistance au mal et à l’obscurantisme. Son récit prend d’autant plus de force qu’il se rapporte à une situation contemporaine, celle de l’oppression de l’intelligence en Algérie. Mais ce qui rend originale et touchante cette confession, c’est surtout la grâce particulière qui habite son héros, une âme forte et limpide dont l’instinct de vie s’exprime à travers une alternance d’exaltation et d’humour, de sagesse et de révolte. L’œuvre brûle d’un feu ardent d’amour et de foi. Omar Fetmouche réussit ainsi son deuxième succès après l’adaptation du roman le Fleuve détourné de Rachid Mimouni (Grand Prix du festival du théâtre professionnel 2007). La contribution de Hamid Aouameur, metteur en scène et directeur du théâtre Jean-Sénac de Marseille (Cie La Salamandre), a été précieuse dans le montage de la pièce. Celle-ci s’achève avec ce moment saisissant, tout commentaire semble inutile, puisque l’on est confronté à la pire des situations tragicomiques. Le public a longuement ovationné cette « narration-jeux de scène » originale. Largement. Interrogée par Liberté, Nadia, la fille aînée du regretté Tahar Djaout, présente dans la salle, a qualifié ce spectacle de « magnifique ».