Fin observateur de la scène politique nationale, Djamel Zenati, militant démocrate, explique dans cet entretien les rapports entre les forces politiques nationales et la société. Il fait aussi le parallèle entre ces forces qui se réclament de l’opposition et le pouvoir. Il explique également le rôle de la société et de l’élite dans une conjoncture politique embrouillée. Djamel Zenati évoque, enfin, les différents projets du pouvoir et de l’opposition, à la veille de la rentrée politique.
Liberté : À la veille de la rentrée politique, plusieurs initiatives sont lancées. La CNLTD, le FFS, Ali Benflis, sans oublier le projet de la révision constitutionnelle du pouvoir. Que pensez-vous de toutes ces initiatives ?
Djamel Zenati : Cette inflation de propositions est le signe d’un champ politique éclaté. Les différents blocs qui le composent sont identiques, c’est-à-dire constitués exactement des mêmes courants. Islamistes, nationalistes et démocrates coexistent dans le bloc présidentiel, la CNLTD, le pôle du changement et dans le groupe non encore constitué des partis restants. Cette hétérogénéité empêche de distinguer les blocs selon le critère politique ou idéologique. Ils diffèrent dans leur position par rapport au pouvoir.
C’est une configuration singulière et assez curieuse dans la mesure où nous ne sommes pas en présence d’une pluralité de partis, mais d’une pluralité de champs politiques identiquement constitués. Il faut remonter à la crise de 1992 et à ses évolutions ultérieures pour trouver les raisons d’une telle construction. En plus d’être segmentaire, cette construction renferme un élément d’artificialité aisément repérable. Il ne faut pas omettre, par ailleurs, ses effets sur les représentations sociales. Le pouvoir a une vision, une démarche et les moyens d’accommoder la société à la crise. La perception de la crise dans la société fait partie de la crise. Si le citoyen, pour une raison ou pour une autre, sous-estime la gravité de la situation et la considère comme contournable, le changement ne risque pas d’avoir son adhésion. La peur de l’incertain est une donnée anthropologique.
De même, si le pouvoir est dans la conviction que son rejet de la transition démocratique ne l’expose à aucune sorte de conséquence, il persistera dans son intransigeance. C’est exactement le cas dans notre pays. En effet, l’opposition au système autoritaire est dispersée, sans projet alternatif, sans démarche cohérente et visible et totalement désarmée. Elle se présente sous deux expressions.
L’une radicale et intransigeante, l’autre molle et tolérante. L’ingénieuse formule “opposition de l’opposition” introduite en 2011 par votre confrère Saïd Rabia décrit bien la seconde expression. Le pouvoir l’utilise comme force tampon pour contenir les assauts de la première. Les propositions dont vous parlez sont le reflet de ce triste constat. On parle de transition démocratique sans toutefois aborder les questions fondamentales qui y sont afférentes. On appelle au consensus sans en définir les contours ni les modalités de sa construction. Le pouvoir a les coudées franches.
Pouvez-vous être plus explicite ?
Entretenir la confusion entre les questions constitutives du consensus et celles relevant de la compétition politique revient à hypothéquer toute possibilité de construction démocratique. Car tout ne relève pas du point de vue. Le consensus doit porter sur la définition d’un socle national autour de nos valeurs civilisationnelles et des principes démocratiques.
Le socle national, dans toutes ses dimensions sociétales, juridique, institutionnelle et autres, a pour finalité de fonder notre volonté de vivre ensemble comme collectivité politique soudée par la culture, l’histoire et le destin commun.
En résumé, il s’agit de jeter les bases d’un État de droit, de consacrer et de garantir les droits fondamentaux et d’aménager un champ à l’intérieur duquel s’organise une compétition politique libre et honnête. Aussi, la question identitaire, les rapports du militaire et de la religion au politique, la nature de l’État, du système et du régime politique et d’autres problématiques de la même importance doivent être traitées minutieusement, sans complaisance et loin de toute passion. Éviter ces débats dans le seul souci d’entretenir une unité de façade conduira à une réédition des impasses du passé.
Le consensus n’a de chance de se réaliser que si l’ensemble des acteurs politiques et sociaux sont imprégnés de la culture de la transaction politique. C’est-à-dire la recherche du compromis en situation de diversité des visions et des positions. Un grand effort doit être consenti dans ce domaine. C’est d’abord un effort sur soi dans le sens où il est impératif de se départir des égoïsmes, des clôtures idéologiques et du calcul étroit. Le consensus c’est aussi la capacité de faire partager une idée ou un projet et de les faire porter par l’ensemble de la société.
Plus concrètement, il s’agit de convaincre et de mobiliser. À cet effet, une stratégie de communication et un argumentaire étoffé sont nécessaires. Pour cela, l’opposition doit exiger l’ouverture immédiate et inconditionnelle des médias publics lourds. Car la société profonde lui sera inaccessible aussi longtemps que durera le monopole du pouvoir sur ces instruments. C’est la priorité des priorités. Par ailleurs, un état des lieux de la société et des élites doit être fait avec rigueur et objectivité.
Quel regard portez-vous justement sur la société et les élites ?
La société algérienne est déstructurée, dépolitisée et soumise à diverses pressions et autres pesanteurs sociologiques et idéologiques. La responsabilité du pouvoir est certes indiscutable. Celle de la société et des élites, en particulier la classe politique, ne l’est pas moins.
En se détournant des questions démocratiques et en désertant le terrain des luttes quotidiennes, les élites se sont peu à peu coupées de la société, laissant le pouvoir agir en toute liberté et en toute impunité. La société a sa part de responsabilité en s’enfermant dans le mythe et le communautarisme, en se laissant tenter par la culture du passe-droit ou encore en célébrant la puissance de l’argent. La démarche collective a laissé place à un individualisme destructeur. Les réseaux et clientèles du régime règnent en maître dans un espace public de plus en plus privatisé.
L’ascension sociale et économique est désormais tributaire de l’allégeance et de la combine. Il est erroné de croire que la construction démocratique est le simple produit d’un courant d’idées, aussi lumineux soit-il. Car la démocratie c’est aussi et surtout l’effet des rapports de force qui s’engagent dans la société. De plus, l’image renvoyée par une opposition dispersée et divisée n’est pas pour encourager l’adhésion citoyenne. Les revirements et les renoncements récurrents ont fini par désabuser une opinion déjà fortement éprouvée par une décennie sanglante. Bref, toutes ces failles et faiblesses sont autant d’interstices à travers lesquels s’insinue et se propage le venin autoritaire.
Un autre écueil et non des moindres est celui relatif à notre douloureux passé immédiat. Les traumatismes et autres conséquences de la décennie noire pèsent négativement sur les imaginaires sociaux. La peur, la suspicion et la perte de confiance sont des facteurs inhibiteurs et bloquent toute reprise de l’initiative par la société.
Il est impératif de s’en libérer en revisitant avec responsabilité et intelligence cette séquence dramatique de notre histoire. La réconciliation et la paix, conditions indispensables à la construction démocratique, reposent sur deux piliers fondamentaux : la vérité et la justice. Elles ne se décrètent pas et ne s’appréhendent pas de façon militaro-bureaucratique. On ne peut indéfiniment s’arranger ou ruser avec l’histoire. Les refoulements imposés aujourd’hui ressurgiront demain et se dresseront devant nous comme témoin de notre lâcheté, voire de notre trahison.
Le pouvoir sera destinataire de toutes ces propositions émanant de l’opposition. Pensez-vous qu’il y aura un répondant ?
À l’issue du premier round des consultations sur la révision constitutionnelle, le chef de cabinet du président de la République a lâché cette phrase lourde de sens : le pouvoir est à l’aise. Il ne faut donc pas s’attendre à quelque écoute de ce côté-là. Ceux qui croient pouvoir rapprocher les points de vue à la faveur d’une médiation, de surcroît opaque, se trompent. Ils sont naïfs ou alors dans la manœuvre. En politique, derrière les courtiers se cachent souvent des courtisans.
La révision de la Constitution est inscrite dans l’agenda de Bouteflika depuis plusieurs années. De ce fait, l’on se demande si le pouvoir prendra en compte les propositions de l’opposition. Votre avis là-dessus ?
En Algérie, la révision constitutionnelle est toujours une adaptation de la norme aux exigences du clan le plus fort. C’est une formalisation juridique d’un rapport de force limité et instantané. Bouteflika avait l’intention de modifier la loi fondamentale et n’a cessé de le répéter depuis son arrivée au pouvoir. Mais des événements inattendus vont surprendre le sérail et finir par enlever toute portée à cette révision. Je pense essentiellement aux Printemps arabes, à la détérioration de l’état de santé du Président et, enfin, à sa candidature au 4e mandat.
Le projet de révision actuel est une diversion dont l’unique dessein est d’absorber les effets du coup de force du 17 avril passé. Sur la forme, le pouvoir a opté pour la consultation. En faisant ce choix en lieu et place d’un dialogue franc et ouvert, il s’est d’emblée installé dans un rapport asymétrique et inégal avec ses interlocuteurs. Maître absolu du jeu, il impose le thème, règle le tempo, choisit les partenaires et élabore la synthèse. L’absence de volonté politique est inscrite dans cette notion même de consultation.
En effet, en mode consultatif, la partie consultante n’est pas liée par les avis exprimés. Elle écoute sans obligation d’entendre. À elle seule, cette façon de procéder suffit à disqualifier l’initiative. Hantés par la synergie naissante des forces du changement, les décideurs tentent de brouiller les enjeux et de distraire l’opinion à travers une proposition en décalage total avec les impératifs d’une situation intérieure dégradée et d’un environnement régional et international des plus problématiques. Sur le fond, l’indigence du texte proposé est caractérisée.
Deux exemples suffisent à le démontrer. Le premier est relatif à l’article 79 de la Constitution qui institue la dominance absolue de l’institution présidentielle en enlevant à l’élection législative tout effet sur le programme du gouvernement. Il est exclu de la révision. Le deuxième est cette scandaleuse impasse faite sur l’officialisation de langue amazighe. De toute façon, il ne sert à rien de s’égarer dans l’exégèse juridique du fait que nos dirigeants ne s’encombrent jamais du respect de la Constitution. Ils rédigent, révisent, s’écartent et suspendent au gré des luttes factionnelles.
M. M.