Ténès, en cette belle journée ensoleillée de dimanche, s’offre au regard du visiteur au détour des gorges qui la desservent comme une belle perle dans son écrin ouvert en éventail. La mer splendide, d’un calme d’huile rattrape, cependant, aussitôt le regard et le captive. Mer nourricière, mais mer cruelle aussi.
Le drame du « Khalil », ce chalutier sorti en mer depuis plus d’une semaine avec huit marins à son bord et qui n’est plus revenu est sur toutes les lèvres. Direction le port de pêche. Des pêcheurs sont là. Ils n’ont, pratiquement, pas quitté les lieux depuis que huit des leurs ont été portés disparus. A l’espoir d’un retour miraculeux s’est substitué le doute puis la résignation depuis que la mer a rejeté le premier, puis le deuxième, puis deux autres corps la veille, samedi. « La mer était froide, ce jour-là, ses eaux glacées, même le plus émérite des nageurs ne pouvait y résister plus de six heures », souligne un marin-pêcheur. Une solidarité instinctive s’était, aussitôt, manifestée. Les familles, dont une a trois de ses membres, trois frères, parmi les huit disparus, ont été entourées, réconfortées, assistées. Les bateaux, tous les bateaux, sont restés au port. Aucun pêcheur n’est sorti depuis.
Au niveau de la chambre de la pêche, une cellule de crise a été installée. Nous y trouvons le directeur de wilaya de la pêche et le président de la chambre de pêche. Ils n’ont pas quitté les lieux, eux aussi, depuis l’installation de la cellule. Pour M. Abdat Ahmed, le responsable de la cellule, « C’est un véritable drame ». Ténès, c’est le port de pêche et la grande source d’emploi. Le tout-Ténès, et, pratiquement, l’ensemble de la population vit pour et par le produit de la pêche. Plus de deux mille marins-pêcheurs y sont, officiellement, recensés travaillant, en moyenne, chacun, jusqu’à 19 jours par mois pour pouvoir bénéficier de la couverture sociale dans l’un des 61 sardiniers et la quinzaine de chalutiers. 2.000 familles, sans compter les milliers de personnes, qui en vivent, des milliers qui depuis le quai, depuis le tri du produit à bord du bateau de retour au quai jusqu’à la charrette qui sillonne les rues et ruelles de l’arrière pays dans plusieurs wilayas. A lui seul le port de Ténès assure de 20 à 30% de la production halieutique nationale.
Par 500 mètres de fond ?
Depuis le vendredi, 29 janvier, aucun de ces bateaux n’est sorti en mer, depuis que le « Khalil » a disparu. Disparu, c’est le mot. Aucune nouvelle. Il a disparu comme par enchantement, aucun débris, aucun objet ou équipement du chalutier n’a été découvert flottant ou dérivant au large ou près des côtes. Construit et mis en mer en 1982, le « Khalil » est un chalutier de 18 mètres spécialisé dans la pêche de la crevette. Il a fait l’objet il y a six mois d’une réparation globale, assure son armateur, M. Farid Mostefa Abdelkader.
« C’est, en fait, la propriété de toute la famille, treize familles au total en comptant mon frère mes sœurs et neveux qui y ouvrent tous droit, s’agissant d’un héritage de feu notre père, nous l’avons réparé et équipé de nouveau sur fonds propres ». Hadj Tewfik Mostefa Abdelkader s’est investi dans la pêche répondant ainsi à l’appel de la mer. Plus de quatre millions de dinars de réparation pour la boiserie, le moteur de 450 chevaux, l’équipement de pilotage et de radio, GPS et VHV. Le « Khalil », assure-t-on ainsi, était en parfait état de navigation. Un fait corroboré par l’épouse du Rais Abdelkader Boumediene. Sollicitée en son domicile, situé dans une cité populaire, sur la route de Cherchell, celle-ci nous a affirmé que son époux lui a déclaré qu’il se devait d’abord d’essayer le bateau sans prendre le large pour ne pas mettre sa vie, et, surtout, celle de son équipage en danger. Les essais se sont avérés concluants. Le bateau ne pouvant être de par son état mis en cause. Qu’est-il arrivé, alors ? Les interrogations fusent. Les réponses aussi. Toutes s’accordent pour signaler la dangerosité de la zone de pêche. Pour M. Benferdjallah Mustapha, armateur et président de la chambre de la pêche, c’est une zone, particulièrement, dangereuse avec des « puits » situés dans des profondeurs allant jusqu’à 400, 500 mètres. Des fosses, explique le directeur de la pêche situées dans une zone appelé par les marins « Callo bref » située à environs trois miles du cap de Sidi Abderahmane particulièrement évitée autant par les navires de commerce, gros tonnage, que par les bateaux de pêche qui la contournent. Le « Karim junior », un bateau battant pavillon Togolais y a sombré le 16 décembre 2009, un seul marin a pu être sauvé, deux autres ont été repêchés morts et six autres marins portés disparus. Avant lui, le « Boumediene » dans les mêmes conditions, au large de Cap Kramis, près d’Achâacha, dans la wilaya voisine de Mostaganem, en 1982, avec plus de chance, cependant, son équipage ayant pu être sauvé in-extremis.
Sitôt l’alerte donnée, vendredi matin, avec le retour des trois autres chalutiers lesquels ont dévié de leur position, aussitôt qu’un vent s’était levé, les recherches sont entreprises. La marine nationale ratisse la zone aidée par des hélicoptères, la protection civile avec ses moyens et ses plongeurs, l’ensemble des marins-pêcheurs de Ténès, épaulés par une émouvante action de solidarité par leurs compagnons de Mostaganem et Bouharoun. Un bateau scientifique se joint aux recherches trois jours durant. Aucune trace. Aucun signe. Pas même une bouée ou de ses objets qui auraient pu remonter à la surface et flotter. La mer a rejeté quatre corps. Loin, très loin du lieu supposé du naufrage. Ténès a enterré quatre de ses enfants. Quatre autres restent. L’énigme reste entière. Le secret du naufrage a été englouti par les eaux. Seule une enquête approfondie, laquelle il faut le souligner reste ouverte, permettra peut être de révéler les circonstances exactes de ce drame.
Abderahmane marouf Araibi
Le wali de Chlef exprime le soutien et la solidarité de l’Etat aux familles
Le wali de Chlef, M. Mahmoud Djemai, a présenté lundi ses condoléances aux familles des marins du chalutier « El Khalil », porté disparu au large de la côte de Ténès, le 30 décembre dernier, et exprimé « le soutien et la solidarité de l’Etat » avec les familles des victimes de ce drame. Lors d’une visite qui l’a mené chez les familles des huit marins, tant ceux encore portés disparus que ceux repêchés et inhumés, le chef de l’exécutif de wilaya a affirmé aux proches des victimes que « l’Etat ne ménagera aucun effort pour retrouver les quatre marins encore portés disparus ».
Chronologie d’un drame
Jeudi, 29 décembre. Le chalutier « El-Khalil » s’apprête à prendre la mer pour espérer prendre dans ses nasses de la crevette au large du port de Ténès dans une zone que tous les pêcheurs connaissent pour être particulièrement riche en poissons. Ayant plus de 32 années de métier, à son actif, et, ayant fêté, le mois passé, son demi-siècle de vie, Boumediene Ali, le raïs du chalutier, procède aux dernières vérifications, donnant ses instructions à son équipage composé de ses deux frères, Abdelkader et Marwane, ses cadets, à une et deux années d’intervalles. A eux trois, ils ont seize enfants. Alouache Abdelkader, le vétéran de l’équipage, allait sur ses cinquante trois ans. Benouali Mâamar, Mahieddine Rachid, Boughrara Mahfoud et Yahiaoui Ahmed complètent l’équipage. En fait, la grande famille, tant des liens de parenté les unissent tous. Des appréhensions, certains en avaient avant que le bateau ne sorte de la passe. Le cœur serré. Une prémonition funeste. « Mon fils, je t’en conjure ne prend pas la mer », a supplié la mère de Yahiaoui Ahmed dit H’Mida. Elle avait rêvé que son défunt époux, disparu en mer tenait son fils par la main et s’en allait sans un regard derrière lui. H’Mida lui a rétorqué que si tel est son destin il ne pouvait lui échapper. Mahfoud, lui, n’avait pas le moral. Il a déclaré à son épouse que ce serait sa dernière sortie. Il était fatigué du métier, un métier particulièrement pénible qu’il exerce, sans discontinuer, depuis 1977. Il voulait profiter d’un peu de repos et rester auprès de ses quatre enfants.
Le raïs, lui aussi, voulait décrocher, prendre sa retraite. Sa fille, issue d’un premier mariage, mariée et habitant Ouargla, où son époux, un cousin, en fait, était en poste comme officier militaire, était à la maison. C’est elle qui lui a préparé son « couffin ». Un repas et des vêtements chauds. Dans sa hâte, il a oublié de le prendre avec lui. Il partagera avec ses compagnons. Vers 18 heures, le chalutier sort de la passe, à destination de la zone de pêche, a quelque trois miles marins du cap de Sidi Abderahmane…
Vers 20h30, le raïs est appelé par son épouse. Il l’assure que tout allait bien et que les conditions météo étaient bonnes. Elle le rassure, de son côté, sur les enfants. Des mères sur des charbons ardents tant que le bateau ne revient pas. Épouses et filles de marins, elles connaissent les dangers de la mer.
Vendredi, 30 décembre. Le jour émerge à peine à l’horizon. Un vent se lève. Les trois chalutiers sortis en même temps que le « Khalil » reviennent au port. Le « Khalil » reste. Il restait tout le temps en dernier. Tous les marins le savent. Pour ramener plus de poissons. Vers 5h30. Les ennuis commencent. L’immense filet de pêche, déroulé et tracté par des filins en aciers, fait des siennes. Le raïs rassure : « Ne vous en faites pas. Nous avons un petit problème avec le panneau. Il me semble qu’il a coincé ». Dans ces circonstances, les marins, dans le pire des cas, coupent le filet, abandonnant le produit de la pêche. Une perte de 20 à 30 millions de centimes que le raïs se doit de supporter. Depuis, ce fut le silence radio. Le « Khalil », dans son naufrage, aura emporté avec lui tous ses secrets.
Sur la terre ferme, l’alerte est, aussitôt, donnée, les recherches enclenchées, la solidarité se fait agissante. L’espoir est grand, mais il commence à s’effilocher au fil des heures. La mer rejette le premier corps près de Bouharoun, le mardi aux environs de 13 heures. Benouali Mâamar est identifié par le neveu et beau-frère du raïs. Il a tous ses habits sur lui, même une somme d’argent en poche. Le doute, le grand doute, s’installe. Les familles redoublent de prières. Elles se réunissent toutes au domicile du défunt qui est enterré après la prière de l’Icha dans une émouvante et poignante atmosphère. Le tout-Ténès a convergé. Un deuxième corps est rejeté le jour suivant. Cette fois, sur la plage de Club des Pins. Yahiaoui Ahmed est, également, enterré au lendemain de sa découverte après la prière de l’Icha.
Des camarades de son fils, élève en 2e As, au lycée Houari-Boumediene de la ville, ont, spontanément, organisé une quête au profit de sa famille. D’autres enfants scolarisés ont refusé, catégoriquement, de rejoindre leur école. Mohamed Boumediene, le fils du raïs, qui sait, pertinemment, maintenant, qu’il n’y a plus aucune chance de survie pour son père : « Il ne quittera jamais son navire quitte à couler avec lui ». L’espoir est de découvrir son corps et de l’enterrer. « Au moins, nous connaîtrons sa place et je m’y recueillerai tous les vendredis ». Mahieddine Rachid et Boughrara Mahfoud sont revenus auprès des leurs pour être décemment enterrés dans la terre qui les a vus naître. Leurs corps ont été découverts, la même journée de samedi, à quelques heures d’intervalles, près de Tamentfoust et de l’oued El-Harrach.
Près du port de pêche, les marins, dans un rituel inlassable, vont et viennent. Aucun bateau n’est sorti. L’heure est à la solidarité, mais à la colère aussi. Farid Houhamdi laisse éclater sa colère. Son frère est mort en mer, son père, ancien raïs, a fini avec une dérisoire pension de 8.000 dinars par mois. Quand le « Bahri » meurt, il ne laisse rien derrière lui si ce n’est la misère pour se enfants », relève un autre pêcheur qui en appelle aux autorités centrales de partir de ce drame pour réévaluer le secteur et sécuriser socialement cette corporation.
Accrochée à la fenêtre, Yamina, quatre ans, à peine, scrute l’horizon jusqu’à ce que se lève la brume et enveloppe son regard qui s’embue, « Non, mon papa n’est pas mort. Je sais qu’il va revenir ! ». Quatre corps restent introuvables…
A. M. A.