La puissance d’être femme

La puissance d’être femme

Amis lecteurs, j’ai une confession à vous faire: je n’ai jamais été une fervente lectrice d’Assia Djebar, non sans me sentir coupable. Coupable de probable paresse intellectuelle, coupable de ne pas avoir réussi à forger en moi un intérêt réel pour cette romancière algérienne à l’oeuvre monumentale, presque intimidante, une auteure adulée en son pays et de par le monde.

Aujourd’hui, je découvre La soif, son tout premier roman, un roman qu’elle a écrit à vingt ans et je me sens presque émue de faire enfin partie de la communauté de ceux qui peuvent proclamer leur amour pour le génie littéraire d’Assia Djebar.

La soif est sorti en 1957 en France aux éditions Julliard où il a tout de suite été très remarqué et applaudi. En Algérie, l’accueil n’a pas du tout été chaleureux: le premier roman d’Assia Djebar est “durement malmené par les intellectuels algériens engagés dans la lutte nationale”, écrit Beida Chikhi dans la postface de la réédition de La soifqui vient de paraitre en Algérie chez Barzakh.

Les critiques de Djebar – Beida Chikhi en nomme deux: Malek Haddad et Mostefa Lacheraf – lui reprochent de publier un roman au beau milieu de la sanglante année 1957 sans évoquer la guerre d’indépendance.

Pour Malek Haddad, Assia Djebar fait partie des auteurs «qui n’ont jamais saisi nos problèmes, même les plus généraux. Ils ont tout ignoré, sinon de leur classe petite bourgeoise, du moins de tout ce qui avait trait à la société algérienne; de tous les écrivains algériens, ce sont eux qui connaissent le moins bien leur pays, ce qui les pousse à escamoter les réalités algériennes sous une croûte poétique, elle-même sans originalité du point de vue du roman» (1).

Et effectivement, La soif n’est pas du tout un “roman engagé”, les souffrances terribles du peuple algérien sous une colonisation qui a redoublé de férocité pendant les années de guerre de libération ne sont pas évoquées du tout, ce n’est pas le sujet.

A vingt ans, Assia Djebar a choisi de faire un roman sur une autre révolution, une révolution commune à tous les humains et pas qu’aux Algériens: la révolution d’être femme.

A vingt ans et dans La soif, Assia Djebar n’a pas encore emprisonné son écriture dans le style corseté qu’on retrouve dans certains de ses romans plus connus. Chacune des phrases de La soif est un chef-d’oeuvre miniature qui irradie le tout, l’histoire et la manière dont est dite cette histoire: un chef-d’oeuvre de beauté, de naturel, de limpidité. Le résultat est si puissant que l’on a parfois l’impression de découvrir des mots parmi les plus banals qui soient, simplement par la manière inattendue qu’elle a de les placer, par la musique qu’elle crée ainsi.

La soif est un roman sur la sensualité et sur le plaisir d’être femme et d’habiter le corps d’une femme. C’est un roman sur la relation à l’autre femme, celle que l’on aime et que l’on admire et que l’on hait et que l’on jalouse. Les hommes sont presque des spectateurs impuissants, réduits à des sortes de pions que l’on fait bouger sur le damier de nos désirs de puissance féminine.

C’est un roman beau, tendu comme un arc, et cruel comme l’est la condition humaine. C’est un roman sur l’échec et le renoncement, mille fois raconté, que l’on fait en devenant adulte, c’est à dire autres à nous-mêmes.

Ce roman “depuis longtemps introuvable”, comme explique son éditeur algérien, a été exhumé et ramené à la vie 60 ans plus tard, dans une Algérie libérée du colonialisme auprès donc de lecteurs qui pourraient peut-être enfin lui faire l’accueil qu’il mérite.

A moins que ce ne soit pas son manque de nationalisme qui était vraiment reproché à Assia Djebar par ceux qu’elle appellera “les Jdanov”, 20 ans plus tard, dans Ces voix qui m’assiègent :

“Je constate que toute expression féminine novice au Maghreb, dès lors qu’elle sort du discours universitaire ou idéologique, déchaîne souvent un dénigrement hâtif bien suspect, que ne nous épargnèrent pas, il y a encore peu, souvent nos intellectuels se disant modernistes, et cela avant même l’agressivité misogyne et pathologique des fanatiques religieux”. (2)

Assia Djebar, La Soif. Editions Barzakh. Alger. 2017. 204 pages.

(1) Déjeux, Jean. 1963. «L’avenir de la culture algérienne». Les Temps modernes, no. 209, octobre.

(2) Assia Djebar, Ces voix qui m’assiegent, Albin Michel, 1999.

Ce tout premier roman d’Assia Djebar, La soif, fait l’objet d’une discussion litteraire le jeudi 2 novembre 2017 à la librairie L’Arbre à Dires. À partir de 18h.

Avec la participation de Jalila Imalhayene-Djennane (fille d’Assia Djebar) et Amina Bekkat (professeur à L’université de Blida, enseignante de littérature comparée et des littératures d’Afrique). La rencontre sera animée par Sofiane Hadjadj (éditeur).

L’Arbre à dires est au 48 boulevard Sidi Yahia, Hydra. Alger