Conférences et ventes-dédicaces interdites La littérature sous surveillance

Conférences et ventes-dédicaces interdites La littérature sous surveillance

Un jeune romancier convoqué par la police pour être interrogé sur ses convictions religieuses puis interdit de quitter le territoire, un chercheur interdit de conférence, deux écrivains déclarés indésirables et empêchés de rencontrer leur public… Autant de signes alarmants sur une escalade inédite dans la caporalisation de la vie culturelle en Algérie mais aussi sur une possible guerre ouverte contre les espaces indépendants.

Propos recueillis par Sarah Haidar

Lundi 27 février, le jeune romancier Anouar Rahmani, étudiant en droit de 25 ans, a été convoqué par la brigade criminelle de la police judiciaire près la Sûreté de wilaya de Tipasa pour s’expliquer sur le contenu d’un roman publié sur le Net mais aussi pour répondre de ses croyances religieuses.

Le 14 mars, invité par l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, il a été gardé par la police des frontières de 4h du matin jusqu’à midi avant d’être empêché de prendre son avion. Raison invoquée : Anouar est fiché comme insoumis au Service national. Or, l’écrivain était en possession d’un document délivré par le tribunal militaire de Blida certifiant qu’il était en règle mais les policiers de l’aéroport n’ont rien voulu entendre.

Anouar Rahmani ne s’est pas rendu à Beyrouth et est toujours sous le coup d’une enquête pour «outrage à Dieu» ! Le 4 mars, l’universitaire et essayiste spécialiste de la culture berbère Younès Adli devait animer une conférence autour de son dernier ouvrage «Les efforts de préservation de la pensée kabyle» au Centre culturel d’Aokas. Bien qu’autorisée par le P/APC, elle a été empêchée par la Sûreté de daïra à grand renfort de BRI et d’agents de police. Ce même centre culturel devait accueillir samedi une rencontre avec l’universitaire Loubna Benhaïmi autour du thème «Les mythes fondateurs des sociétés» avant que celle-ci n’annule le rendez-vous pour «raisons personnelles». Cela n’a pas empêché les services de police d’encercler le jour même le centre culturel !

Le romancier Karim Akkouche devait effectuer une tournée en Kabylie à l’occasion de la sortie de son roman «La religion de ma mère», dont une rencontre à l’Université de Tizi-Ouzou et une vente-dédicace à la librairie Cheikh ; il déclare sur son compte Facebook qu’il quittait l’Algérie en urgence suite à des menaces sur son intégrité physique et autres intimidations de la part de «barbouzes» tandis que son éditeur (les Editions Frantz Fanon) raconte à nos confrères d’El Watan que son siège a été perquisitionné par la police.

Samedi 18 mars, l’association Tiawinin de Bouzeguène, qui organise régulièrement un café littéraire au centre culturel de cette petite bourgade de Kabylie, annonce que la conférence de Kamel Daoud, prévue le jour même, a été interdite par les autorités. Aucun motif n’a été avancé par les services de daïra qui ont d’abord délocalisé la rencontre avant de l’interdire en suggérant aux organisateurs de se rabattre sur le centre culturel du village Wizgan dont le comité a, lui aussi, refusé de l’autoriser !

La succession vertigineuse de ces atteintes claires à la liberté d’expression n’est pas sans rappeler les pires pratiques des régimes autoritaires à travers l’Histoire : quand on s’en prend à l’écrit et aux écrivains, c’est que l’on est prêt à piétiner les droits les plus élémentaires d’une société à accéder et participer au débat d’idées. Voici ce qu’en pensent quelques acteurs du milieu littéraire et culturel algérien.

Yassine Temlali, chercheur et essayiste :

«C’est scandaleux ! Dans notre pays, une conférence peut troubler l’ordre public mais pas le pillage organisé des ressources publiques, pas les scandales de corruption. On fait accueillir Chakib Khelil officiellement à l’aéroport mais on interdit à un auteur de parler de son œuvre. On interdit à un auteur de rencontrer son public mais on n’interdit pas ces réunions ore-électorales où on peut mourir d’un coup de poignard comme à Tiaret. Pourtant, si trouble à l’ordre public il y a, c’est à cause de ce genre de réunions et non pas à cause d’une conférence de Kamel Daoud ! Cet intérêt soudain pour les livres s’explique par le fait que les rencontres littéraires sont souvent l’occasion de discussions politiques. Les débats suscités par le roman et les chroniques de Daoud sont plus politiques qu’autre chose.»

Samir Toumi, écrivain :

«La multiplication des interdictions de conférences, de cafés littéraires, l’interpellation de Anouar Rahmani, jeune auteur, m’inquiètent au plus haut point. Aucune explication, aucun retour, juste le sentiment qu’une machine bureaucratique implacable s’abat sur nous. Je ne comprends pas cet acharnement sur la culture, la littérature et sur les bonnes volontés qui, malgré les difficultés et le manque de moyens, tentent de créer des espaces de débat pacifique, où il est question de culture et de littérature. Que devient un pays, un peuple, si on lui ôte la possibilité de créer et de réfléchir ? Est-ce que la liberté de penser et de créer devient chez nous un délit ? Ce sont toutes ces questions que je me pose…»

Arezki Aït Larbi, éditeur et militant politique :

«On vient d’interdire des conférences pour bâillonner la parole libre d’écrivains contestataires. On a matraqué des étudiants pour réduire au silence des revendications pourtant légitimes. On persécute de nouveau les minorités religieuses : les convertis au christianisme, les Ibadites, et maintenant les Ahmadites. Le Dr Fekhar, militant pacifique des droits des Mozabites, risque de connaître le même sort que le journaliste Mohamed Tamalt, mort dans des conditions aussi tragiques que suspectes. Sur fond d’interminables guerres de succession dans le sérail, ces agressions contre les libertés visent à faire diversion sur l’arrogance de l’argent sale, déjà grand vainqueur des prochaines législatives. Le milieu dans sa version national-islamiste la plus rétrograde. C’est le résultat de la compromission des “élites” démocratiques. C’est aussi, pour nous citoyens, le fruit de notre coupable indifférence.»

Omar Cheikh, libraire à Tizi-Ouzou :

«La vente-dédicace de Karim Akkouche était prévue le 11 mars à la librairie Cheikh. Le 7, des agents de police sont venus en mon absence et ont demandé aux employés une autorisation pour l’utilisation de notre caméra de surveillance ! Ensuite, lorsque je suis arrivé, ils m’ont posé des questions sur différents livres et sur leurs couvertures, avant d’en prendre quelques exemplaires et de me convoquer au commissariat. Une fois là-bas, l’officier me demande une autorisation du ministère de la Culture pour l’exercice de mes activités, laquelle n’a jamais fait partie des papiers exigés aux librairies.

Ensuite, on me dit que mon registre de commerce n’est pas en règle alors qu’il date de 1997 et qu’il est régulièrement contrôlé par les services de la Direction du commerce qui n’ont jamais rien trouvé à redire. Enfin, à propos du livre «Histoire d’une famille juive en terre d’Islam» de Mahieddine Khelifa, l’officier me lance : «Pourquoi exposez-vous l’étoile de David dans votre librairie ?» Choqué, je rétorque que l’ouvrage ainsi que tous les autres sont munis d’un ISBN ! En dernier recours, il me dit : «Déjà, vous êtes censé ne vendre que des fournitures scolaires» (l’officier confondant probablement entre librairie et papeterie !). Pour ce qui est de la vente-dédicace de Karim Akkouche dont les agents avaient arraché l’affiche à l’entrée de la librairie, on m’ordonne tout simplement de l’annuler en arguant que sa maison d’édition Frantz-Fanon n’est pas en situation régulière. Tout ceci n’a qu’un nom : abus de pouvoir ! Je pense aussi que les espaces de débat libre sont actuellement dans le viseur des autorités alors que durant vingt ans de métier, je n’ai jamais eu de problème !»