chronique des 2 Rives : Qui se souvient de Youcef Sebti ?

chronique des 2 Rives : Qui se souvient de Youcef Sebti ?

Youcef Sebti, sociologue, surtout connu comme poète, est retrouvé assassiné par une nuit de fin décembre 1993 dans son modeste appartement de l’Institut national d’agronomie d’El-Harrach. Sur le mur de sa chambre était fixée une reproduction du tableau dantesque des massacres du « Tres de Mayo » de Goya… L’Enfer et la Folie, tel était le titre de son unique recueil poétique. En mémoire de l’homme et du poète, cette évocation actualisée en forme d’hommage.

L’enfant terrible de la poésie soviétique post-stalinienne Evgueni Evtouchenko devait effectuer, en 1988, une visite en Algérie. Il jouait le rôle de missi dominici de Gorbatchev ayant pour mission d’expliquer sa Perestroïka.

Grâce aux bons soins du regretté poète Djamel Amrani, un rendez-vous fut extraordinairement pris chez lui, en marge de la bureaucratie culturelle.

D’Evtouchenko, je connaissais un peu le mythe, son fameux poème sur le massacre de Babi Yar, ses sorties contre la persécution stalinienne et ses vives altercations durant le «Dégel» khrouchtchévien… Evtouchenko, qui disait «En Russie, un poète est plus qu’un poète», a quitté ce monde en 2017, un 1er avril, à l’âge de 84 ans. La rencontre avec le Sibérien iconoclaste (aujourd’hui bien oublié) fut à la hauteur de sa légende. Mais ceci est une autre histoire.

Car dans ces lignes, je veux évoquer la mémoire furtive d’un autre poète, algérien de toutes ses fibres, Youcef Sebti. Connaissant son amitié avec Jean Sénac, et me fiant à la photo qui figurait dans son anthologie, je m’étais dit avec assurance que Youcef Sebti devait avoir l’un de ses recueils d’Evtouchenko…

De la cité du oui à la cité du non

Il en fut ainsi. De la cité du oui à la cité du non, (Grasset 1970) m’a accompagné en exil, au lendemain de l’assassinat de maints poètes algériens, dont parmi les premiers Youcef Sebti. J’ai souvent feuilleté le recueil, sobrement recouvert de papier kraft… Austère présentation comme l’apparence de son défunt propriétaire.

Au fil des pages, des passages pointés au crayon, sans doute de sa main. Ces extraits ont revêtu une portée emblématique. Citons ce passage de « La bécasse et le chasseur » :

« Et la voici qui vole, en piaillant et râlant…

Mais toi, sais-tu pourquoi

Elle se dirige vers toi

Et ton fusil vers elle ?

(…)

Vas-tu donc te venger de ne pas avoir d’ailes

Sur cet être qui vole ? Tu vas tirer,

Mais ce sera sur toi qui voles,

Tirer sur toi-même en plein vol… »

Et dans les Rythmes de Rome, un long poème, ce vers énigmatique est souligné : «Fuyez loin des déserts de la foi » Et pointé ce passage :

« C’est vieux comme le monde :

Sur la scène de la vie, tous apparaissent nus en rampant,

et puis s’habillent avec des mots ,

des mots,

des mots,

des mots,

Mais pourtant sous les mots, on continue de se voir nu ».

J’ai connu Youcef Sebti vers la fin des années quatre-vingt du siècle dernier qui se concluront par le séisme d’Octobre-1989. Une période de deux à trois ans, tout en signes annonciateurs. Les politiques, avec leur sens de la litote, avaient nommé cette séquence -de luttes de pouvoir sourdes ou ouvertes- la décrispation. En effet, le pouvoir tout en s’arc-boutant sur son monopole de la vie politique s’autorisait quelques largesses culturelles. C’est ainsi que des voix marginalisées ou novatrices ont pu trouver un cadre d’expression dans les rubriques culturelles de la presse de l’époque (essentiellement dans les hebdomadairesAlgérie-Actualité et Révolution Africaine).

Dans « Révaf », je tenais la « chronique des petites annonces » consacrée aux livres. C’est dans cette circonstance que j’ai fait connaissance avec Youcef Sebti, lequel tenait une chronique intitulée « Ecrit dans le texte en arabe ».

L’espace culturel et de société était dirigé brillamment par la regrettée Mouny Berrah et l’irremplaçable Abdou B. avant qu’il n’aille réveiller de son long sommeil Dame RTA , «L’unique»… Par un concours de circonstances, je prendrai la suite de la charge de Mouny Berrah, appelée vers d’autres horizons, notamment aux Etats-Unis, d’où, hélas, elle nous a subitement quittés à la fleur de l’âge et au faîte de ses brillantes productions universitaires et journalistiques.

De la dialectique du maître et de l’esclave

Une fois par semaine, durant deux ans au moins, je rencontrais Youcef Sebti venant remettre sa copie. J’avais observé la qualité de la relation qui l’unissait à cette grande dame de la presse culturelle qu’était Mouny Berrah. L’apparente austérité du poète cachait un homme pétri de galanterie et de chaleur humaine. Derrière des convictions rigoureuses et parfois détonantes, il était d’une grande tolérance avec autrui, sans complaisance pour autant, disant son mot et son fait, dût-il déplaire à un ami. Si mes souvenirs sont bons, Youcef Sebti, sociologue, était fasciné à cette époque par l’étude de la dialectique de la relation du maître et de l’esclave ainsi que des problèmes de l’identité et de l’acculturation. Fils de paysan, ayant connu dans sa jeunesse les affres de la colonisation, il vibrait tout à la fois d’un vif patriotisme et d’un attachement sans faille aux plus humbles.

Certes, il pouvait être rugueux dans ses échanges intellectuels avec le microcosme petit-bourgeois algérois. Il avait exprimé très tôt sa dénonciation des nouveaux nantis, des promesses d’émancipation sociale trahies et de jeunesse étouffée. L’Enfer et la Folie, ce recueil aux accents rimbaldiens – qu’il réduit modestement à un écrit de jeunesse – avant même sa parution, grâce à Jean Sénac, fut l’une des pierres d’achoppement de la jeune/nouvelle poésie algérienne de graphie française… Dans ces années d’avant-Octobre 89, une relation pleine de respect et d’admiration me lia à Youcef Sebti qui m’apporta son concours sans compter. L’exemple qui me vient en tête est celui du dossier consacré à Jean Sénac en octobre 1987.

Aujourd’hui, une telle initiative est anodine. A l’époque, cela relevait de la témérité. Jean Sénac était l’oublié, l’absent, dont le nom longtemps résonnait comme un défi. Mais c’était dans l’air du temps qui s’annonçait. C’est ainsi qu’il me remit pour le dossier, écrit à la main (toujours, et sans ratures !) un long texte ayant pour titre Sénac tel que je le sais. Avec, néanmoins, des points de suspension. C’était un portrait à la fois chaleureux et quasi-filial mais fort nuancé de Jean Sénac qu’il connut alors qu’il était étudiant.

Loin du mythe, il donne à voir Jean Sénac à la fois dans ce qu’il avait de lyrique et de bal. On peut y lire des remarques étonnantes. Ce qui le frappe au premier regard lors du lIIe Congrès de l’UGTA (1964, à l’occasion duquel il dédicaçait ses livres -dans le hall de la Maison des travailleurs, en compagnie de l’écrivain Kaddour M’Hamsadji-, c’est « le rebord des souliers de Sénac. Ses souliers finissaient vers les orteils par un pli dont j’ai déduit de suite qu’il était un marcheur et qu’il ne devait pas disposer de beaucoup de paires de chaussures ». En fait, le portait que dresse Youcef Sebti de Sénac nous renseigne précieusement sur son intériorité et ses pensées. Et ses convictions constantes.

Il y avait comme une dualité intime dans sa personnalité. Ses origines rurales le rendaient avare de parole, peu enclin à la démonstration de ses sentiments. En même temps, la passion poétique qui l’habitait le rendait capable de fulgurances que le commun des mortels assimilerait à des dérangements. D’ailleurs, avec quel courage, Youcef Sebti ne dissimulait point son passage à l’hôpital psychiatrique de Blida. Ce que d’aucuns auraient volontiers omis dans un écrit… Et ce projet farfelu avec Hamou Belhalfaoui (auquel, lucide, il ne croit pas un instant) d’organiser des soirées poétiques au « Petit tonneau ».

Il promettait de « réciter » ses poèmes en pyjama grenat… Le texte d’hommage à Sénac , plus sérieusement, égrène ses convictions chevillées au corps qu’il développera plus tard dans certains textes de presse et qui lui vaudront grief et récriminations de certains, y compris parmi ses amis. Par exemple, dans le sillage des polémiques sur la langue, il précise : « Ma conviction depuis toujours, et de façon irrécusable, est que le pivot de notre culture nationale a été et sera la langue arabe.»

Grincements de dents et paradoxes

Ce qui se soldera par des explications avec Sénac « en des circonstances où la sensibilité de chacun de nous n’a pas été ménagée », note-t-il pudiquement. Ses prises de position sur le néo-colonialisme, « l’école d’Alger : expression esthétique d’un capitalisme en effritement », la francophonie, la littérature d’expression française qu’il trouvait vouée à l’exil, provoqueront des grincements de dents et des pressions d’humeur sur la rédaction… Fidèle à lui-même, porté par des vues qui pouvaient sembler utopiques et contradictoires (car il continuait à écrire en français), il se redéployera dans l’action associative.

Après Octobre-89, il s’investira dans l’association El Djahidiya – lancée par Tahar Ouettar – qui s’est voulu, dans un premier temps, un espace d’expression pluriel (d’où aussi à un moment, je crois, l’adhésion de Tahar Djaout). Plus tard, ce sera une autre triste histoire… De cette époque, je n’ai, hélas, pas de grands souvenirs de la fréquentation de Youcef Sebti. Je l’ai revu de loin en loin, pris que j’étais dans le nouveau paysage médiatique et, par la suite, par le climat délétère imposé par le terrorisme. Après l’assassinat du Président Boudiaf le 29 juin 1992, ce grand lecteur avait reformulé à sa manière la phrase que Tomasi di Lampedusa prête, dans le Guépard, au prince Salina. « Nous croyions que la libéralisation allait permettre beaucoup de choses. Mais, ce sont ceux qui ont tiré profit de l’ancien système qui s’en sortiront dans le prochain», confie-t-il dans un entretien (Mohamed Ziane-Khodja, juillet, 1992).

Dans le recueil d’Evtouchenko, Sebti avait souligné ces vers : «Les Etats ne sont neufs que vus de l’extérieur /Tout est vieux jusqu’à l’épouvante/ Et c’est toujours l’ancienne Egypte,/Hélas ! Quelques mois plus tard, ce « petit homme malingre, à barbiche de Lénine, visage émacié, frêle… », selon l’écrivain Jamal Eddine Bencheikh. Il est retrouvé assassiné une nuit de décembre dans son modeste appartement de l’Institut national d’agronomie d’El-Harrach avec lequel il faisait corps. Au mur de sa chambre était fixée une reproduction du tableau dantesque des massacres du « Tres de Mayo » de Goya… Youcef Sebti croyait en la force des idées, dans la richesse des débats contradictoires. Il était loin du sectarisme ou de l’unanimisme ambiants…

A tel point qu’il ne mesurait pas l’aspérité de ses propos difficiles à classer dans les grilles de lecture convenues de son époque. Son anticonformisme intellectuel le condamnait en fait à la solitude. C’était un compagnon de route incommode. Il lui arrivait de me raccompagner chez moi dans sa R4 bleue. Et j’en profitais pour lui poser des questions plus ou moins dérangeantes. Je n’ai pas retenu ses réponses mais je puis dire qu’il restait d’un calme imperturbable. Il y avait de la candeur dans ce jeune homme éternel. Sa passion de justice éclipsait les contrastes de son discours. En cela, il demeurera un vrai poète. Youcef Sebti résumait dans une formule son credo et la vocation de toute une génération poétique : « Nous transmettons ce que chacun d’entre nous a pu arracher au mutisme d’un présent torride.» Il avait prédit : «Quelqu’un viendra de très loin/Et réclamera sa part de bonheur/Et vous accusera d’un malheur.» On peut espérer pour le bonheur des nouvelles générations algériennes qu’a été entendu quelque part le petit «paysan futé» (Jean Sénac).