Des touristes à l’ancienne ville de Tunis
60.000 personnes, 4500 organisations sociales ont pris part à la 123e édition de ce Forum. Quelle témérité, quel challenge, quelle audace pour un pays en crise?
Une «brochette» d’Alleman-des rôties par le soleil se baladent insouciantes sur la place de Sousse, à l’entrée de la Médina, une rangée de salafistes toutes barbes dehors, derrière leurs tables proposent leur élixir à une foule grouillante en cette journée ensoleillée de mars. Soudain, une patrouille de police sur les dents vient rajouter son bleu nuit à un environnement suffisamment bariolé.
C’est ainsi qu’apparaît la Tunisie en ce printemps 2013. Plurielle et grouillante. Elle se remet petit à petit de l’euphorie de la révolution du Jasmin mais elle est surveillée telle une éprouvette de laboratoire d’où allait jaillir la démocratie ou son contraire. Pour le moment, la Tunisie oscille entre le chômage, les problèmes sociaux et l’islamisme light d’Ennahda qui a pris les rênes du pouvoir. «Jusque-là nous vivons en bonne intelligence avec les islamistes. D’ailleurs, il n’ y a jamais eu d’attaque ni le moindre incident dans les zones touristiques» affirme Besma Dorgham Zine Elabidine, commissaire régional au tourisme de Yasmine Hammamet. Pour cette nouvelle responsable, le problème n’est pas tant les islamistes, du moins pour le moment, mais les conséquences de la révolution. «Nous avons un sérieux problème dans le ramassage d’ordures, notamment après que l’Ontt ait été dessaisie de cette prérogative et surtout à la dissolution des exécutifs communaux», affirme cette dame entreprenante qui a annoncé le lancement d’un volontariat pour le nettoiement de la zone. «Le volontariat impliquera, aussi bien les hôteliers, les communes et nous avons même sollicité des touristes qui s’y sont mis avec joie.» Si la dépression du secteur a été très ressentie durant l’année 2011, pour la saison prochaine, les Tunisiens ne lâchent pas prise, ils y croient, il n’est pas question de céder ses parts de marché aux concurrents. La sécurité? C’est une exagération de certains lobbies. «Les médias français nous ont détruits, ils ne ratent pas l’occasion de salir l’image de la Tunisie», regrette Bardreddine Samy, journaliste à l’agence Tunis Afrique Presse qui ne nie pas que son pays vit de sérieux problèmes économiques et politiques. Le parti islamiste au pouvoir, Ennahda, n’arrive pas à donner de l’espoir aux jeunes Tunisiens. L’opposition l’accuse d’ailleurs de collusion avec les salafistes. «Ennahda n’a jamais condamné officiellement les actes de violence enregistrés par les salafistes dans certaines régions du pays», note Kais Ali, étudiant en droit. «Ennahda a été élu par le peuple tunisien et c’est l’opposition qui l’a empêché de travailler», justifie Youcef, un quinquagénaire militant d’Ennahda et vendeur d’effets vestimentaires traditionnels à la Casbah de Tunis. Pour l’opposition, Ennahda et les salafistes ont le même projet qui consiste en la dislocation de l’Etat nation et d’effacer tous les repères historiques contraires à l’Islam. «Bourguiba n’est pas un musulman pour moi, c’est lui qui a dévié la Tunisie du droit chemin de l’Islam. C’est lui qui a réprimé les islamistes en Tunisie», affirme Youcef.
Qui aurait cru que le père fondateur de la Tunisie moderne, le bâtonnier Habib Bourguiba serait décrié dans son propre pays? Mais la pratique est bien rodée chez les islamistes.
Il faut effacer tous les repères culturels et historiques. Pris entre deux feux, le salafisme violent et l’islamisme soft, Ennahda doit se déterminer car il ne peut plus évoluer dans cet état ni blanc ni noir. S’il se radicalise, il inquiétera les laïcs, les progressistes et les Occidentaux, ce qui fait déjà beaucoup de monde. S’il reste légitime, il s’aliénera la base islamiste salafiste. Le défi donc est de garder en sommeil 450.000 jihadistes.
Il y a comme un scénario déjà vécu en Algérie. Le vide culturel a provoqué une quête identitaire et les prédicateurs wahhabistes ont comblé le parti. Le pouvoir n’a pas réglé le problème du chômage. La situation a même empiré. Selon le journal tunisien Essabah, les marchands de la mort font florès et c’est dans les mosquées que se fait l’embrigadement. Le journal rapporte, en effet, que près de 2 000 jeunes Tunisiens ont été envoyés combattre en Syrie, en Libye et au Mali. «Pour une jeune recrutée, le membre de ce réseau, le journal ajoute que près de 40.000 jeunes ont quitté le pays depuis la révolution et que 53% des cas de suicide en Tunisie sont des jeunes. C’est dire que la situation est loin d’être reluisante.
«Le pire est à venir, car les survivants rentreront au pays aguerris des techniques de la guerre et de la manipulation des armes. Ils vont alors renforcer le noyau dur du jihadisme en Tunisie» craint Fateh, cadre dans une banque et ancien opposant au régime de Ben Ali. C’est dans cette ambiance que la Tunisie se débat. Un pied à terre, elle refuse d’abdiquer.
Comment un pays dans cette situation arrive-t-il à organiser l’une des plus grandes manifestions du monde? Le Forum social mondial. Près de 60.000 personnes, 4500 organisations sociales ont pris part à la 123e édition de ce Forum. Quelle témérité, quel challenge, quelle audace. Qui a dit que les salafistes dominent la Tunisie? Qui a parlé d’insécurité? La richesse thématique, la diversité des problématiques abordés lors de ce Forum mondial feront jaillir de l’éprouvette tunisienne un projet de société à même d’épater le monde… qui observe la Tunisie.