L’inflation ne cesse de s’accélérer depuis plusieurs années. Le principal symptôme de l’inflation étant la hausse des prix, sa conséquence la plus directe et immédiate est la détérioration du pouvoir d’achat.
Un autre effet de l’inflation réside dans la dépréciation de la monnaie. La baisse du pouvoir d’achat ressentie est souvent plus importante que le taux d’inflation calculé par les méthodes classiques basées sur un indice moyen de hausse des prix.
Nous essayerons, dans ce papier, de passer en revue les implications nées de l’inflation en Algérie, en présentant dans un premier temps ce fléau et son impact sur le pouvoir d’achat, puis de voir que le risque de sa permanence est très dangereux et peut conduire à l’hyperinflation, pour proposer une thérapie qui pourrait nous épargner les désastres de cette hyperinflation.
L’inflation et l’évolution du pouvoir d’achat :
Pour faire vite, nous dirons que les principales causes de la hausse des prix nous semblent résider dans trois axes essentiels : la spéculation alimentée par le secteur informel, le comportement des consommateurs, la désorganisation des circuits de distribution des denrées alimentaires (en particulier les fruits et légumes).
On ne cesse de répéter depuis longtemps que le marché informel prend de plus en plus de l’extension, et ce, dans toutes les localités du pays. Si on se réfère à la partie émergée de l’iceberg, on constate que les centres des villes sont « squattés » par les vendeurs de tout et de n’importe quoi, qui auparavant se sauvaient à la vue des policiers, mais les narguent maintenant.
Par contre, les interventions invisibles (rétention de marchandises, entente sur les prix…), les plus insidieuses et destructrices, sont celles qui déséquilibrent le marché, et partant les prix.
Ainsi, le marché parallèle prend de l’ampleur sous l’effet de l’insuffisance de l’offre et de l’excès de la demande mais aussi de l’incurie des autorités qui manifestent une incapacité totale à vouloir maîtriser le phénomène.
On entend souvent différents milieux proposer l’éradication du marché informel pour permettre à l’économie officielle de fonctionner normalement et en toute transparence.
Nous pensons, pour notre part, qu’il est tout à fait utopique de vouloir supprimer le secteur informel pour deux principales raisons : La première est que l’économie informelle existe partout dans le monde à des degrés de développement divers. Certes, ce n’est pas une raison pour la laisser prospérer en Algérie.
Mais n’oublions pas qu’aucun pays n’a réussi à éradiquer l’économie parallèle, à moins que certains de nos responsables aient une potion magique pour atteindre cet objectif.
La seconde est que le marché parallèle est loin d’être monolithique. Il n’y a rien de commun entre le petit vendeur de cigarettes ou de fruits et légumes dont le seul but est de subvenir aux besoins d’une famille dont il a la charge et le trafiquant de drogue ou de devises (aux alentours du square Port Saïd et dans les principales villes), c’est ce dernier type qu’il faut éradiquer.
La résolution de ce problème passe d’abord par une véritable politique d’emploi des jeunes en vue de leur insertion dans le cycle d’activité économique stable et réelle, ensuite par réforme fiscale ne décourageant pas les petits entrepreneurs et commerçants pour ne pas favoriser la fraude et l’évasion fiscale.
Ce n’est pas le marché parallèle qu’il faut éradiquer en priorité mais ses causes (le sous-emploi, les inégalités et la forte pression fiscale…).
La responsabilité des consommateurs dans l’accélération de l’inflation est très grande. En effet, le consommateur, par son comportement, attise en permanence l’inflation.
Le prix n’est plus un indicateur pour provoquer une modification du comportement du consommateur qui est souvent sous l’emprise d’une boulimie des achats, et ce, quel que soit le niveau des prix de la marchandise désirée.
Face à la désorganisation des circuits de distribution chaque année, depuis l’indépendance, à l’approche du Ramadhan, on répète, comme une litanie, que les marchés seront approvisionnés en produits de consommation dont la demande augmente durant le mois sacré. Les marchés et les prix seront plus sévèrement contrôlés, les consommateurs pourront « dormir tranquillement » et gaspiller à leur guise ! On veut appliquer les mêmes remèdes chaque année même s’ils n’ont pas eu les effets escomptés. La dernière annonce concerne l’importation de 10 000 tonnes de viandes rouges pour bien approvisionner le marché durant et après le Ramadhan de cette année.
I.1.L’évolution des prix
Pour avoir une idée sur le »bond » fait par les prix et donc, de la dérive du dinar, nous avons sélectionné un échantillon de produits de consommation courante, du fait que la « cherté de la vie » est appréciée à travers leurs prix. Il va de soi qu’il y a d’autres dépenses faites par les consommateurs, mais nous avons retenu celles faites quotidiennement, car ce sont les plus ressenties. Lorsque les prix du réfrigérateur, du téléviseur, d’un meuble… augmentent, leurs effets ne sont pas appréciés de la même façon que ceux des premiers types de produits.
Une remarque s’impose à ce niveau, les prix retenus dans le tableau ci-dessous sont une moyenne de ceux pratiqués réellement sur certains marchés de la capitale (Ferhat-Boussaâd (ex-Meissonnier), Réda Houhou (ex-Clauzel), place du 1er-Mai, marché des trois horloges à Bab-el-Oued) du fait que les prix instantanés sont variables sous l’action de plusieurs facteurs (spéculation, effet saisonnier…). Nous n’avons pas retenu les prix officiels, qui sont rarement respectés dans la pratique, à titre d’exemple le pain de 250 gr dont le prix est fixé à 8,50 DA alors que tous les boulangers le vendent à 10 DA.
Il nous a paru opportun de comparer, pour mieux la mettre en exergue, la valeur du pouvoir d’achat du billet de 100 DA en 1969 d’une part, et en 2012 d’autre part :
Nous présentons, en parallèle, l’évolution du Smig qui constitue l’indicateur plus ou moins fiable du pouvoir d’achat qui ne cesse de s’effriter, surtout pour les revenus les plus faibles.
1.2. Evolution du Smig
L’alignement du Smig sur le taux d’inflation est non fondé car l’indice des prix est calculé sur une période passée alors que la progression de l’inflation est continue. Cet alignement a posteriori ne permet même pas dans certains cas le rattrapage de la détérioration du pouvoir d’achat.
À cela, il faut ajouter le fait que l’indice des prix, qui est une moyenne composite, ne reflète pas la perte réelle de pouvoir d’achat.
Si nous partons de la valeur du Smig, qui est passé d’un taux horaire de 1,36 DA/heure en 1970 (année de l’unification de l’indice pour toute l’Algérie) à 103,84 dinars en 2010, nous obtenons un coefficient de multiplication de 76,35, chiffre à comparer avec les coefficients de multiplication de pris des produits du tableau n°1.
La détérioration du pouvoir d’achat s’accélère à des rythmes différenciés selon les revenus, surtout les salaires, et ce, malgré les augmentations de salaire dont ont bénéficié différentes catégories socioprofessionnelles.
Le risque est grand de tomber dans la spirale inflationniste, autrement dit une course effrénée entre les augmentations de prix et les augmentations de salaire.
Le rythme de la hausse des prix de ces dernières années, et surtout récemment, est tel que nous sommes sur le point de basculer dans l’hyperinflation qui frappe à notre porte.
II. La marche vers l’hyperinflation
L’hyperinflation n’apparaît pas du jour au lendemain : souvent, elle est précédée d’une longue période d’inflation élevée et variable. Mais l’hyperinflation lorsqu’elle se déclare, c’est comme un torrent de boue ou un incendie de forêt qui ravage tout sur son passage.
Selon une étude publiée par la revue Finances & Développement, la phase conduisant à l’hyperinflation est marquée par une grande variété de distorsions économiques :
Réglementation des mouvements de capitaux, multiples dispositions financières contraignantes, fragmentation des marchés des changes et corruption caractérisée. Tous ces ingrédients sont réunis en Algérie aujourd’hui.
L’hyperinflation, définie généralement par un taux d’inflation, est au moins de plus de 50 % par mois. Une remarque s’impose à ce niveau, fixer un taux limite pour tous les pays est une erreur car la situation varie d’un pays à un autre du fait que beaucoup de facteurs sont spécifiques à chacun d’eux.
Ainsi, par exemple, un taux d’inflation de 30-40% est considéré au Brésil comme un niveau de stabilité des prix, par contre en Europe occidentale dès que l’inflation atteint ou dépasse 5%, elle est qualifiée de galopante.
Nous ne parlerons pas des taux exorbitants de l’inflation des pays d’Amérique latine (taux à cinq ou six chiffres) ni celui du Zimbabwe (taux en millions de %).
D’après nos estimations personnelles, en Algérie l’inflation ne serait pas loin de 15%. Si on inclue les coûts et les charges liés au logement, elle se situerait aux environs de 20%. On est donc loin des 6,9% annoncés récemment. Sans les mesures de soutien des prix de certains produits (sucre, huile, lait…), le taux de l’inflation serait encore plus élevé, car il s’agit de produits de large consommation. L’hyperinflation a pour conséquence de réduire les dimensions du secteur financier et de réduire insidieusement l’efficience du système des prix (les prix changeant plusieurs fois dans la journée). Il en est de même des fonctions de la monnaie nationale comme réserve de valeur, unité de compte et moyen d’échange : l’hyperinflation ramène de ce fait l’économie quasiment au stade de troc, en effet, la monnaie ne joue plus le rôle de « lien social » dans la vie économique, autrement dit elle ne permet plus l’échange.
Des crises bancaires sont apparues à la suite des hyperinflations lorsqu’il y a eu l’effondrement de l’intermédiation financière.
Par rapport à l’inflation classique, les coûts de l’hyperinflation deviennent vite intolérables.
Les périodes d’hyperinflation contemporaines ne sont ni brèves, ni rapidement clôturées. Dans la plupart des cas, elles sont précédées de plusieurs années d’inflation élevée chronique.
III. La réforme monétaire comme remède
La monnaie est étroitement liée à l’économie réelle. Sur le marché des devises, la valeur actuelle du dinar est établie sur la base d’un panier de 15 monnaies, dont la moyenne pondérée permet d’en assurer l’équilibre et la stabilité.
Il s’agit des monnaies des 15 principaux pays avec lesquels commerce l’Algérie, avec une forte prépondérance du dollar et de l’euro, mais dont la pondération peut être ajustée en cas de grands bouleversements.
Sa valeur sur le marché parallèle, différente du taux officiel, indique le taux de change réel que reflète le marché du square Port Saïd, selon les dires de l’ancien gouverneur de la Banque d’Algérie Hadj Nacer.
La monnaie est un instrument de la souveraineté nationale, la valeur d’une monnaie repose sur la solidité de l’économie qui l’émet. Le dollar, le yen, le mark… ne sont pas demandés pour leur nom mais pour ce qu’ils représentent et ce qu’ils permettent d’acquérir.
Une des solutions qui permettra de sauver l’économie nationale de la faillite réside dans la mise en œuvre d’une réforme monétaire, qui consistera en la redéfinition de la valeur de la nouvelle monnaie par rapport à l’ancienne. C’est une opération qui a été mise en œuvre par de nombreux pays dont la valeur de la monnaie s’effritait.
Les réformes monétaires sont précédées par des signaux qui sont partout les mêmes : la chute drastique des activités de production ; la détérioration du déficit des finances publiques ; l’inflation devient impossible à maîtriser ; les réserves de change sont précaires ; les arriérés de la dette s’accumulent. Les mesures prises, dans l’affolement, vont précipiter la situation.
Les émissions monétaires pour annuler les déficits budgétaires sont faites sans contrepartie. On constate la coexistence de deux taux de change, l’officiel et l’officieux, pendant que le marché parallèle de change offre nettement plus de devises que le marché officiel.
Bien sûr, certaines des caractéristiques précitées ne se rencontrent pas en Algérie grâce à la rente pétrolière, mais il n’en demeure pas moins que le contexte actuel y est favorable.
La dérive du dinar, entretenue par la hausse quasi permanente des prix (surtout des produits de premières nécessité), risque d’entraîner l’effondrement de notre économie, et par là tous les efforts supportés par la population durant les cinq décennies de notre indépendance.
Il convient de rappeler une règle qu’on a souvent tendance à oublier, c’est celle de la solidarité des prix. On l’a constaté dernièrement lors de l’augmentation du prix de la pomme de terre, qui était peut-être justifiée, mais les prix d’autres produits (tomate, ail, légumes secs…) ont suivi cette hausse du prix de la pomme de terre qui, en revenant à son niveau normal (grâce à l’augmentation de l’offre) n’a pas entraîné celui des autres produits.
Ce phénomène n’est pas propre à l’Algérie mais a été observé dans d’autres pays.
On peut dire que la valeur du dinar est « découpée » par un ciseau dont une lame agit sous l’action des déficits budgétaires de l’État, souvent pour gagner la paix social : il en est ainsi lorsque des hausses de salaires sont accordées sans aucune augmentation de productivité. L’autre lame est actionnée par le comportement du consommateur algérien qui semble avoir perdu toute rationalité dans la gestion de son revenu.
On peut même affirmer sans exagération que les hausses des prix, loin de le décourager, vont, au contraire, constituer un stimulant à la consommation.
Nous importons 70 pour cent de nos besoins alimentaires ; une bonne partie de la population est donc menacée de famine en cas de crise politico-économique majeure en Méditerranée ; de tous les pays de la Méditerranée, nous sommes les plus dépendants à l’égard de l’extérieur sur le plan alimentaire. Compte tenu de la situation actuelle de l’économie et de la détérioration du dinar, on peut considérer que la nouvelle monnaie serait une division de 1/10 de l’ancien dinar.
Ainsi, par exemple, l’ancien billet de 100 DA aura une valeur faciale de 10 DA et ainsi de suite.
Cela facilitera l’adaptation à la nouvelle monnaie, car dans l’usage populaire le recours à l’ancienne unité de mesure (le centime de Franc) demeure toujours de mise (cent dinars = dix mille, sous-entendu dix mille « centimes de francs »).
Le nom de la nouvelle monnaie importe peu, l’essentiel c’est qu’il soit distinct du précédent. Les Français avaient choisi l’épithète « nouveau » pendant une certaine durée seulement, puis l’appellation de franc a repris ses droits (officiellement en 1963, mais dans les faits jusqu’à l’avènement de l’euro). Il en fut de même au Congo où le Zaïre a été retenu.
Nous pouvons retenir l’appellation “dinar” avec indication de l’année d’émission en attendant son adoption par la population…
Il faut garder à l’esprit que la réforme monétaire n’est pas une panacée. Sa réussite dépend d’autres mesures d’accompagnement qui viendront l’épauler pour renforcer ses effets sur l’économie nationale.
Parmi ces mesures, nous pouvons citer, à titre d’exemple, la réforme bancaire qui permettra de réorienter les flux de liquidités pour assurer un financement adéquat des activités économiques, l’autre réforme concerne la fiscalité qui redistribuera les revenus entre les différentes couches sociales et assurer une relative égalité dans la distribution des revenus.
D’autres mesures devront venir renforcer les effets des deux précédentes, il s’agit, entre autres, d’une politique de stabilisation qui touchera aussi bien les finances publiques, l’équilibre extérieur, une politique rigoureuse de maîtrise des prix qui s’appuiera sur une restructuration des circuits de distribution et d’approvisionnement en biens et services destinés aussi bien aux ménages (biens de consommation) qu’aux entreprises (biens intermédiaires et de production).
Il convient de mentionner que la clé de sa réussite réside dans le processus de sa mise en œuvre qu’il faut entourer d’un secret absolu car les détenteurs d’anciens billets, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, vont essayer d’anticiper l’événement et « blanchir » des sommes acquises lors d’activités illégales.
Une forte réduction du déficit budgétaire qui reflète le comportement dépensier de l’État, à l’instar « d’un ménage qui vit au dessus de ses moyens », peut être une composante essentielle d’un programme de stabilisation, quel que soit le point d’ancrage monétaire.
En conclusion, nous dirons que ce serait une mesure salutaire et courageuse.
Mais elle s’imposera tôt ou tard compte tenu de l’évolution de la situation économique du pays.
Son urgence n’apparaît peut-être pas encore du fait du matelas de sécurité dont dispose le pays avec ses réserves en devises qui, rappelons-le, ont une durée de vie limitée dépendante du prix du pétrole. De plus, on peut dire que la réforme monétaire procèdera à une sorte de « désintoxication » de l’économie par le renouvellement des signes monétaires en circulation qu’elle engendrera, éliminant toutes les liquidités en excès dans l’économie parallèle qu’elle permettra de contrôler à condition d’instaurer l’obligation de l’utilisation du chèque ou du virement bancaire pour tout paiement au-delà d’un certain montant, en organisant une coordination entre les banques et les services fiscaux. Ceci afin d’endiguer l’expansion des activités informelles. La méthode Coué n’a jamais constitué une thérapie efficace, le fait de répéter que notre pays va bien, que nous ne manquons de rien, que la crise ne nous touchera pas etc., ne nous mettra pas à l’abri des difficultés qu’affronte le monde contemporain.
C’est en affrontant les problèmes en face et d’une façon énergique que l’on pourra sortir du marasme économique dans lequel se trouve notre économie et que l’on atteindra notre salut.
H. B
*Professeur émérite ès-sciences économiques et management.
hamidbali@yahoo.f