«Des pesticides dangereux et interdits sont épandus sur les cultures»

«Des pesticides dangereux et interdits sont épandus sur les cultures»
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Ingénieur agronome, aguerri aux péripéties du monde agricole à tous les niveaux, Sofiane Benadjila revient dans cet entretien sur les défis de l’agriculture algérienne mais aussi les incohérences qui entachent la politique de renouveau agricole tel qu’elle est menée actuellement.

Au moment où la croissance démographique connaît une nette explosion, avec une population qui dépasse désormais le cap des 40 millions d’habitants, l’agriculture algérienne peine à prendre son essor. Quelle est votre vision de la sécurité alimentaire du pays à moyen terme ?

A moins de prendre en urgence des mesures radicales, il est clair que notre sécurité alimentaire sera une préoccupation vitale dès que l’on ne pourra plus recourir à l’importation. Avec ¾ des calories alimentaires importées, le pays est structuré dans la dépendance et l’insécurité alimentaire, il a donc perdu de façon durable toute capacité à faire face aux besoins de la population. Le pronostic peut s’avérer encore plus sombre si on intègre la conjonction de certains facteurs. L’Algérie n’ayant pas encore fini sa transition démographique (52 millions d’habitants à l’horizon 2050), la pression sur les ressources naturelles devra nécessairement augmenter. Dans les années à venir, l’impact du réchauffement climatique provoquera une réduction des rendements, des surfaces, de la pluviométrie, et finalement de la production. Selon le cabinet Oxfam International, les prix des produits alimentaires sur le marché international vont doubler d’ici 2030, ce qui réduira notre capacité à l’importation. Si le pays fait l’erreur de s’engager dans un modèle agricole post deuxième guerre mondiale (actuellement modèle dominant), soit l’activité économique la plus énergivore, dans un contexte de déclin de production et d’explosion de la demande des ménages, il restera peu à parier pour échapper au spectre de la famine.

Pourtant les pouvoirs publics ne cessent pas d’affirmer qu’à l’échéance 2019, au terme du 2ème quinquennat de la politique de renouveau agricole, l’Algérie sera en mesure d’atteindre même l’autosuffisance pour certains produits stratégiques, comme le lait, ou doubler la production céréalière…

L’agriculture est une activité biologique appliquée dans un environnement donné. Après tant d’alertes émises par la communauté scientifique, les crises actuelles que vit l’agriculture dite moderne, révèlent enfin les limites des techniques héritées de la révolution verte. Transposer des réflexions du monde industriel dans le monde agricole est justement l’erreur que l’agro-industrie dominante a commise, et dont nous commençons à subir les conséquences. Il est vrai qu’en y mettant les moyens, on peut lancer une unité industrielle et la mettre en production en quelque mois. Mettant de côté la propagande politique, on aura beau injecter tous les moyens imaginables, il sera toujours impossible d’échapper aux lois de la nature. On peut toujours s’évertuer, mais il faut réaliser qu’une génisse mettra, qu’on le veuille ou non, 9 mois pour mettre bas et produire du lait. Sa descendance en mettra 27, tenant compte du fait que pendant ces 27 mois, elle sera elle-même une charge financière car elle devra être nourrie, entretenue… . De même un palmier dattier ne sera économiquement rentable qu’au bout d’une dizaine d’années, et il nécessitera pendant tout ce temps du travail et des dépenses…, ici il n’y a rien à négocier.

Concrètement ceci sous-entend que le secteur agricole doit développer au moins l’équivalent du montant de l’importation des produits de première nécessité, soit un chiffre de plusieurs milliards de dollars en seulement deux campagnes agricoles et demi, soit en 36 mois ! Ce ne sont rien d’autre que des réalités biologiques et naturelles, que n’importe quelle politique tenterait de contredire serait d’une grande absurdité. Ce serait d’autant plus grave, puisqu’en situation de crise, les restrictions budgétaires ne tolèrent pas de marges d’erreurs ; leurs répercussions en seraient catastrophiques. Sans politique agricole qui définisse clairement les objectifs, sans politique alimentaire qui vise les cultures ayant une valeur nutritive élevée, sans industrie semencière, en l’absence d’une géographie agricole définie sur laquelle il aurait été possible d’aménager des agropoles valorisant les terroirs et assurer la promotion sociale, sans conceptions ancrées dans la réalité, à mon avis l’ingénierie la plus performante du monde n’arriverait pas à réaliser ce miracle en si peu de temps.

Les politiques de développement agricole sont de plus en plus orientées vers les régions du sud. En votre qualité d’agronome et surtout en connaisseur du terrain, pensez-vous que l’agriculture saharienne peut servir d’alternative à long terme ?

En introduisant les terres steppiques et à long terme, ma réponse est Oui. Mmais, tel que c’est entamé et réfléchi, certainement pas. L’agriculture saharienne, c’est-à-dire oasienne, est le produit d’une conception humaine issue d’une situation de crise climatique. Il est connu que ce sont des agro-éco-systèmes totalement anthropisés, inscrits dans la durabilité depuis au moins 2500 ans (Av. JC). Leur dimension systémique montre que cette conception sociale, environnementale, et économique est extrêmement résiliente. Une idée peut être obtenue à partir d’archives où en 1957, soit une dix années après la grande sécheresse de la période 1945-1947, montrent que dans une oasis algérienne la population vivant sans revenu (ou en dessous du seuil de pauvreté) était seulement de 1%.

Le premier Symposium International sur l’Agro écologie Oasienne (S.I.A.O), qui s’est tenu en novembre dernier à Erfoud (Maroc), reconnait les agrosystèmes oasiens comme unique alternative au développement agricole des régions sahariennes. Ce sont des systèmes agrobiologiques qui s’imposent dans les schémas de développement, par leur forte productivité, leur efficience en eau et leur agro-biodiversité élevée.

En Algérie, comme partout dans le monde on rencontre des sols riches et pauvres, mais les sols algériens (méditerranéens) sont généralement pauvres sur le plan biologique. Sous des climats arides et super arides qui représentent plus de 80% du territoire et quasiment inertes, ils s’apparenteraient plutôt à des sols lunaires. Leur valorisation en présence d’eau passe impérativement par une revitalisation et une biostimulation avant de songer à une entrée en production durable, et ceci prend du temps.

Mais, sous ces climats, la disponibilité de l’eau est vitale dans tous les processus de production. Pour illustrer, on peut dire qu’entre agriculteurs il est souvent question d’eau avant de parler de terres. L’irrigation a un coût énergétique. Si le court hiver se présente comme un répit, le reste de l’année occupe une grande partie du temps de travail de l’agriculteur et représente la quasi-totalité des charges de l’exploitation. Dans nos conditions d’aridités, les modèles de développement non oasiens ont tous montré leurs limites. Le cas de la production de blé en Arabie Saoudite est devenu l’exemple type de programmes nationaux de développement non durable, de l’exploitation minière des sols et de la gabegie. Ou encore, ce qu’on vit toujours chez nous, avec les cultures de céréales sous pivots à Adrar où la production n’arrivait plus à payer la facture d’énergie. A Oued Souf c’est pareil. Il suffit de jeter un coup d’œil à travers des images satellitaires pour voir clairement les traces des terres utilisées comme si elles étaient jetables, vidées de leur substance par des techniques culturales importées inappropriées. Il est mondialement connu que tous ces modèles sont rapidement soumis à l’épuisement des terres, aux chutes des rendements, à la salinisation des sols, etc. Je suis persuadé que le seul moyen de développer la production agricole au Sahara doit s’inspirer des modèles oasiens. A l’image des Polders et suivant le potentiel hydrogéologique, des espaces peuvent être soustraient à l’aridité climatique. Des études récentes présentées à la Cop21, montrent que l’électrification des zones rurales est quatre fois plus chère qu’en zone urbaine et cela sera encore plus vrai sur des étendues sahariennes. Il y aurait donc tout intérêt à opter dans ce cas pour une distribution spatiale de l’énergie avec des systèmes hybrides (solaire, biogaz….).

Les politiques de développement de l’agriculture algérienne, tel que menées actuellement, prennent-elles en compte l’empreinte écologique et la préservation des ressources naturelles (terres, eaux) ?

Depuis 1962, on peut estimer que nous avons entrepris le chemin, parfois sans retour de la dégradation. Il ne faut pas oublier que la Mitidja en est le témoignage douloureux que nous laisserons à nos enfants. Il faut noter aussi que tous les bouleversements du monde agricoles laissent une situation où il est difficile de parler de filières professionnelles et d’institutions compétentes. Même les bureaux d’études privés récemment crées se sont convertis en antennes de l’administration. L’étude se résume de ce fait à une formalité introduite dans un dédale de démarches administratives. Par conséquent, peut-on parler de politique de développement durable, et de préservation de l’environnement quand les acteurs essentiels du développement agricole ne sont pas partenaires ?

Peux-t-on parler de politique quand, à l’échelle nationale aucune DSA (Direction des services agricoles) n’est en mesure de dire quelle a été la surface cultivée cet hiver en fève, oignon, ail, ou de prévenir d’un accident climatique ? Personne n’est en mesure de dire, non plus, quelle sera la surface à cultiver l’automne prochain. Mise à part une partie des cultures céréalières, et certaines cultures pérennes et sous serres, il est triste de constater que les institutions n’ont qu’une idée approximative de la situation du monde agricole algérien. Il leur est impossible de mesurer l’impact ou le risque des programmes engagés. Ce secteur est retranché dans un monde totalement informel, face à des institutions incapables de l’encadrer. Si ce n’est les éventuelles subventions, l’agriculteur n’a aucune relation avec les DSA. Généralement il a plus à faire à la SONELGAZ qu’à n’importe quel service de la DSA. Cependant, en tenant compte des effets de la salinisation des sols et des érosions éolienne et hydriques, les pertes de terres sont estimées à plus de 400 000 ha/an. Pire encore, des pesticides classés dangereux, interdits depuis longtemps, sont épandus sur les cultures. Leur utilisation est laissée aux bons soins de la compétence de l’agriculteur. Suite aux pompages abusifs, le niveau piézométrique des aquifères de la bande côtière occidentale ont chuté en deçà du niveau de la mer au point d’être progressivement contaminées par l’eau de mer. Une catastrophe écologique irréversible. La Steppe poumon économique de l’élevage pastorale, est en dégradation continue depuis l’introduction de l’orge dans l’alimentation animale au milieu des années 70. Abandonnée à son sort, elle est en train de subir simultanément, l’effet du tracteur, du surpâturage, de la diminution de la pluviométrie. Actuellement, le mouton algérien se nourrit à 80% d’orge, dont une grande partie est importée.

Malgré d’énormes moyens financiers mobilisés par l’Etat, sous forme d’aides diverses, les agriculteurs sur le terrain sont rarement, voire pas, satisfaits du système des subventions dédiées au secteur agricole. Est-on dans une situation de distribution inégale ou de détournement des subventions publiques ?

Selon la situation on peut parler des deux, dans des proportions variables. Si la malhonnêteté est responsable des détournements et de la corruption, une fois associée à l’incompétence, s’installe un effet amplificateur dévastateur. On peut citer les équipements ou du bétail surfacturés ou d’anciens forages facturés alors qu’ils existaient déjà. Notons que sans cahiers des charges imposés aux agriculteurs, ces forages serviront à ne produire que de la pastèque à 31 calories/100gr, un fruit rafraichissant à faible valeur nutritive, alors que figue sèche et datte sont autour de 300cal/100gr. Cette subvention aura donc servi à enrichir l’agriculteur sans produire de richesses pour la société. Tout comme on peut parler des pommiers subventionnés partout de la même façon, à croire que le territoire national a un climat et un sol identiques et la liste est longue. Mais le plus frappant est d’entendre des responsables estimer qu’un programme est réussi si seulement 10% des objectifs étaient atteints ! Désarçonnant de voir que sur un projet, il est normal de se tromper sur 90% des objectifs escomptés. Même un mal voyant ne se tromperait pas de 90 cm en mesurant un mètre linéaire !! Dans l’agriculture algérienne, on ne peut concevoir un programme avec une aussi flagrante marge d’erreur que si les détournements et le pillage en sont les véritables desseins et le plus grand mal réside donc là.