S’il y a un créneau qui a fleuri à l’aune de l’ouverture de l’économie algérienne, ce n’est autre que celui du change informel des devises étrangères. Cette activité, à la fois illégale mais tolérée par les pouvoirs publics, observe une nette croissance ces dernières années.
Au vu des spécialistes, hormis les recettes publiques, puisées essentiellement de l’exportation de la manne pétrolière du pays, les cambistes, notamment les barons du secteur, véhiculent la plus grande masse monétaire en valeurs étrangères en Algérie. Ces derniers estiment la somme des transactions annuelles, générées par l’apport de l’immigration algérienne, à plus de 5 milliards d’euros.
Cependant, disent-ils, ce chiffre est loin de refléter la dynamique financière existante. Selon eux, les virements des retraites en devises ainsi que l’apport de l’émigration algérienne, même s’ils trouvent généralement leurs points de chute dans le marché informel, est considéré comme unité secondaire intervenant dans l’équation du commerce informel de la devise.
D’où puise-t-on autant de capitaux pour faire tourner ce gros moulin ? Les entrées en devises, issues des immigrés, génèrent, outre les dividendes issus des opérations de vente et d’achat, des postes de travail qui se chiffrent par milliers sur l’ensemble du territoire national. Toutefois, il reste insignifiant pour alimenter un marché noir dont la demande est en constante croissance.
Une chose est certaine, cette dynamique caractérisant ce marché, ne profite en rien pour améliorer l’économie nationale, en dépit de la consistance des opérations effectuées. Ce qui engendre, en l’absence de tout contrôle de l’Etat, un manque à gager considérable, facilité par l’imbroglio qui semble bien installé auprès des dirigeants du pays au sujet de la tolérance de ces types de marchés. Des avis des plus antimoniques ont été avancés à ce propos par deux faces du gouvernement en place.
Ce qui renseigne, si besoin est, sur les agendas des deux hommes, dont les priorités ne semblent pas puiser du même menu. Le ministre de l’Intérieur et des Collectivités locales, Daho Ould Kablia, a indiqué que le marché informel des devises est «salutaire». Même, dira-t-il, en soulignant que «c’est grâce à ces «marchés informels» que «les citoyens trouvent leurs comptes».
Quant à son homologue des Finances, Karim Djoudi, en l’occurrence, celui-ci le qualifiera de marché noir de la devise. Balayant d’un revers de la main, les déclarations de son partenaire au gouvernement en promettant plus de fermeté à l’égard des opérateurs de ce secteur informel, notamment la détermination de son département à combattre le marché informel de la devise.
LES FACETTES DU MARCHÉ NOIR
Il n’est un secret pour personne que les lieux où exercent les cambistes sont connus de tous. Ces derniers exercent en plein jour et dans des boulevards et places bien sécurisés. Le citoyen, quel que soit son rang social, fait souvent appel à des adresses connues pour changer l’argent. Des boutiques d’habillement, des magasins d’alimentation générale, des restaurants et autres, chaque cambiste trouve un point de chute qu’il ne cédera à n’importe quel prix.
Les cambistes ont su, au fil des ans, comment s’accommoder aux exigences que dictent les différentes mutations imposées par la globalisation de l’économie. Ils ne sont pas du tout en reste de ce qui se passe. Certains d’entre eux affirment même posséder des bureaux qui leur servent de contacts, à l’étranger. Ils sont à l’affût de l’euro à sa source, disent-ils.
Les points de contacts qu’ils ont établis, en France, permettent de toucher des émigrés, notamment ceux en situation irrégulière afin d’extrader des fonds en Algérie. Il suffit juste de déposer la liasse et par un coup de téléphone un autre reçoit sa contrepartie en dinars, en Algérie, selon le coût en usage.
EMPLOYÉS OU PATRONS
Et parmi les lieux les plus prisés, en Algérie, il y a le fameux Square Port-Saïd, où le décor des différents agents employés dans ce secteurs, garnit les moindres recoins des esplanades de ce jardin. Billets de toutes natures exposés, comptés sans relâche, et manipulés entre des mains expertes, avec la même délicatesse d’un agent bancaire chevronné; les cambistes par le biais de ce rituel accostent d’éventuels clients.
Nombreuses sont les personnes qui se trompent sur les véritables têtes qui contrôlent ce secteur. Du premier regard, d’aucuns diront que ce sont ces jeunes, généralement habillés en tee-shirt, jeans et training qui détiennent ce marché. Des belles bien conseillées facilitant la fuite en cas de traque des services de sécurité. Cependant, de l’avis d’un cambiste, les véritables patrons sont plus que réservés.
Ils opèrent de loin pour éviter d’attirer l’attention des autorités. Il dira également, qu’eux-mêmes ne connaissent pas l’identité de leurs patrons. En contrepartie de leurs tâches, ces jeunes perçoivent une indemnité journalière et parfois même un bonus sur des transactions importantes. Le marché de change de devises, bien qu’illégal, fait tourner de l’argent, mais pas n’importe quel argent, dira notre ami, qui rêve aussi de faire tourner son propre moulin un jour.
«Il est très difficile de calculer les dividendes des patrons, car il s’agit de multi-employeurs qui sont à la tête de plusieurs niches. Et chaque niche emploie plusieurs employés. Ce qui est certain c’est qu’ils sont fortunés, possédant des avoirs et des biens, ici, comme à l’étranger», évoquera-t-il sans cacher ses ambitions.
BLANCHIMENT D’ARGENT
A la lumière des différentes interventions des services de sécurité, qui se sont soldées par l’arrestation de plusieurs barons de change, des sources bien introduites parlent de liens directs liant ce secteur avec le blanchiment d’argent.
Outre les virements des retraites des ex-immigrés et des immigrés qui font entrer des sommes considérables en devises, notamment durant la période estivale où des millions de nos concitoyens, travaillant à l’étranger, affluent au pays, l’ouverture du commerce extérieur marque l’avènement de nombreux fléaux, servant les intérêts particuliers au détriment de l’intérêt national.
Les facilités accordées à certains des opérateurs économiques, en vue de l’accomplissement de leurs opérations, sont, dans plusieurs cas, détournées de leur vocation pour être employées à des fins spéculatives.
Parmi les subterfuges inventés par «une caste de vampires», se nourrissant des réserves nationale de devises, le plus vieux vice bancaire permettant d’assurer la mainmise sur des sommes importantes des valeurs étrangères échangeables, revient toujours à la charge dès la manifestation des premières prémices de santé financière du pays.
Il s’agit du fléau de la surfacturation. En effet, plusieurs opérateurs intervenant dans l’import-export, procéderaient au gonflement des factures de leurs marchandises.
Cette technique leur permettrait, avec la complicité du partenaire étranger, d’extrader vers l’extérieur des devises au-dessus du coût réel de la marchandise à acheter. Une autre étape interviendrait par la suite, celle du partage du butin.
La procédure ne représente absolument pas le moindre casse-tête. Il suffit de détenir une domiciliation bancaire destinée au commerce extérieur, acheter quelques tuyaux et surtout un partenaire étranger complice et sûr, apprend-on.
Une fois le partage de l’argent accompli, l’excédant sera rapatrié suivant des canaux classiques, entre autres, ports, aéroports et même des virements bancaires sûrs sans laisser la moindre trace du parcours de cette escroquerie qui cause une saignée importante pour le pays. Bien qu’aucune tendance n’eut affirmé ou infirmé cette méthode, la plausibilité de cette démarche reste de vigueur, estime-t-on.
A la lumière des mesures restrictives adoptées par les pouvoirs publics, pour lutter contre le transfert illégal de capitaux de monnaies fortes vers l’étranger, et étant donné l’insolvabilité de la monnaie nationale sur les marchés internationaux, il ne pourrait y avoir d’autres explications possibles justifiant les quantités de devises circulant aux quatre points cardinaux du pays.
Le circuit est purement algérien, mis à part l’introduction d’un partenaire étranger représentant la partie charnière par laquelle seront récupérées les sommes pour être rapatriées par la suite sur le marché noir national. Telle est la recette, comme expliqué et relaté par des acteurs se prétendant informés des dessous du plus lucratif marché qui pourrait exister.
MARCHÉ EN PROGRESSION
En dépit d’une entrée massive des émigrés en Algérie, cette année, les cours de change informels ont atteint des sommités. Pour certains intervenants, qui sont au fait de ce dossier, plusieurs facteurs ont été déterminants dans le maintien des prix des différentes devises étrangères.
Outre le recours de tierces personnes à l’importation directe de l’étranger, le fluorescent commerce du cabas favorise l’ascension des monnaies étrangères, notamment le dollar américain et l’euro. «Le marché du textile et celui des chaussures, bien que discret, requiert des sommes colossales en valeurs étrangères.
Les importateurs de cabas, comme leur nom l’indique, recrutent des jeunes, payent leurs frais et salaires pour transporter de la marchandise à partir de Dubaï ou de Turquie et la fréquence des voyages permet de mettre en place un marché digne de ce nom auquel sont associés des capitaux considérables de devises», expliquera notre interlocuteur.
Par ailleurs, ajoute-t-il, un autre facteur de taille était plus que déterminant dans cette flambée. Il s’agit de la préparation de la saison du pèlerinage, coïncidant cette année avec la phase départ des émigrés. L’afflux des hadjis sur la devise a accentué la demande, entraînant de fait un déséquilibre entre l’offre et la demande.
«Ce qui n’était pas sans tirer vers le haut», dira-t-il tout en étant confiant en l’avenir de ce secteur. Pour rappel, l’Etat s’est lancé dans une vaste épuration de l’espace public du commerce informel. Quel serait l’avenir des cambistes, sachant que leur activité relève également de l’informel ?
Kamal Lembrouk