« Nous vivons l’enfer à huis clos. Cet homme a touché à notre dignité et à notre honneur. Cela fait trois ans que ça dure mais aucun de nos responsables n’a osé bouger le petit doigt ». L’homme que les journalistes de la chaîne 4 désignent ainsi comme étant derrière leur malheur est Said Lamrani, 75 ans, directeur de cette chaîne de télévision berbère que les autorités algériennes ont lancée le 18 mars 2009. Le ministère de la Communication a diligenté une enquête.
L’enfer que ces journalistes décrivent est fait de brimades, d’humiliations publiques, de vexations, de favoritisme, de mépris ouvertement affiché, de passe-droits, d’abus de pouvoir, de censure, de harcèlement moral et, plus fort que tout, de harcèlement sexuel pratiqué sur un personnel féminin fragilisé et traumatisé.
Un harcèlement sexuel pratiqué, selon plusieurs témoignages que nous avons recueillis, ouvertement. C’est que cet homme se croit et se dit, surtout, intouchable. Il le crie haut et fort dans la salle de rédaction à chaque fois qu’il en a l’occasion. Il serait un ami de la famille Bouteflika, le président de la république. Qui osera le remettre en question ? Cette amitié l’autorise-t-elle au droit de cuissage et à tous les outrages ?
« Il essayait de me toucher, de m’embrasser…»
Contactée par téléphone, l’une des journalistes, victimes de harcèlement sexuel de la part du directeur a bien voulu faire de son témoignage. Elle raconte : « De par mes fonctions, j’étais amenée à le rencontrer très souvent y compris dans son bureau. Il a commencé à se montrer de plus en plus affectueux et expansif, laissant traîner ses mains. Il essayait de me toucher, de m’embrasser…Je tentais de le repousser mais j’étais désarçonnée car c’était mon directeur. »
Pour cette journaliste, le quotidien devient un enfer. Elle raconte encore :
« Chaque jour, je venais au travail avec une boule d’angoisse dans le ventre. Un jour, dans son bureau il a commencé à dévier du sujet de conversation professionnel vers des choses plus intimes, me faisant comprendre qu’il attendait quelque chose de moi. Je lui ai alors posé la question pour savoir ce qu’il attendait de moi exactement. Sa réponse a été sans équivoque. Il l’a dit crûment : « une relation sexuelle ». Je lui ai fais comprendre que cela allait à l’encontre de mes principes. Depuis il ne m’a jamais plus adressé la parole et je subis toutes sortes de représailles ».
Cette journaliste qui a exigé l’anonymat nous assure que d’autres, beaucoup d’autres, ont subi ses assauts. Dans la salle de rédaction, M. Lamrani, en bon grand père affectueux, passe le bras autour de épaules dénudées de l’une ou embrasse sur le cou l’autre, ne s’embarrassant guère de mettre tout ce beau monde dans la gène.
M. Lamrani aime les femmes et ne s’empêche pas de le crier haut et fort dans la salle de rédaction. Les recrutements se font donc en fonction de ses goûts et de ses désirs très personnels.
Quarante journalistes sur soixante en CDD
Sur la soixantaine de journalistes que compte la chaîne IV, près d’une quarantaine sont en CDD, contrats à durée déterminée. Ne pas se soumettre aux petits caprices du directeur c’est courir le risque de voir son contrat non renouvelé pour un journaliste titulaire d’un CDD. Pour les plus anciens, c’est le passage à l’antenne qui saute ou l’émission qui est censurée du jour au lendemain.
M. Lamrani gère-t-il la chaîne 4 comme si elle était sa propre boîte ? « Plus de 170 artistes, chanteurs, chercheurs, intellectuels, responsables sont interdits d’antenne », témoigne un autre journaliste. Il leur est reproché le fait d’être subversifs et trop progressistes et de défendre les libertés individuelles et collectives. Il est donc formellement interdit de les inviter sur un plateau ou même de parler de leurs activités publiques et artistiques. Tout journaliste qui oublie cette règle non écrite du directeur reçoit un savon public mémorable s’il n’est pas de suite écarté.
Plusieurs émissions phares de la grille des programmes sont déjà passées à la trappe. Ayen Yedhrane, émission politique hebdomadaire censurée. Tamourth Negh, animée par Cherfi Mameri, doyenne des émissions culturelles amazighe, censurée. Addal, émission sportive de 90 minutes réduite à 26 mn et privée d’invités.
A cause d’une facture de 40 000 dinars, toutes les lignes téléphoniques, les lignes fax ont été coupées. Il en est de même pour l’abonnement Internet. « Nous sommes isolés du monde extérieur », soupire un journaliste.
Le directeur se prévaut de sa proximité avec Bouteflika
Ce sentiment de vivre un enfer à huis clos est renforcé par la nonchalance, voire, l’indifférence des responsables de la télévision algérienne à qui plusieurs rapports de dénonciation ont été adressés et qui sont restés sans suite. « A la télévision, ils ont tout verrouillé. Nous sommes contraints d’aller vers la presse écrite pour nous exprimer », dit l’un des journalistes de chaine.
En fait, les choses n’ont commencé à bouger qu’après la publication par certains journaux de témoignages de ce que vivent les journalistes de la chaîne au quotidien.
Ce mardi 19 juillet, la direction de la télévision a commencé à recevoir individuellement tout le collectif des journalistes de la chaîne afin de les écouter longuement et de recueillir leurs témoignages. Sur instruction du ministre de la communication, une commission d’enquête composée de quatre membres de la direction générale de l’ENTV, a été chargée d’enquêter sur les accusations proférées à l’encontre de M. Lamrani.
Pétition avortée
Pris de panique, celui-ci a entrepris de lancer une pétition en sa faveur en utilisant pressions et brimades sur les journalistes qui ont statut professionnel précaire pour qu’ils signent une pétition de soutien au directeur. Cela, bien entendu, au mépris du règlement intérieur qui interdit formellement ce genre d’initiative.
« Signez cette pétition et vous serez recrutés ! », leur promet-il. Alertés par le collectif des journalistes, les membres de la commission d’enquête sont venus rappeler le directeur à ses obligations de réserve et déchirer la pétition qui, finalement, n’avait été signée que par deux personnes.
Enquête diligentée par le ministrère
Quant aux membres du collectif qui avait lancé la protestation, ils demeurent toujours suspendus par une décision signée de leur directeur. « M. Lamrani a mis en place une TV4 parallèle. Nos remplaçants ont toujours en main leurs décisions alors que nous continuons à faire l’objet d’une marginalisation arbitraire », disent-ils.