Déloger Bouteflika ne suffirait pas

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Après la tentative de samedi dernier, un nouvel appel est lancé pour manifester contre le régime ce samedi. Malgré le déploiement policier et même si l’armée reste en position de force, les protestataires ne renoncent pas.

Laïques et islamistes, syndicalistes et défenseurs des droits de l’homme, militants politiques aguerris et utilisateurs de Facebook, berbéristes et féministes: tous s’étaient donné rendez-vous, ce samedi 12 février, dans le centre d’Alger, pour « changer le système ». Y compris quelques ennemis jurés d’hier comme Ali Belhadj, figure de proue de l’islamisme algérien, et Saïd Sadi, président du Rassemblement pour la culture et la démocratie, longtemps l’un des chefs de file des « éradicateurs ».



Ce clivage-là serait-il en train de disparaître? C’est l’une des interrogations nées de cette journée de protestation. Pour le reste, les manifestants n’étaient pas très nombreux, quelques centaines tout au plus, et plutôt mal organisés. Les milliers de policiers anti-émeute déployés dans la capitale en état de siège n’ont pas eu de mal à bloquer la manifestation, après avoir procédé à quelques dizaines d’interpellations musclées parmi les meneurs.

La Coordination nationale pour le changement et la démocratie, organisatrice de la marche, est née au lendemain des émeutes du 5 janvier et rassemble une trentaine d’associations appartenant à des courants de pensée très divers. Certaines, comme la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme, ont pignon sur rue depuis longtemps; d’autres, à l’instar du « collectif citoyen autonome » Algérie Pacifique, ont émergé spontanément, il y a quelques semaines, dans la foulée du réveil arabe.

LG Algérie

On y trouve aussi des syndicalistes dissidents – l’Ugta, la centrale syndicale nationale, est, elle, inféodée au pouvoir – et des associations de chômeurs. Tous partagent le même ras-le-bol, le même rejet d’un pouvoir jugé à la fois inefficace, malhonnête et méprisant.

Il est temps de donner un grand coup de balai!

« La population en a assez des corrompus et des incompétents qui gangrènent nos institutions. Il est temps de donner un grand coup de balai! » lance Amine Menadi. Agé de 28 ans, ce jeune cadre travaille dans une société multinationale. Un bon job qui ne l’empêche pas de rêver à une autre Algérie: « On ne peut pas accepter de voir des jeunes mourir en mer en essayant de fuir la misère et l’absence d’avenir, alors que ce pays est riche. On ne peut pas se taire lorsque des hommes estiment qu’ils n’ont pas d’autre choix que de s’immoler par le feu! » Avant le mois dernier, il ne faisait pas de politique. Mais il a découvert le militantisme sur Internet, à travers Facebook.

A 34 ans, Samir Larabi, titulaire d’un diplôme de sociologie, est, lui, l’un des animateurs d’un tout nouveau Comité national pour la défense du droit des chômeurs. Il se bat pour « un travail décent, des allocations chômage, la liberté et la dignité pour tous ». « S’ils ne nous donnent pas de travail, à nous les jeunes, alors il y aura encore plus de brûlés! » renchérit Tahal Belabas, un jeune chômeur qui, à 31 ans, affirme n’avoir travaillé que dix-huit mois. Une « situation intenable qui pousse au suicide ».

Mêmes causes, mêmes effets?

L’Algérie réunit à peu près tous les ingrédients qui devraient faire d’elle l’un des prochains dominos de la révolte arabe: chômage des jeunes, absence de perspectives, généralisation de la corruption et du clientélisme, dérives mafieuses…

Mais c’est aussi l’une des bastilles les plus difficiles à prendre. Les hauts gradés qui détiennent la réalité du pouvoir depuis l’indépendance et se partagent la rente pétrolière n’ont aucune envie de renoncer à leur suprématie et aux flux financiers qui alimentent leurs comptes en banque.

Sortis vainqueurs en 1999 d’une guerre de dix ans contre les islamistes, ils ont, pour tenir, de sérieux atouts. Tout d’abord, les rentrées en devises de l’Algérie proviennent presque exclusivement des hydrocarbures. D’où une capacité de résistance aux pressions extérieures bien plus forte que dans les pays dont les économies sont dépendantes du tourisme. Ensuite, l’argent du pétrole, dont les cours ne cessent de grimper, est une manne qui permet d’acheter la paix sociale – plusieurs syndicats s’étaient d’ailleurs désolidarisés de la marche du 12 février.

En janvier, il avait suffi de quelques journées de manifestations et d’émeutes pour que le président, Abdelaziz Bouteflika, 73 ans, renonce à la plupart des hausses annoncées peu auparavant. De ce point de vue, la situation est à l’inverse de ce qui s’était passé dans la seconde moitié des années 1980.

A la suite du contre-choc pétrolier de 1986, l’Algérie avait vu ses revenus chuter de moitié. Il lui avait fallu réduire ses dépenses et ces difficultés économiques sont aujourd’hui considérées comme l’un des principaux facteurs ayant conduit à l’embrasement – plusieurs jours d’émeutes violemment réprimées – d’octobre 1988.

L’économie n’est pas tout, certes. Les Algériens, comme les Tunisiens hier, ont le sentiment de vivre dans un pays confisqué par une clique arrogante et prédatrice. Mais l’élite au pouvoir, à Alger, ne se limite pas au clan familial d’un despote. C’est tout un système aux multiples ramifications, dominé par le tout-puissant Département de renseignement et de sécurité de l’armée – l’ex-Sécurité militaire -, qui s’est approprié l’Etat et ses richesses.

Le fonctionnement de l’institution n’est pas sans rappeler celui d’une mafia, avec un rapport de forces parfois mouvant entre des clans qui se retrouvent lorsque leurs intérêts fondamentaux sont en jeu. C’est notamment le cas lorsqu’il s’agit d’adouber, ou de défaire, le chef de l’Etat. Obtenir la tête du raïs ne suffirait pas pour que la révolution soit en marche.

L’homme qui « voulait mourir »

Il s’apprête à regagner son travail d’agent de sécurité après un mois de convalescence, mais le coeur n’y est pas. « Je ne sais pas si je peux encore supporter la vue des personnes qui ont tout fait pour que j’en arrive là ! » confie-t-il.

Mohamed Aouichia, 41 ans, père de six enfants, est un miraculé. Le 12 janvier, il apprend que sa demande de logement social, en attente depuis 2003, est refusée. Désespéré, il s’asperge d’essence et tente de s’immoler dans la cour de la daïra (sous-préfecture) de Bordj Menaiel, la bourgade où il travaille. Sauvé in extremis par un de ses collègues, il affirme, plusieurs semaines après, ne rien regretter de son geste dramatique : « Plutôt le bain d’essence que la hogra » – le mépris des autorités – répète-t-il inlassablement en portant la main sur son corps meurtri. « Le chef de daïra, qui a délibérément refusé mon dossier, croyait que je jouais la comédie. Moi, je voulais mourir. Pour mettre fin à mes souffrances et à celle de ma famille. Et le rendre responsable de ma mort. » Son cou, ses mains et sa poitrine portent encore des traces de brûlure. Il dit sentir une gêne qui l’inquiète pour son métier de vigile. Mais il affirme « tout assumer ».

Ce quadragénaire à la dégaine lourde et fatiguée n’a pas été épargné par les coups durs. Le 10 novembre 2001, sa maison a failli être emportée par les inondations. Il l’a réparée mais elle a été à nouveau gravement endommagée, deux ans plus tard, par le violent séisme qui a frappé les régions de Boumerdès et d’Alger.

Quelques jours plus tard, il a été relogé avec sa famille dans un logement de 11 mètres carrés. Il y est toujours, après huit ans d’attente, « une montagne de papiers et des tonnes de promesses non tenues ». « J’ai six enfants. On dort entassés comme des sardines. Mes deux grandes filles ont 17 et 20 ans. Elles sont obligées de se changer dans les toilettes qui nous servent de douche. Une vie de chien que j’aurais voulu éviter. Mais comment faire autrement avec 18 000 dinars [180 euros] par mois? »

Anis Allik