« Dégradé », le film des frères Nasser, un hymne au courage des Palestiniens tous les jours

« Dégradé », le film des frères Nasser, un hymne au courage des Palestiniens tous les jours

Ils ont été très remarqués au festival de Cannes. Frères. Jumeaux qui plus est. Barbe, cheveux longs, les yeux clairs, un look très swag comme disent les jeunes, en tout cas comme ils le disaient jusqu’à l’été dernier car ils sont peut-être passés à un autre vocable que mes oreilles ignorent.

Ils le sont d’ailleurs. Jeunes. A peine 27 ans et quelques courts métrages et documentaires déjà au compteur. Leur dernier long métrage Dégradé a fait salle comble lors des projections sur la croisette.

On dit le film percutant. Une chorale de personnages féminins avec entre autre l’inégalable Hiam Abbas. Une radiographie qu’on imagine sans concession des conflits internes qui minent et divisent la Palestine contemporaine. Les deux frères les ont déjà évoqués avec brio malgré des moyens artisanaux dans le court métrage intitulé With Premeditation. Avec davantage de soutien financier et d’expérience, je pressens le chef d’œuvre.

Eux, ce sont Arab et Tarzan Nasser. Ne tiquez pas, le cinéma a vu des pseudonymes plus fous encore. De passage à Paris, ils ont présenté un autre de leurs courts métrages Candom Lead au Festival Ciné Palestine.

Au moment de la discussion avec la salle Accattone dans le Ve arrondissement, je n’ai rien vu de ce qu’a pu décrire la presse française qui a ici et là évoqué des jumeaux flamboyants. Ou scintillants, je ne sais plus. J’ai vu deux jeunes réalisateurs, drôles, inspirés, sincères, avec surtout quelque chose à dire.

Il est vrai qu’ils sont palestiniens et que l’on a tendance à oublier que la Palestine a toujours eu des auteurs, des dramaturges, des poètes des intellectuels, des artistes et des acteurs de talent. Alors on ouvre de grands yeux et on s’étonne.

Faut-il pardonner à ceux qui s’extasient, leur ignorance un brin paternaliste ? Faut-il se mettre en colère ? Faut-il se résigner à accepter cette image déformée de la Palestine et des Palestiniens que l’on nous sert à chaque flash d’information?

Des victimes, des pauvres hères, des visages en souffrances, des cris de femmes et d’enfants ? A ne suivre que l’actualité, à ne se laisser abreuver que par les images des médias, on en oublie parfois que la Palestine, comme toutes les nations, comptent en son sein le pire et le meilleur. Humaine, bien trop humaine et c’est ce qu’on oublie.

C’est justement ce que s’efforce de rappeler Candom Lead. L’humain. Mais pas n’importe lequel. L’humain en temps de guerre. Comment vivre dans Gaza assiégée et sous les feux de l’armée israélienne pendant 22 jours consécutifs ? Comment continuer les gestes du quotidien ? Se laver les mains et on pense à la pénurie d’eau, endormir un enfant et on pense aux bombes, fumer une cigarette et on songe combien de paquets a-t-il en stock, regarder la télé, dormir…

C’est cette série de gestes qu’exécutent devant la caméra, les deux acteurs Maria Mohammad et Rashid Abdelhamid qui sont tous deux d’une grande sobriété et d’une grande justesse. Un couple, à Gaza, dans un bel appartement moderne et lumineux avec une vue ouverte sur le ciel et la ville.

Une belle bibliothèque sur laquelle on entrevoit des romans de James Elliot et aussi un Coran. Rien n’est laissé au hasard. C’est le signe des grandes œuvres. On sent ce couple fatigué, très las et on le serait à moins dans Gaza survolée sans arrêt par des drones israéliens dont le bruit bourdonnant et cauchemardesque constitue l’unique bande son du film.

Ils tentent de faire l’amour, mais n’y parviennent pas sous le coup de bombes. Résigné, l’époux transforme un à un, nuit après nuit, les préservatifs en ballons.

Ces ballons qui finiront par flotter au dessus Gaza au matin du dernier jour de l’attaque, ne sont pas qu’une simple métaphore. Ils sont bel et bien là.

Les traces de vies qu’on écrase. Les preuves du combat que tentent de mener les Palestiniens au quotidien. A l’opération israélienne baptisée « Cast Lead » (Plomb durci), on répond comme on peut par un Candom Lead (Préservatif durci, ou pas d’ailleurs). L’appellation des opérations militaires au Moyen orient mériterait en elle-même, un billet à part entière.

Ces noms ont déjà inspiré les frères Nasser qui ont réalisé à partir de ces formules macabres, des affiches pseudo-Hollywoodiennes. Ce travail intitulé Gazawood a reçu le prix des meilleurs artistes décerné par la Fondation A.M. Qattan en 2010.

Ces ballons sont aussi peut-être un clin d’œil en forme d’hommage facétieux au ballon de l’Intervention divine de leur aîné Elia Suleiman. Et bien sûr, ils sont aussi et surtout une touche de poésie et d’humour dans un pays exsangue. Ce film, en 15 minutes parle non seulement de la Palestine mais aussi de la Bosnie, de la Syrie et de toutes les guerres face auxquelles on feint de s’indigner.

Quand on songe qu’il a été tourné en 18 heures avec un budget de 5000 dollars, on se rend d’autant plus compte, que dans cette belle et grande famille du cinéma, il y a ceux qui savent tenir une caméra et il y a les autres. Il y a ceux qui savent jouer d’instinct et il y a les autres. Il y a les artistes en somme et il y a les autres.

C’est bien un souffle de vie et de poésie qui traverse le travail du trio. Car, en réalité ils sont trois. Il y a aussi, l’acteur et producteur Rashid Abdelhamid. Un poil plus discret (les deux frères au cheveux longs me pardonneront certainement cette petite plaisanterie), mais tout aussi talentueux. Architecte et designer de formation et de métier, il est né en Algérie et a vécu à Alger jusqu’à ses 17 ans.

Dans un quartier fort sympathique et chaleureux où ses amis le surnommait Rachko, une belle synthèse patronymique de ses identités palestiniennes et serbes. Il dit en passant qu’Alger, c’est un peu chez lui aussi, qu’il y revient régulièrement et qu’il aimerait beaucoup y faire un film. Mais il sait aussi les difficultés, les obstacles, les lourdeurs bureaucratiques que cela impliquerait et se dit prêt à les affronter.

Après des études en Europe, il s’installe à Gaza avec son épouse de 1997 à 2008 et raconte la difficulté de vivre, de continuer à travailler, à créer. Au détour d’une phrase il a cette image terrible: « parce qu’à Gaza, on finit par croire qu’on est des cafards ».

Tout est dit. Assiégé, coupé du monde, on finit par avoir l’impression de perdre son humanité. Mais il résiste encore, depuis son exil jordanien, depuis Amman qu’il considère comme la seule ville vivable du Moyen-Orient aujourd’hui. On s’y amuse un peu moins qu’à Tunis pendant les Journées Cinématographiques de Carthage, sourit-il, mais on y est bien.

De là il se rend régulièrement en Palestine et poursuit ses projets d’architecture et de design et aussi de cinéma auquel il dit être arrivé par hasard.

En 2012, les frères Nasser participent à un documentaire intitulé Gaza 36 mm, dans lequel est dressé un état des lieux du cinéma en Palestine. Le Hamas qui vient de fermer toutes les salles en prend pour son grade. Les deux frères sont menacés.

Rashid Abdelhamid aide à faciliter leur venue en Jordanie. Et c’est le début d’une grande amitié. Ils fondent une boite de production Made in Palestine Project . Ecrivent ensemble. D’abord le court métrage Candom Lead puis With Premeditation dans lesquels Rashid Abdelhamid fait ses débuts, fort convaincants, d’acteur. Enfin, nait Dégradé qu’il a produit.

Des projets, ils en ont encore des milliers en tête, des scénarii, de la production, des créations de toutes sortes. Rashid Abdelhamid vient par exemple de se lancer dans la confection d’écharpes qui allient tissus aux couleurs vives et chaudes à l’ancestral keffieh palestinien et qui seront bientôt en vente en ligne sur le site de Made in Palestine Project. Rien ne semble pouvoir arrêter ces artistes qui font honneur au slogan qu’ils se sont choisis : « We create and promote art for Palestine ».

C’est donc avec impatience que j’attends la sortie à l’automne, en France et ailleurs de Dégradé, que j’irai voir, écharpe au vent, et dont je parlerai très certainement dans un prochain billet. C’est le moins que je puisse faire pour la Palestine.